Les migrations africaines: le laboratoire ivoirien

Comment apprécier la question migratoire en Côte d’Ivoire aussi bien statistiquement que dans ses mécanismes ? Quelles en sont les causes en ce début du XXIe siècle ? Quels sont les enjeux et effets des solutions mises en œuvre par les Etats, des deux côtés de l’Atlantique et de la Méditerranée, surtout vus de Côte d’Ivoire ? 

Une chronique de Pierre Kipré, ancien ambassadeur de la Côte d’Ivoire en France

Pierre Kipré

Le 13 avril 2017, le Conseil des ministres ivoirien a adopté une communication relative au phénomène migratoire en Côte d’Ivoire, à la suite d’une note diplomatique de l’ambassade d’Italie. Ce texte fait état de l’arrivée de treize mille (13.000) immigrés ivoiriens sur les côtes italiennes du 1er au 31 décembre 2016. Le caractère massif d’une telle immigration, en un mois, en provenance d’un pays africain alors réputé dynamique au plan économique (8% de taux de croissance depuis 2012) est jugé paradoxal. Pour le gouvernement ivoirien, il faut prendre des mesures contre une situation socialement et politiquement dangereuse.

Au-delà du cas ivoirien, pour l’Italie, c’est toute l’Afrique de l’Ouest qui se signale par des courants migratoires de grande ampleur en direction de l’U.E. (Union Européenne) via les côtes de la péninsule méditerranéenne. Les chiffres de l’O.I.M. (Office International des Migrations), ceux de l’O.C.D.E. (Organisation de coopération et de développement économiques) et du H.C.R. (Haut-Commissariat aux Réfugiés) le montraient à suffisance déjà.

Limitons-nous au seul cas ivoirien qui fait ressortir plusieurs aspects des migrations africaines en direction de l’Europe.

Les mécanismes de la migration africaine

Les difficultés d’une appréciation statistique du phénomène migratoire sont grandes. Pour une bonne compréhension de la question migratoire en Afrique en général et en Côte d’Ivoire en particulier, le chercheur doit résoudre celle des données statistiques fiables. Or, les chiffres manquent souvent et, lorsqu’ils existent, ils sont soit de mauvaise qualité, soit inaccessibles, confidentiels ou dispersés, donc difficilement compilables. Autre problème de méthode, d’une période à l’autre, les données disponibles ne sont pas toujours comparables parce que ceux qui les produisent n’utilisent pas toujours les mêmes concepts et les mêmes méthodes de collecte. Il faut donc se résoudre à considérer ici les chiffres comme des estimations qui donnent des tendances. Des informations indirectes, dans la presse ou les décisions officielles, permettent l’appréciation qualitative du phénomène.

Dans le cas ivoirien, depuis au moins la création de cet Etat en 1960, on constate que l’émigration vers l’Europe occidentale est relativement ancienne. Ce sont des élèves qui, depuis les premiers contingents de collégiens en 1946, constituent l’essentiel des migrants. Jusqu’aux années 1980, ce ne sont guère que quelques milliers de personnes (environ 3000 étudiants et élèves Ivoiriens pour la période 1970-1980) qui généralement vont par avion en France. Mais avec la grave récession économique du milieu des années 80, doublée d’une crise sociale, le courant migratoire est fortement amplifié (plus d’un millier par an) et socialement diversifié (peu d’étudiants mais une majorité de travailleurs et diplômés) depuis le milieu des années 1990. Il va ainsi en Europe occidentale, pas seulement en France, plus d’Ivoiriens qu’il ne vient d’Européens en Côte d’Ivoire. Ce mouvement ne s’arrêtera plus jusqu’à nos jours.

Combien sont-ils au cours des deux dernières décennies ? A la suite de la note verbale de l’ambassade italienne d’avril 2017, le gouvernement ivoirien a engagé une mission d’études du phénomène migratoire vers l’U.E. (Union Européenne). Le rapport qui en est fait montre qu’environ 2000 immigrés ont été formellement identifiés comme étant réellement des Ivoiriens sur les 13 000 présumés ivoiriens. Les autres migrants présumés Ivoiriens sont en réalité des nationaux d’autres Etats de la sous-région ou des personnes non-originaires de l’Afrique de l’Ouest qui ont seulement résidé quelques mois en Côte d’Ivoire.

