La vaste contrebande vers la Syrie de produits subventionnés, dont le carburant à hauteur de 60% de la consommation totale, a entraîné une grave pénurie d’essence et de fuel, provoquant l’effondrement de l’ensemble des services publics et des domaines vitaux de la vie quotidienne.
Michel TOUMA
Jour après jour, voire d’heure en heure, le Liban s’enfonce de plus en plus dans le chaos généralisé. Le pays du Cèdre semble se diriger à grands pas vers le scénario catastrophe. Les conditions de vie de la population dépassent tout entendement dans tous les domaines, touchant gravement l’ensemble des secteurs vitaux, publics et privés.
Le tableau de la vie quotidienne au Liban n’aura jamais été aussi sombre, exception faite des deux premières années de la guerre libanaise (1975-1976) et de l’année 1982 lors de l’offensive israélienne contre Beyrouth: des pénuries totales d’essence et de fuel; le courant électrique fourni par l’Etat limité à quelques petites heures par jour ; les groupes électrogènes (privés) dans les quartiers et villages contraints d’imposer un rationnement drastique faute de fuel ; des régions entières plongées dans le noir pendant la majeure partie de la nuit ; plusieurs hôpitaux amenés à ne plus recevoir de patients ou limitant leur fonctionnement au strict minimum, dans l’attente d’une possible fermeture faute de fuel également ; pénurie de médicaments et de matériel médical essentiel ; fourniture réduite du pain dans les boulangeries ; un service internet qui se fait de plus en plus capricieux …
À la forte dépréciation de la monnaie nationale (qui a perdu plus de 90 pour cent de sa valeur en moins d’un an), et à la dramatique crise économique et financière (l’une des plus graves dans le monde depuis la moitié du XIXe siècle, selon la Banque mondiale), est venu se greffer l’effondrement des services publics et des différents domaines de l’activité hospitalière, économique et commerciale.
Face à cet effondrement généralisé, les coupures de routes se multiplient un peu partout dans le pays de la part de manifestants poussés au désespoir du fait de l’indescriptible passivité des hautes sphères du pouvoir qui ne semblent pas s’inquiéter outre mesure de la dégradation rampante. Dans plusieurs régions, des protestataires ont mis la main sur des camions-citernes transportant du fuel ou de l’essence afin d’alimenter leur propre village ou quartier. Certaines stations d’essence ou établissements ayant stocké de l’essence ou du fuel, dans l’espoir de les acheminer en Syrie ou de les écouler sur le marché noir, ont d’autre part été perquisitionné de force par des manifestants afin de fournir le carburant aux automobilistes ou aux propriétaires de groupes électrogènes.
Contrebande vers la Syrie
La dégradation croissante dans laquelle est plongé le pays depuis plusieurs jours s’est accélérée davantage avec la décision prise mercredi soir, 11 août, par le gouverneur de la Banque centrale, Riad Salamé, d’interrompre la politique de subvention du carburant importé par le Liban. Et pour cause : plus de la moitié – non moins de 60 pour cent, selon certaines sources – de l’essence et du fuel subventionnés par la Banque centrale (la Banque du Liban, BDL) est détournée par des circuits de contrebande, couverts par le Hezbollah pro-iranien, et acheminée illégalement en Syrie pour assurer les besoins du marché syrien, ce qui a pour effet de provoquer une pénurie de carburant mais a renfloué, par la même occasion, les caisses du Hezbollah qui profite de la contrebande !
Cette situation – la contrebande vers la Syrie du carburant subventionné par la Banque centrale – dure depuis plus d’un an et a eu pour conséquence de faire fondre les réserves en devises de la Banque du Liban (BDL). La ponction continue sur les réserves en devises – qui porte aussi sur les médicaments et le blé, également au centre d’une contrebande vers la Syrie – a atteint depuis quelques temps un seuil critique, en ce sens que si elle se poursuit, la BDL devra puiser dans les dépôts en devises des clients des banques libanaises (les réserves obligatoires déposées par les banques à la BDL). Une démarche qui est contraire à la législation libanaise qui garantit la propriété privée, l’économie libre, et donc les dépôts en banque des contribuables. D’où la décision prise par le gouverneur de la BDL de mettre un terme aux subventions sur les carburants.
