Trois mois après la fuite de l’ex président Zine el-Abidine Ben Ali en février 2011 et alors que le président intérimaire, Fouad Mebazaâ, amateur de cartes et de whisky, occupait le vaste Palais de Carthage par un hasard de l’Histoire, les chauffeurs de taxi tremblaient encore à l’idée de s’arrêter pile face à la guérite qui permettait d’accéder au Saint des Saints. Après un demi siècle de dictature plus ou moins douce, la vaste demeure des présidents tunisiens, située dans cette ville mythique de Carthage qui accueillit Hannnibal, incarne le pouvoir dans sa plénitude.
L’inventaire de ce complexe présidentiel inauguré en 1962 par Bourguiba, le voici: un Palais qui comprend notamment un salon d’honneur aux lustres de Crystal capable d’acceuillir un millier de personne, un théatre et une bibliothèque, deux grands bureaux présidentiels, un salon des dames, style renaissance et « Dar Essalem », la résidence du Chef de l’Etat. A quoi il faut ajouter un bloc administratif, construit par Ben Ali et une somptueuse villa de réception qui fut l’ancien Palais d’un Bey oublié. Le tout sur une quarantaine d’hectares dominant la Méditerranée.
Théâtre shakespearien
Pour une journée dans cette Olympe d’où l’on domine les sompteuses ruines de Carthage, l’actuel chef d’Etat, Beji Caïd Essebsi, aurait vendu son âme. On le verra vaillant à 88 ans affronter les vicissitudes du grand âge pour mettre les pas dans ceux de son maitre en politique, Habib Bourguiba, et entrer enfin au crépuscule de sa vie dans ce Palais de Carthage mythique. Dans l’histoire de la Tunisie, le Palais aura été plus qu’une demeure, sans luxe ostentatoire, le théâtre shakespearien de ces moments où le pouvoir vacille. Qu’il s’agisse du coup d’Etat médical de la nuit du 6 au 7 novembre 1987 ou de la fuite du président Ben Ali le 14 janvier 2011.
A l’emplacement du Palais de Carthage, se trouvait avant l’Indépendance tunisienne la « Résidence Sainte Monique », résidence du puissant secrétaire général du gouvernement du Bey, un français le plus souvent. Pas question pour le nationaliste ombrageux qu’était Habib Bourguiba de chausser les pantoufles de l’occupant. Après avoir occupé les lieux dès qu’il fut nommé Président du Conseil, le « Combattant surprême » fit raser le bâtiment et confia au brillant architecte franco-tunisien Clément Cacoub le soin de construire, sous l’étroit contrôle de Wassila, alors sa maitresse, ce qui deviendra le Palais de Carthage. Le premier juin 1962, date anniversaire de l’indépendance tunisienne, le Palais est inauguré. Quatre mois avant, Bourguiba a épousé Wassila. « Bourguiba veillait lui même à la propreté du Palais, raconte un de ses anciens ministres, pas un mégot ne trainait par terre, sinon gare…. » Le même admirateur de Bourguiba, emporté par son lyrisme, prétend même que lorsu’un plat n’était qu’entamé, Bourguiba se dévouait pour le terminer….
« Que rien ne change »
Le soir, dans le salon aménagé face à la mer, le fondateur de la Tunisie moderne se laissait parfois aller: « Cette mer qui est là, c’est celle qui a vu Hannibal il y a plus de deux mille ans. Rien n’a changé. Rien ne change (1)». Bourguiba était hanté par l’Histoire. En 1985, l’architecte Clement Cacoub, rend visite à l’ambassadeur de Tunisie à Rome, Ahmed Behnour. Il est envoyé par Bourguiba pour une requête stupéfiante. Le président tunisien souhaite qu’on trouve plus tard sur sa tombe un masque mortuaire et une main tel qu’ils apparaissaient sur les sépultures des Empereurs romains. L’ambassadeur est sommé de trouver les artistes compétents.
