La leçon de musique arabe du professeur Jean Lambert

En 1932 a eu lieu un évènement majeur pour les cultures du monde arabo-musulman. A l’initiative du roi Fouad 1er, le Caire accueille un congrès des musiques arabes, projet du Baron Rodolphe d’Erlanger, un banquier, richissime mécène franco-britannique des musiques sud-méditerranéennes.

Aujourd’hui, nous devons à l’ethnomusicologue Jean Lambert, spécialiste des musiques du Yémen, la réédition d’un coffret discographique de cette rencontre Orient-Occident historique. Un héritage transmis au maître de conférences au Centre de Recherche en Ethnomusicologie de l’Université de Nanterre, par deux passionnés chrétiens d’Orient, Christian Poché et Bernard Moussali.

Imaginaire oriental

Le 3 décembre 2015, c’est une date particulière pour Jean Lambert et principalement pour les musiques arabes en France. En 2010, Christian Poché décède deux semaines avant le début du printemps arabe en Tunisie, pays qu’il connaissait musicalement si bien. L’année d’après, lors d’un modeste hommage à l’Institut du Monde Arabe, Jean Lambert avait lu une émouvante biographie de Christian Poché, véritable bénédictin des musiques de l’Atlantique au Golfe Persique.

On ne peut pas parler de Christian Poché sans citer l’autre chrétien d’Orient, né d’un père syro-libanais, Bernard Moussali, décédé prématurément en juillet 1996. A eux deux, ils nous ont construit à Paris un imaginaire musical oriental inoubliable entre les années 70 et 2000, un imaginaire fait d’accents, de goût, d’exigence et d’érudition, qui a pour origine Beyrouth, Alep, Damas et Mossoul.

Ethnomusicologie

Dans son havre de paix donnant sur une cour d’un immeuble près de la Porte d’Orléans, Jean Lambert sert un café éthiopien. Il sait qu’il est le passeur entre les passionnés Levantins et les générations futures, d’un trésor inestimable, le Congrès des musiques arabes du Caire. Il va chercher dans la cave le coffret qu’il vient de rééditer aux éditions de la BNF. Le livret contient un précieux texte de Bernard Moussali qu’il a laissé il y a 20 ans à son décès. Conscient des fractures actuelles au Proche Orient, Jean Lambert s’étonne, en expert, qu’au Congrès du Caire les musiques syriennes fussent si peu présentent. « Pourtant, à la manœuvre, il y avait aussi Ali Derouiche, originaire d’Alep, qui a été, à Tunis à l’époque un pédagogue de premier plan pour les artistes tunisiens ».

Soudain, Jean Lambert qui est par ailleurs directeur de la collection Hommes et Musiques de la Société française d’ethnomusicologie, prend son ordinateur et fait découvrir les archives, pour certaines du Musée de l’Homme, qui sont numérisées à l’Université de Nanterre. Il propose des choix symboliques, le premier, un enregistrement effectué par Germaine Tillion de musique des Aurès d’Algérie en 1936, lors de ses travaux d’ethnologie. Le deuxième est un enregistrement de chant bedouin de Syrie (ataba) effectué en 1933 par Albert de Boucheman, militaire, devenu un expert des cultures de la ruralité syrienne, et collaborateur méconnu à l’époque de l’Institut français d’études arabes de Damas.

Jean Lambert est d’une famille qui se partage entre la Haute et la Basse-Normandie. De père ingénieur de la SNCF et de mère institutrice, il tient à préciser que sa famille et ses grands parents appartenaient à l’école laïque qui l’a formé. Cette école laïque où, d’abord à Houilles, dans les Yvelines, il découvre la culture kabyle de ses camarades de classe, puis la volonté d’apprendre l’arabe qui le mènera à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), anciennement Ecole de Langues O’.

Diplômé de cette institution qui a formé tant d’arabisants, le Yémen lui ouvre ses bras avec un poste d’attaché de presse à l’ambassade de France à Sanaa. Il découvre le oud et les musiques yéménites et revient en France en expert déjà aguerri des chants de Sanaa. La voie de Jean Lambert est tracée, et son passage à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sera loin du boulevard Raspail, le fief de Bourdieu, mais plutôt dans la section anthropologie de la rue du Four.

Rêve d’archive

Dans les années 90 et 2000, une génération d’éthno-musicologues se préparait à quitter le Musée de l’Homme et autres institutions à Paris. Jean Lambert prend ses marques dans l’enseignement ethnomusicologique et sa collection de vieux 78 tours achetée en 1986 au hasard d’une rencontre au Caire, l’impose dans le milieu restreint des experts français des musiques arabes. C’est à cette époque qu’une amitié née entre Jean Lambert, Christian Poché et Bernard Moussali. Tout naturellement, au décès de ce dernier en 1996, Jean prendra en charge l’héritage des travaux de Bernard sur le Congrès du Caire, qu’il avait commencé par un mémoire de maîtrise, en 1980, à la Sorbonne.

Après Christian Poché et Bernard Moussali, Jean Lambert s’inscrit ainsi dans la tradition de l’expertise française en matière d’archivage des musiques du sud-méditerranéen. Il sait qu’avec Frédéric Lagrange, professeur des universités, directeur de l’UFR d’Etudes Arabes et Hébraïques à l’Université Paris-Sorbonne, ils sont aujourd’hui les aiguillons français du savoir musical d’un monde arabo-musulman fait aujourd’hui de ruptures culturelles, de divisons monothéistes et de drames à fortes résonances jusqu’à Paris.

Durant deux heures d’hospitalité, Jean Lambert n’oublie pas d’indiquer de temps à autre son souci d’évangéliser tel ou tel de ses étudiants, venus du monde arabe, aux sciences de l’archivage sonore. « C’est un rêve pour moi de voir chaque pays arabe développer une vraie photothèque pour protéger sa mémoire musicale ».

Réflexions sur l’étude des musiques dans le monde arabe par Jean Lambert.

http://lambert90.wix.com/jean-lambert#!-propos1/couh

1) La collection Germaine Tillon sur les archives du CREM-CNRS-Musée de l’Homme :
http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_1936_008/

2) En Arabie du Nord d’Albert de Boucheman :
http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_1933_001/

Congrès du Caire de 1932. Un coffret de 18 CD avec livret trilingue français, anglais et arabe, aux Éditions de la BnF :

http://editions.bnf.fr/congr%C3%A8s-de-musique-arabe-du-caire

Présentation des enregistrements du Congrès du Caire par Chérif Khaznadar, président de la Maison des cultures du monde, Jean Lambert, membre du centre de recherche en ethnomusicologie, et Pascal Cordereix, responsable du service des documents sonores de la BNF

https://vimeo.com/album/3630145/video/143873974