Ce document fait ressortir deux faits importants : d’une part, il montre que la destination n’est plus directement la France par voie aérienne, mais la voie maritime en direction de l’Italie principalement et parfois vers l’Espagne. D’autre part, on voit que, comme pour la plupart des migrations ouest-africaines depuis les années 1970, la Côte d’Ivoire est, avec le Sénégal, une grande zone de transit ouest-africaine en direction de l’U.E. L’instauration du visa entre la France et ses anciennes colonies a entrainé l’adaptation des réseaux modernes d’émigration. La Côte d’Ivoire, zone d’accueil privilégiée des migrants ouest-africains (98% des migrants en Côte d’Ivoire en 2021) est devenue une zone de transit d’où l’on part par voie terrestre, à travers le Sahara, via le Mali ou le Niger, en direction de l’Afrique du Nord et donc de la Méditerranée vers l’U.E.

Les Ivoiriens eux-mêmes utilisent ces réseaux. Aussi, constituent-ils une bonne colonie africaine en Europe occidentale : selon une étude du MPI américain (Migration Policy Institute), à la mi-2019, la migration ivoirienne est estimée à 1.114.000 émigrés contre 2.549.000 immigrés. Sa distribution géographique montre que 82,3 % des émigrés ivoiriens sont principalement en Afrique de l’Ouest (916.000), peu dans le reste du continent (5000), 17,7% en Amérique du Nord (43.000) et dans l’U.E. (151.000). Les chiffres de l’OFPRA, pour la France, montrent que les départs d’Ivoiriens n’ont pas cessé d’augmenter : de 5682 demandes d’asile par des Ivoiriens en 2019, puis 5779 en 2021, on est passé à 6074 en 2022. Ainsi, entre 2017 et 2022, plus de 26.000 Ivoiriens ont fui leur pays pour se réfugier en France. C’est une situation paradoxale pour un pays présenté comme « la locomotive » de l’Afrique de l’Ouest francophone ! 

Toutefois, replacé dans le contexte général des migrations dans la sous-région et comparativement à la situation que connaissent surtout les pays du Sahel, on constate que la Côte d’Ivoire n’est pas vraiment un grand pays d’émigration en direction de l’Europe occidentale, même si, ici comme dans le reste du continent, le « rêve d’Occident » est présent surtout chez les moins de 35 ans. Pourquoi l’Ivoirien émigre-t-il ?

Les causes des migrations

La naissance des nouveaux Etats africains a amené ceux-ci à établir des conventions et arrangements diplomatiques en matière de circulation des personnes et des biens. On note ainsi la liberté de circulation dans les Etats-membres de la C.E.D.E.A.O. (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest). En revanche, on a la fermeture progressive de l’Europe, surtout de la France, avec des politiques d’accueil des migrants de plus en plus restrictives (pas de faveur pour les visas dans l’espace francophone européen). Malgré les barrières qu’instituent les pays européens, les candidats à l’émigration tentent de contourner les lois d’accueil dans l’U.E. Ils sont ainsi, surtout depuis les années 2005/2010, des migrants clandestins, qui ne se privent pas de prendre tous les risques pour aller en Europe. Les Ivoiriens ne sont pas en reste ici, victimes du changement de conjoncture politique et économique chez eux.

Les politiques publiques conduites en Côte d’Ivoire depuis 1960 montrent deux phases. Déjà sous la colonisation, mais surtout de 1960 à 1980, dans un contexte d’embellie économique nécessitant une main-d’œuvre abondante, on a une politique favorable à l’immigration. Elle s’est traduite par l’accueil d’une main-d’œuvre non qualifiée, destinée surtout au travail agricole. De 1980 à 1991, le fléchissement de la croissance économique marque le début de la remise en cause du modèle et une modification de la position du pays en matière d’immigration, à travers les discours des politiques et, en 1992, avec l’établissement de la carte de séjour pour les étrangers, mesure critiquée et diversement appliquée sans qu’elle ralentisse le flux migratoire en direction du pays. La Côte d’Ivoire est ainsi, depuis 1955, l’un des principaux pays d’immigration en Afrique de l’Ouest.