Lorsque dans la nuit du 6 au 7 novembre 1987 Bourguiba est écarté brutalement par le général Ben Ali, qui était alors son Premier ministre, le Palais de Carthage est le théâtre du coup d’Etat. Tel le Roi Lear, le vieux lion n’est plus que l’ombre de lui même. Réveillé à quatre heures du matin, Bourguiba est surpris de l’agitation qui rêgne dans le Palais. Sa nièce Saida Sissi, intime de Ben Ali et complice de son coup de force, fai tminde d’aller aux nouvelles. »Un coup de force des islamistes », prétend-elle. Pour éviter un bain de sang, le chef de la garde présidentielle, Rafiq Chelly, aujourd’hui secrétaire d’Etat à la sécurité, prend la décision sage de ne pas livrer un combat perdu d’avance. Le Palais de Carthage lui doit sans doute de ne pas avoir été démoli ce jour là.
Baisse de niveau
A peine parvenu au pouvoir suprême, Ben Ali fait détruire la villa qui abritait le directeur de cabinet de la Présidence et se fait construire …une garçonnière par son ami entrepreneur Kamel Eltaief, ce conseiller de l’ombre qui fut un véritable vice Roi au début du règne de l’ancien dictateur (2). L’ami Eltaief empoche cinq millions de dinars, une coquette somme à l’époque. Ce fin stratège qui a survécu à son mentor et ami Ben Ali est toujours à l’œuvre dans les coulisses du pouvoir actuel. Des réaménagements sont immédiatemetn commandés par Ben Ali pour faire venir ses nombreux collaborateurs. » Le Palais, raconte un ancien conseiller, devient une caserne, où r^gne un protocole impeccable et une sécurité sans faille. Il fallait au moins trois vérifications policières pour arriver à nos bureaux. »
Mais à l’époque, Leila Trabelsi, cette petite bourgeoise avide de clinquant, se sent mal à l’aise dans cette demeure sobre, sans excès de dorures ni de kitch. Elle convaincra son époux de lui faire construire un autre Palais à Sidi Bousaïd, le Saint Tropez local, sur un terrait appartenant au ministère de la Défense. Le Palais de Carthage reste le lieu central de la gouvernance, mais plus du pouvoir entre les mains désormais de la Régente de Carthage, Leila, et de son clan qui préfèrent les athmosphères bling bling et frelatées de la banlieue nord de Tunis.
Le Palais squatté
Et pourtant lors de la journée historique du 14 janvier 2011, le Palais de Carthage est bien l’épicentre de la révolution de Palais qui aura raison de la résistance de Ben Ali. Premeir acte, les rumeurs, vraies ou fausses, des posibles attaques contre la demeure présidentielle, vont le convaincre ce vendredi là de prendre la fuite pour l’Arabie Saoudite. Second acte le soir même et dans des conditions que les historiens devront écrire un jour, les plus hautes autorités de l’Etat règlent, sous les ors du Palais de Carthage, les conditions de la transition à l’oeuvre.
Après la désignation de Moncef Marzouki comme président de la République par la Constituante, le Palais de Carthage perd de son aura. Lorsque le Président « stagiaire » s’allongeait sur la pelouse, raconte « Jeune Afrique », après un repas avec des amis, les alarmes du Palais se déclenchaient et les services de sécurité qui tentaient de lui faire adopter un comportement plus présidentiel, ne pouvaient pas lui faire entendre raison. Habib Bourguiba a du, ce jour là, se retourner dans sa tombe: son cher Palais transformé en une espèce de squat!
(1) Cette citation est tirée de l’ouvrage « Habib Bourguiba, Radioscopie d’un règne », Chedli Klibi, Editions Déméter.
(2) Ben Ali, grand amateur de femmes, disposait au début de sa présidence d’une deuxième garçonnière, la résidence d’été du gouverneur de la Banque centrale dans la grande banlieue de Tunis