Bras de fer Banque centrale/pouvoir politique
La décision du gouverneur de la Banque centrale a constitué un choc pour la population en raison de ses conséquences sur le prix de l’essence qui devrait passer de 77 000 livres libanaises le bidon de 20 litres (un peu moins de 3,5 Euros les 20 litres) à 340 000 LL (14,5 euros les 20 litres), soit près de 300 pour cent d’augmentation. La mesure a aussitôt été stigmatisée, du moins publiquement, par le Hezbollah et ses alliés locaux, plus précisément le président Michel Aoun et le parti fondé par le chef de l’Etat, le courant patriotique libre.
Le président Aoun a convoqué, jeudi 12 août, à une réunion au palais présidentiel pour débattre de la décision de Riad Salamé, mais celui-ci a refusé de donner suite à la demande du chef de l’Etat de revenir sur l’abolition de la subvention.
Dans une interview accordée samedi matin, 14 août, à une radio locale, Radio Liban libre (la radio du parti chrétien des Forces libanaises), le Gouverneur de la BDL a souligné sans détours que tous les dirigeants et responsables politiques avaient été informés au préalable de la décision de lever les subventions sur le carburant et aucun d’eux n’avait contesté la mesure, y compris le président de la République et le chef du gouvernement démissionnaire. Dans une allusion à peine voilée au problème de la contrebande orchestrée pour assurer les besoins du marché syrien, M. Salamé a indiqué qu’au cours du mois de juillet, la Banque centrale a versé 820 millions de dollars pour la subvention des carburants, ce qui devait subir à couvrir la consommation du marché libanais pour une période de trois mois. Mais malgré cette subvention, « il n’y a aujourd’hui ni essence, ni fuel, ni électricité au Liban », a-t-il souligné.
Salamé a, d’autre part, stigmatisé l’attitude des dirigeants libanais, déplorant le fait qu’ils n’ont pas réussi depuis un an à former un nouveau gouvernement. Indiquant que la mission de la Banque centrale n’est pas d’importer les carburants – ce qui est du ressort du gouvernement – mais d’en assurer le financement, il a relevé que la BDL avait fondé sa politique financière sur le fait que dès 2015 des réformes structurelles devaient être appliquées par le pouvoir, ce qui n’a pas été fait. « La communauté internationale et les pays arabes attendaient également ces réformes qui ne sont jamais venues », a ajouté Riad Salamé qui a souligné, en réponse aux critiques qui lui sont adressées, qu’il est le gouverneur de la Banque du Liban et non pas du Liban. « Celui qui gouverne de facto le Liban c’est Gebrane Bassil » (le gendre du chef de l’Etat et chef du parti fondé par le président), a déclaré M. Salamé.
En début d’après-midi, samedi, un accord a été conclu entre la BDL et le ministère de l’Economie, prévoyant que les sociétés distributrices devraient replacer sur le marché leurs stocks actuels d’essence et de fuel au prix pratiqué jusqu’à présent, l’armée étant chargée de s’assurer que ces stocks seront réellement distribués aux automobilistes. Cet accord ne concerne toutefois pas les nouvelles importations qui devraient se faire en dehors de la politique de subvention.
Dans le but de faciliter une détente sur ce plan, Riad Salamé a indiqué à plusieurs reprises au cours des dernières quarante-huit heures qu’il ne pourrait envisager de puiser dans les dépôts en devises des Libanais que si le Parlement vote une loi l’autorisant à prendre une telle mesure.
Joumblatt et Hamadé appuient la levée des subventions
Il reste que dans le cadre de son bras de fer avec le président de la République et son camp politique, le Gouverneur de la BDL a reçu un appui marqué du leader (druze) du Parti socialiste progressiste (PSP) Walid Joumblatt et de l’ancien ministre et député Marwan Hamadé, membre du bloc du PSP. Tous deux ont appuyé sans détours la décision de M. Salamé de lever la subvention sur les carburants, déplorant le fait que l’essence et le fuel subventionnés sont acheminés en contrebande vers la Syrie pour soutenir le régime de Bachar Assad. « Il faut arrêter la subvention pour mettre fin à cette contrebande vers la Syrie », ont souligné, dans des déclarations séparées, Walid Joumblatt et Marwan Hamadé.
Notons enfin que le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf a lancé un véritable cri d’alarme au sujet de la situation au Liban, exhortant la communauté internationale et l’Europe à agir sans tarder afin de sortir le Liban de la crise dans laquelle il se débat. Ibrahim Maalouf a mis l’accent sur les pénuries d’essence, de fuel, de pain et de médicaments, et sur le rationnement drastique en courant électrique, soulignant que si la communauté internationale et l’Europe n’agissent pas sans délai, le Liban risque de disparaître.