Ces femmes frondeuses qui chantent l’amour au coeur de l’Atlas

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« Every body loves Touda », e dernier film de Nabil Ayouch, un réalisateur franco-marocain, né le 1ᵉʳ avril 1969 à Paris dont les films (« Razzia », « Much Love ») sont souvent consacrés à des points sensibles de la société marocaine, nous fait découvrir une tradition musicale méconnue : celle des  « cheikhates », ces femmes indépendantes et frondeuses qui chantent leurs  poèmes  d’amour et de révolte au coeur de l’Atlas de leurs voix androgynes, tendues, rugueuses, puissantes. Un film musical et poignant qui confirme le talent d’une comédienne incandescente, Nisrine Erradi.
 
 
Une chronique de Sandra Joxe
 
 
Le réalisateur propose à nouveau un incandescent portrait de femme puissante mais violentée par une société qui s’acharne à la briser.
Tout le monde aime Touda… mais personne ne la respecte ! Dès la première scène du film, le chant de Touda envahit l’espace sonore tandis que la sensualité vibrante de son corps crève l’écran : le spectacle est total ! L’énergie de Touda, (magnifiquement interprétée par Nisrine Erradi) irradie comme une lumière et les spectatrices ou spectateurs du film ne peuvent qu’être émus, admiratifs et respectueux face à tant de talent. Pourtant celui des hommes, filmés en gros plan par le réalisateur, n’est pas du même acabit : concupicence, convoitise, mépris sous-jacent…
 
Pour ces hommes, la chanteuse n’est qu’une proie facile dont il va falloir jouir tour à tour – et à son corps défendant – en la coinçant, après le spectacle, dans l’obscurité de la nuit. L’artiste se fait violer sur le chemin du retour qui doit la ramener chez elle, où l’attend son jeune fils handicapé, adorable, qu’elle adore et élève seule.

 Dès sa belle et éprouvante ouverture, le réalisateur donne le ton en proposant l’histoire d’une femme superbe, flamboyante, courageuse, mais totalement piégée. Dans Much Loved (2015) Nabil Ayouche décrivait le quotidien de quatre prostituées à Marrakech : le film a été interdit au Maroc et comme son actrice principale, Loubna Abidar, il a reçu des menaces de mort.
Dans ce dernier opus (actuellement sur les écrans), le réalisateur dresse encore le portrait d’une femme puissante, pleine de talent, de révolte, d’énergie d’intelligence mais pourtant, mais hélas… inexorablement victime.
 
LA POÉSIE DES RÊVES, LA VIOLENCE DU RÉEL
 
Dans ce film pétri de contrastes, qui dénonce le machisme ambiant dans la société marocaine contemporaine, les hommes, tous les hommes, chacun à leur manière, traitent très mal l’héroïne : la belle, la flamboyante, Touda…
Tout le monde aime la regarder danser et l’écouter chanter les scies chaâbi à la mode, les hommes la couvrent de dirhams lorsqu’elle s’exhibe sur la piste de danse. Car Touda s’exhibe et se donne à fond dans son travail (danseuse et chanteuse) mais aussi dans son exigence artistique : s’imposer comme une vraie chanteuse, une cheihkaht.
En circuit clos les bars et les fêtes qu’elle anime pour gagner sa vie, Touda voit son rêve de provinciale s’éloigner : son talent ? Les gens s’en moquent bien et ricanent : « Elle se prend pour Oum Kalthoum » ricane-t-on.
Les uns la moquent, les autres la méprisent et l’instrumentalisent.
Ils la traitent souvent comme une vulgaire « ambianceuse », une chanteuse de variété bas de gamme, parfois comme une une prétentieuse, au pire comme une entraineuse, voire une prostituée.
Et certains, si elle n’est pas consentante, certains n’hésitent pas à la violer.

Touda est tout sauf une fille facile, elle qui n’a pas peur des difficultés qu’exigent son ambition artistique et existentielle, elle a le feu sacré.
Bref, Touda est une jeune femme pleine d’ambition artistique et d’exigences envers elle-même comme à l’égard de son petit garçon (sourd muet) pour l’avenir duquel elle se bat.
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PORTRAIT D’UNE CHEIKHATE AU SOURIRE MALHEUREUX
 
Les cheikhates existent depuis des générations : ce sont des danseuses et chanteuses traditionnelles qui interprètent des textes de résistance, d’amour et d’émancipation transmis oralement. Musiciennes porteuses des traditions, de la transe et de la poésie, elles sont souvent mal vues dans la société marocaine d’hier comme dans celle d’aujourd’hui – qui, hélas, n’accorde guère de place aux ambitions féminines.
Des femmes libres, indépendantes financièrement et moralement, souvent sans hommes (célibataire, divorcées ou veuves) qui entendent vivre de leur danse et de leur art vocal, un chant au sources immémoriales, aux paroles souvent révoltées et audacieuses, aux mélodies puissantes et âpres. Elles sont toujours associées à des dépravées, exilées au ban de la société : des femmes de mauvaise réputation.
Des féministes sans le savoir ? Parfois.
Des artistes rabaissées et maltraitées, souvent.

 Touda se revendique donc être une « cheikhate » une artiste à part entière, animée par l’amour de la musique, dans la lignée de ces chanteuses inventives qui se transmettent leur art de façon confidentielle.
Malgré les rebuffades, Touda travaille sa voix avec obstination : elle est persévérante, talentueuse pleine de promesses. Le réalisateur met en scène cette belle énergie de la chanteuse dans des scènes émouvantes et musicalement très intéressantes qui font découvrir au spectateur tout un pan méconnu de l’art vocal marocain.
Touda ne perd jamais espoir.
Cet espoir que la réalité n’en finit pas de briser.

