« Les Pharaons de l’Egypte moderne », une fresque à ne pas rater

Mardi 19 janvier, la chaine Arte diffuse le documentaire passionnant de la réalisatrice Jihan al-Tahri « Les Pharaons de l’Egypte moderne ». Un film fleuve de près de 3h qui retrace avec brio l’Histoire de l’Egypte post-coloniale à travers ses leaders charismatiques : Gamal Abdel Nasser, Anouar el-Sadate et Hosni Moubarak. Trois « Pharaons » qui, durant leur règne sans partage, ont chaque fois du composer avec les mouvements islamistes égyptiens dont la puissante confrérie des Frères musulmans.

 

« Depuis des millénaires c’est la même chose en Egypte : chaque fois qu’un Pharaon arrive, il efface ce qu’a fait son prédécesseur, il détruit ce qu’il a construit et se présente comme le seul bon Pharaon ». En puisant dans la mythologie de l’Egypte ancienne, l’ancien leader étudiant Kamal Khalil saisit, une pointe d’amertume dans la voix, ce qui fut à l’origine de la grandeur et des errements de son pays depuis son indépendance.

Porté depuis 1953 par trois « Pharaons modernes », Gamal Abdel Nasser, Anouar el Sadate et Hosni Moubarak, l’Etat égyptien reste inexorablement tiraillé entre la fascination de sa société pour un leader charismatique autoritaire et sa profonde aspiration à la liberté. En témoigne, encore aujourd’hui, l’arrivée à la tête de l’Etat du maréchal Abdel Fattah Al Sissi suite au renversement de Mohamed Morsi, parvenu au pouvoir à la faveur du printemps égyptien.

Cette constante qui a rythmé l’histoire du pays est brillamment mise en scène par la réalisatrice Jihan El-Tahri dans son documentaire « Les Pharaons de l’Egypte moderne » diffusé mardi 19 janvier sur Arte. Ce marathon filmique de près de trois heures mêle habilement images d’archives, interviews et fiction retraçant 59 ans d’histoire égyptienne. Plus d’un demi siècle au cours duquel chaque dictateur a tenté, l’un après l’autre, d’imposer d’une main de fer sa propre vision de l’Egypte.

Malgré leurs différences, chacun des trois règnes porte la marque d’une stratégie commune aux conséquences dévastatrices : celle de l’instrumentalisation des mouvements islamistes toujours accompagnée de leur répression. « Le harcèlement d’al-Ikhwan (les Frères musulmans), sera un processus récurent dans la vie politique égyptienne » relève Jihan el-Tahri . Avec pour résultat la montée irrépressible du radicalisme.

Nasser, l’intransigeant

Contre l’occupation coloniale britannique Gamal Abdel Nasser alors membre du Mouvement des officiers libres s’appuie sur une alliance secrète scellée avec la confrérie des Frères musulmans. Alors que les officiers arment les membres de la confrérie partis combattre l’armée coloniale dans la région du canal de Suez, Nasser devient l’un de leurs interlocuteurs privilégiés et prend en charge l’entrainement de certains volontaires. Mais les réticences des Frères à mener à bien les idéaux de la révolution voulue par Nasser une fois au pouvoir sera le déclencheur d’une lutte à couteaux tirés. Avec pour point culminant la tentative d’assassinat contre le président en 1954.

S’en suit une politique de répression marquée par l’interdiction officielle de la confrérie, des arrestations arbitraires, des emprisonnements, des tortures et des exécutions. De quoi nourrir les germes d’une radicalité bien pire, incarnée par l’aile radicale des Frères musulmans conduite à l’époque par l’intellectuel Sayed Qotb, passé par les geôles égyptiennes avant d’être exécuté.

Sadate, le manoeuvrier

L’arrivée au pouvoir d’Anouar El Saddate, désireux de se démarquer de Nasser signera un retour en grâce des mouvements islamistes avec lesquels il choisit de s’associer pour défendre ses intérêts politique. Alors que la gauche égyptienne, très implantée dans les universités, le presse d’entrer en guerre pour récupérer les territoires remportés par Israël en 1967, Sadate, qui souhaite mettre le pays sur la voie du capitalisme, considère que le conflit a englouti une trop grande partie des ressources nationales. Il s’appuie donc sur les étudiants islamistes pour court-circuiter ses adversaires de gauche. « En tant qu’islamistes, on avait un intérêt commun. C’était à la fois les ennemis de Sadate et les nôtres. S’en débarrasser était une bonne chose pour l’islam et pour l’Egypte. Tant mieux si Sadate y trouvait son compte » raconte Khaled Zaafrani ex leader étudiant membre de la Gama’a al-Islamiyya (1).