Il ressort de cette politique, sur la longue durée et en terme statistique chez eux, une augmentation régulière de l’effectif de la population étrangère (22% en 1975 ; 28,1% en 1988 ; 26% en 1998 ; 22% en 2021), un recul du taux net de migration depuis la fin des années 1980 (11‰ en 1985 ; 0,4‰ au cours des années 1990), l’apparition d’une émigration d’Ivoiriens qui, peu à peu devient une migration d’établissement à l’étranger. On a en même temps un abaissement de l’âge médian des migrants nés en Côte d’Ivoire : il était de 8,5 ans en 2005 contre 29,5 ans en 1998. Ces immigrés sont principalement d’Afrique de l’Ouest (98% en 2021, dont 62, % de Burkinabè et 17,2% de Maliens et 4,7% de Guinéens). La Côte d’Ivoire, pays surtout d’accueil de migrants, a vu peu à peu se poser des problèmes d’intégration de ses immigrés. La part de ces questions dans les crises politiques et sociales des années 2000 n’est pas secondaire, loin de là. S’y ajoute la question de l’accès du plus grand nombre aux fruits d’une croissance économique évidente. Les laissés-pour -compte, de plus en plus nombreux à cause des inégalités sociales qui se creusent, n’ont d’autre solution que d’aller tenter leur chance en Europe ou aux USA, qui, dans l’imaginaire collectif, sont des « pays de cocagne ».

En effet, aggravant la situation démographique, qui est marquée en interne par une forte croissance en plus du fort afflux de migrants étrangers, les déséquilibres économiques (crise de l’endettement des années 1980 ; mise en œuvre des plans d’ajustement structurel de la BIRD et du FMI ; dévaluation du franc CFA en 1994 ; détérioration des termes de l’échange entre 2008 et 2014 ; frange supérieure des classes moyennes qui profitent plus de la mauvaise gouvernance économique ; etc.) ont peu à peu amplifié la crise sociale qui s’est installée peu à peu à partir surtout des années 90 et plus encore depuis les années 2010. Bien que « nain » de l’émigration africaine, le pays a vu partir de plus en plus de bras, souvent dans la tranche d’âge des moins de 35 ans, dans les deux dernières décennies, surtout depuis 2010. Les villages ne sont pas pour autant dépeuplés de jeunes comme au Sahel.

C’est dans ce contexte économique et social défavorable que s’est ouvert le troisième millénaire, avec toutes les turbulences politiques et sociales que nous avons connues jusqu’à nos jours : coup d’Etat de décembre 1999 ; rébellion armée de 2002 et partition territoriale de fait jusqu’en 2010 ; quasi-guerre civile de 2011 ; menaces djihadistes depuis 2013/2014 ; tensions multiples dans les relations entre populations locales et immigrés sur la question foncière depuis 2022, etc. Accompagnées d’affrontements intercommunautaires sanglants depuis 1999, les crises locales ont suscité des conflits identitaires dans lesquels la question de la participation des étrangers à la vie politique nationale (la question de l’ivoirité depuis 1995) a servi de prétexte à la rébellion de 2002 pour des effets que nous vivons encore fortement.

Tout cela a créé de graves fragilités politiques et sociales qui se sont traduites, chez beaucoup d’Ivoiriens, par le désir d’émigrer pour un mieux-être (sécurité, emploi, épanouissement économique et idéologique, etc.). Ces crises expliquent par exemple le nombre important d’exilés entre 2002 et 2018 – 300.000 exilés en 2012 dont certains ne sont plus revenus (15.000 exilés en 2022). Les arguments présentés par ces émigrés à l’OFPRA en France s’adaptent aujourd’hui à ces moments de « fièvre » politique (référence à la chasse aux partisans de Soro Guillaume après celle des partisans de L. Gbagbo).

Il faut ajouter à tout cela un débat récent (depuis 2017) qui montre la sensibilité extrême de la question migratoire en Côte d’Ivoire. En effet, le mercredi 5 juin 2019, Henri KONAN BEDIE, ancien Chef de l’Etat et Président du Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), a tenu les propos suivants : « on fait venir des étrangers armés qui sont stationnés maintenant dans beaucoup de villages, sous le couvert de l’orpaillage ; les gens rentrent, on leur fait faire des papiers …; il faut que nous réagissions pour que les Ivoiriens ne soient pas étrangers chez eux, car actuellement on fait en sorte que l’Ivoirien soit étranger chez lui. » Il n’en fallait pas plus pour que le gouvernement réagisse vivement, considérant que ces propos, « d’une extrême gravité, appelant à la haine de l’étranger, sont de nature à mettre en péril, au-delà de la paix et de la cohésion sociale, l’unité nationale et la stabilité du pays. » Pendant plusieurs mois, la question de l’orpaillage clandestin, effectué par des immigrés Burkinabè et Maliens, a été le prétexte d’un vif débat sur la nécessité d’une nouvelle politique migratoire en Côte d’Ivoire. Même si, finalement, tout le monde s’accorde aujourd’hui sur la nécessité de lutter contre l’orpaillage clandestin (dégâts environnementaux et pertes de matière première exportable), l’arrière-plan du débat reste politique, l’opposition accusant le régime de se constituer un « bétail électoral » avec cet afflux d’immigrés depuis 2016. Les dernières élections locales illustrent en filigrane ce débat politique.