FEMME PUISSANTE PRISE AU PIÈGE DE LA SOCIÉTÉ MACHISTE
 
Touda, descendante d’une Hadda Ouâkki qui s’est jetée dans la musique de son propre chef (même les cheikhats vétérantes la rejettent), se heurte sans cesse à l’adversité (viol, mépris, difficultés financières, problème de logement ou de garde et d’école pour son enfant handicapé…) mais elle refuse de se résigner. Pourtant humiliée chaque jour, Touda retourne chaque jour, chaque nuit, dans le petit club de la petite ville de province où elle vit, dans les foires, les bouges et les mariages, laissant son fils, sourd-muet, à la garde de sa sœur, exhibant un sourire éclatant à la face du pire et ne laissant jamais sa voix défaillir malgré les avilissements.
C’est ce sourire éclatant et provocant – envers et contre tout, tous – qui fait la force mais aussi la faiblesse du personnage, car c’est un sourire un peu forcé, un sourire de défi, certes, mais aussi un sourire-bouclier qui cache sa profonde détresse…
Jamais Touda ne baisse les bras mais dès qu’elle n’est plus « en représentation », son visage se transforme : elle baisse le masque, elle ne
sourit plus. Son visage se métamorphose et s’il est moins avenant il n’en est que plus émouvant…
Et dans l’intimité de très belles scènes en tête à tête avec son petit garçon, Touda devient enfin elle-même : une jeune mère célibataire, mal logée, inquiète et sans moyens qui veut le meilleur pour son enfant sourd-muet, une jeune artiste qui n’arrive pas à percer, un jeune femme qui vogue de galère en galère dans le Maroc du 21 ème siècle. Pas franchement de quoi rigoler.
Et le film, inexorablement, enferme le personnage dans un cercle infernal.
Ce parti pris scénaristique est certes réaliste, toujours senti et poignant mais parfois… répétitif et oppressant, ou même un peu agaçant à force de s’acharner sur son personnage. Aucune échappée belle : le scénario la piège dans un cercle vicieux à l’image de ces hommes violeurs qui la poursuivent dans la nuit. On espérait un peu de résilience ? Eh bien non.
En effet, malgré toute sa folle énergie, le monde entier se ligue contre la belle incomprise : elle a beau quitter son bled pour Casablanca, pour enfin tenter de s’imposer sur la scène artistique, elle y trouve hélas une déception plus cuisante encore dans la dernière scène du film, presqu’aussi terrible que celle du viol, qui la montre chassée de scène pour avoir osé chanter l’Aïta.
 
 
L’Aita est un chant traditionnel dont les racines remontent à l’époque du protectorat français. C’est une expression musicale codée, qui a toujours été associée à la résistance, à la lutte pour la dignité et à la fierté (des femmes comme de tous les oppressés) et même à des stratégies de combat contre l’oppresseur, souvent à travers de métaphores. L’aita a donc toujours été considéré comme une arme culturelle et sociale, donc mal vue par le pouvoir dominant, qu’il soit politique ou machiste.

 NISRIN ERRADI : UNE COMÉDIENNE FLAMBOYANTE
 
Cette mère se bat pour son petit garçon (sourd muet) pour l’avenir duquel elle se bat.
 
Porté par la passion de la musique, qui en fait un superbe spectacle, ce film vibrant est aussi celui de la solitude. Que cache cette femme derrière son sourire affiché ? La chanteuse trace son chemin toute seule. Aux difficultés matérielles, elle ajoute une intransigeance qui fait d’elle presque une paria, une fierté qui lui fait mépriser tous ceux qui ne respectent pas son art. À la fois fragile et sans concession, Touda est incarnée avec brio par Nisrin Erradi (révélée dans Adam, 2019, de Maryam Touzani, la compagne du réalisateur). « Je me sens investie par le film de Nabil, dit-elle. À travers mon personnage, il nous dit : “Respectez ces femmes, les cheikhates, regardez-les pour ce qu’elles sont, des artistes !” Everybody Loves Touda va permettre une prise de conscience, une reconnaissance pour leur art de ces chanteuses qui sont souvent méprisées au Maroc. » Pour devenir Touda devant la caméra de Nabil Ayouch, la comédienne a d’abord appris à chanter auprès de véritables cheikhates.

Au fil d’un tournage étalé sur quatre saisons, l’interprète de Touda n’a pas quitté ce rôle, dans lequel elle a puisé une détermination sans faille : « J’ai fait un parallèle entre le combat de Touda et le mien. Elle se bat pour ne pas être considérée comme une prostituée, et j’ai eu besoin, moi aussi, d’imposer le respect pour la comédienne, l’artiste que je suis. Pas seulement au Maroc : que les actrices puissent être vues comme des filles faciles, cela a longtemps été vrai partout, et cette idée n’a pas totalement disparu. »
On pense évidemment à toutes ces comédiennes et danseuses parisiennes, dans la France du 19ème siècle (Sara Bernard et bien d’autres) qui étaient considérées comme des femmes de « petite vertu », des courtisanes ou des « poules » sans talent ni ambition qui ne cherchaient qu’à se faire entretenir.
 
Comment s’offrir en spectacle sans passer pour une femme à vendre, une problématique universelle et récurrente? Deux spectacles cohabitent. L’un flamboyant de sourires et de sensualité, qu’offre Touda dansant et chantant. L’autre poignant de souffrance et de déconvenues qu’offre Nabil Ayouch, qui filme son personnages dans ses épreuves successives.
 
 
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