La complicité qui s’installe entre les islamistes et la sécurité d’Etat  est au coeur du règne du « pharaon Sadate ». Ensemble, ils prennent d’assaut l’université du Caire, l’un des grands bastions nasséristes du pays. Le leader égyptien libère finalement les islamistes après dix ans de répression sous Nasser et affiche une image de « pieu président ». Un tournant qui marque le début d’une islamisation profonde de l’Egypte jusqu’à ce que les luttes intestines qui tiraillent ce mouvement composite le rendent finalement incontrôlable.

« Avant, la Gama’a al-Islamiyya (1) était unie. Puis, un groupe a rejoint les Freres musulmans. Ceux-ci voulaient créer un Etat islamique par le biais d’une réforme graduelle. L’autre groupe (…) est devenu la Gama’a al-Islamiyya qu’on connaît aujourd’hui. Ils étaient pour la création d’un Etat islamique par la force et ils ont créé une faction armée (…) » explique Nagih Ibrahim, Cofondateur de la Gama’a al-Islamiyya, l’aile extrémiste du mouvement islamiste.

L’assassinat en 1977 du ministre des affaires religieuses Cheikh Dahabi par un groupuscule fondamentaliste, « Al Takfir Wal Higra »,  révèle l’ampleur de l’ancrage des idées radicales dans le pays. Une menace intérieure que le pouvoir tente d’endiguer en envoyant des centaines de djihadistes combattre les forces soviétiques qui envahissent l’Afghanistan en 1979.

Jusqu’alors manipulateur, Sadate cède finalement, comme son prédécesseur, aux sirènes de la répression. Face à l’hostilité de la quasi totalité du pays aux accords de Camp David signés avec Israël, il fait emprisonner tous les opposants au projet, y compris les islamistes. L’arrestation du leader fondamentaliste de la Gama’a al-islamiyya de Haute Egypte, Mohammed al-Islambouli, signe l’arrêt de mort du successeur de Nasser, assassiné en 1981 par le frère du djihadiste épris de vengeance.

Moubarak, un tigre de papier

Pour tenter de stabiliser le pays alors en pleine tourmente, le successeur de Sadate, Hosni Moubarak fait libérer les opposants politiques et continue d’encourager le départ des islamistes vers l’étranger. Pour la première fois, les Frères musulmans accèdent officiellement à la scène politique en s’alliant avec le plus grand parti d’opposition du pays, le « Wafd », qui leur était jusqu’alors opposé. Fort de cette normalisation politique, les islamistes voient leur popularité grimper en flèche grâce au travail caritatif de leur vaste réseau d’œuvre sociale.

Le retour des djihadistes égyptiens partis en Afghanistan crispe cependant les relations entre les dirigeants politiques et les islamistes. Une fois de plus, le pouvoir égyptien choisit la méthode forte. « De 1981 à 1986 il n’y a pas eu un seul attentat » se souvient Fouad Allam, chef de la police touristique de l’époque. « Le ministre de l’intérieur nous a ordonné de tirer pour tuer. Et ils ont mené plusieurs opérations dont le but était d’assassiner des islamistes ». L’étau se resserre également sur les Frères musulmans. Moubarak pense que malgré l’image modérée qu’ils tentent de renvoyer, les Frères musulmans complotent pour prendre le pouvoir et faire de l’Egypte un Etat islamique. Le brouillage entre islamistes modérés et radicaux s’intensifie un peu plus après les attentats du 11 septembre alors que l’Egypte s’impose comme un allié privilégié des Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme. Le pays devient un territoire d’extradition pour les personnes suspectées de terrorisme par les Etats-Unis. Les interrogatoires musclés et les tortures par des officiers égyptiens au service de la politique de Washington se multiplient.

Un brèche s’ouvre toutefois lorsqu’un mouvement populaire hostile au pouvoir s’empare de la rue réclamant plus de démocratie. Pour apaiser les tensions, Moubarak accepte de lâcher du leste et permet aux Frères Musulmans de faire leur entrée au parlement. Peine perdue pour le régime. L’impopularité de la classe dirigeante à l’origine du printemps égyptien fait émerger une dernière alliance paradoxale et de courte durée. Celle de l’armée et des Frères musulmans. Fortement opposés à Moubarak, ces deux titans politiques égyptiens restent, encore sous le règne du dernier pharaon Al-Sissi, les deux clés de l’équilibre du pouvoir dans le pays.

 

 

(1) Mouvement islamiste égyptien, la Gama’a al Islamiyya aujourd’hui considérée comme un groupe terroriste est né dans les années 1970 dans le milieu universitaire égyptien après le renoncement des Frères musulmans à l’usage de la violence. Il fut l’un des principaux groupes héritiers de la pensée de Sayed Qotb, idéologue issu de la frange radicale de la confrérie.