Est ainsi posé le problème de la gestion des migrations en Afrique en raison des enjeux importants dans des Etats fragiles comme les nôtres et hors de ceux-là.

  • La gestion des migrations et ses obstacles en Afrique de l’Ouest et en Occident

La presse internationale, européenne et africaine, ne se prive pas de décrire les drames de l’émigration africaine hors du continent. Ce sont d’abord ces morts de la Méditerranée qui, selon le HCR en 2018, sont 22.000 pour 115.000 migrants ayant franchi cette mer. Ce sont ces migrants qui meurent de soif et de faim dans le Sahara. Parvenus dans les pays du Maghreb, beaucoup sont mis en esclavage et maltraités pour les décourager d’aller plus loin. Les engagements pris par ces pays auprès de l’U.E en vue d’endiguer le flot des migrants subsahariens, autorisent toutes les exactions, dans l’indifférence des Européens, Mais, ces courants migratoires enrichissent des réseaux de passeurs clandestins, bêtes noires des autorités européennes.

Ni la morale, ni le souvenir que toutes les nations européennes se sont construites aussi grâce à l’immigration, ni les appels des religieux (le rôle éminent du Pape François) ne pèsent face aux peurs profondes d’un hypothétique « remplacement racial » en Europe, à cause de la croissance démographique forte de l’Afrique subsaharienne. Et pourtant, c’est une infime partie de la population subsaharienne qui va vers l’Occident, car plus de 90% des migrants de cette partie du continent restent en Afrique. Ce sont surtout les Maghrébins, ceux venus du Moyen-Orient et de l’Europe de l’Est qui alimentent l’essentiel des courants vers l’Europe. Ainsi, il y a six mois, a-t-on démantelé, grâce à Interpol, un vaste réseau de faux passeports ivoiriens produits en Syrie et distribués au Proche-Orient selon la presse ivoirienne. Il apparaît ainsi des insuffisances dans les politiques migratoires européennes et africaines : les uns croient fermer leurs frontières à une minorité de migrants, en fait simple « minorité visible » en Europe ; les autres assurent mal les services sociaux et la sécurité de leurs citoyens, manquant ainsi à leurs devoirs élémentaires de bonne gouvernance publique. Que faire ?

En Côte d’Ivoire, cette gestion de la question migratoire est visiblement insuffisante. Elle se fonde sur l’organisation de campagnes de sensibilisation pour prévenir les populations contre les phénomènes migratoires illégaux, sur l’établissement d’un cadre technique de coopération entre des pays de l’UE et la Côte d’ Ivoire pour l’identification des migrants présumés Ivoiriens dès leur arrivée sur les côtes italiennes, sur le renforcement des moyens de répression et de détection des réseaux de passeurs, sur l’établissement de la carte de résident biométrique pour les ressortissants hors CEDEAO et la mise en œuvre de l’identifiant unique, pour une meilleure traçabilité biométrique des citoyens ivoiriens. Les moyens techniques et humains ne suivent malheureusement pas les bonnes intentions affichées officiellement. Restant dans la logique de pays de transit et d’accueil, la Côte d’Ivoire est loin d’être un modèle dans ses rapports avec l’U.E. en matière de migration. Les drames du contournement des frontières maritimes européennes se poursuivront, hélas.

Conclusion

Ce survol de la question migratoire en Côte d’Ivoire montre qu’un pays d’immigration comme celui-ci peut être aussi un espace de transit pour l’émigration à grande échelle. La conjoncture économique favorable ou non, la situation sociale, les problèmes de gouvernance politique et de sécurité sont autant de facteurs qui jouent ici un grand rôle. Les enjeux sont différents de ceux identifiés en Europe. Et pourtant, loin des images d’Epinal, ce ne sont pas des hordes africaines qui frappent aux portes d’une Europe en plein reflux démographique. En fait, pour un pays comme la Côte d’Ivoire, victime collatérale des politiques migratoires de l’UE, le vrai problème est celui de sa maîtrise des flux migratoires en provenance ou en direction du continent. Il est loin d’être résolu.