Alors que la Tunisie s’apprête à voter, le 15 septembre, pour le premier tour des élections présidentielles, le processus démocratique est gravement fragilisé.
« Peu importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ». Durant les huit ans qui nous séparent de la fin de la dictature de l’ex président Ben Ali, la Tunisie a vécu une espèce d’ivresse démocratique. Seul rescapé du printemps arabe, ce petit pays a voulu croire qu’il constituait un véritable laboratoire dans le monde arabo-musulman.
Or en cette veille du premier tour des élections présidentielles, il faut bien constater que « le flacon » est sérieusement ébréché. La présence de vingt six candidats, dont aucun ne domine l’offre politique, traduit une fragmentation inquiétante qui annonce des lendemains acrobatiques, voire périlleux.
L’exception tunisienne
La Tunisie fut sans nul doute une exception entre 2011 et 2014 où l’on vit les islamistes, jetés en prison sous la dictature, participer au pouvoir puis s’en retirer volontairement deux ans plus tard pour permettre des élections apaisées et préserver ainsi les acquis de la rupture historique de 2011. Or ce « consensus » qui aura permis à la Tunisie d’adopter en 2013 une constitution marquée par le sécularisme n’est plus de saison. Une candidate se réclamant de l’héritage de Ben Ali, Abir Moussi, appelle même à l’éradication des islamistes, ce qui était encore inimaginable voici quelques mois.
Au delà du brouhaha qui agite les vingt six candidats et leurs réseaux, la Tunisie des oubliés, largement majoritaire, ne se reconnaît plus dans des élites auto proclamées. Le pays légal est définitivement coupé du pays réel. Au point que lors des derrières élections municipales voici un an, près de 70% des Tunisiens ne se sont pas déplacés (contre 60% en 2014 et 50% en 2011).
Ces derniers jours, les débats télévisés ont ranimé eu peu la flamme citoyenne, mais la médiocrité des échanges risque fort, in fine, de ne pas mobiliser les électeurs.
Sous le règne médiocre de Beji Caid Essebsi, dont l’image a été exagérément magnifiée lors de sa disparition en juin dernier, l’état du pays s’est en effet totalement dégradé. La Tunisie est frappée désormais par un chômage de masse (15% officiellement, 35% ches les jeunes) , une croissance en berne (1% au dernier semestre), une inflation galopante et des pénuries innombrables. Les milieux populaires ont perdu près de la moitié de leur pouvoir d’achat ces huit dernières années.
La fragmentation politique
De loin, on peut avoir le sentiment que la présence de vingt six candidats, souvent de grande valeur, qui représentent toutes les tendances de l’opinion, témoigneraient d’une vitalité démocratique. Ce n’est que très partiellement le cas. Depuis 2011, le paysage politique tunisien se structurait autour de deux forces rivales et parfois alliées, les islamistes d’Ennahdha et les modernistes de Nidaa Tounàs. Le 15 septembre, six candidats sont issus du premier de ces mouvements et sept du second. Ce qui laisse l’espoir aux candidats venus de nulle part, comme Nabil Karoui, patron d’une chaine de télévision, d’accéder au deuxième tour avec un petit 12%.
Autant dire qu’aucun alliance majoritaire n’apparaît aujourd’hui en vue des législatives d’octobre au sein d’un système qui reste parlementaire et marqué par des fractures régionales. D’ou la volonté de certains candidats, dont l’ancien ministre de la Défense, Abdelkrim Zbidi, qui se veut le représentant d’un Etat fort , de présidentialiser le régime. Ce dont avait rêvé l’ancien président Beji Caïd Essebsi..
En fait, la multiplicité des candidatures traduit plus une concurrence exacerbée des réseaux clientélistes qu’une multiplicité des projets. Dans un pays plus bureaucratique qu’on ne le pense, la prospérité du secteur privé dépend de l’argent public et d’une règlementation adaptée. La montée en puissance d’ oligarchies financières rivales sape la base même de la démocratie tunisienne, comme l’explique sur le site Orient 21 Aziz Krichen, ex conseiller de Moncef Marzouki, alors président tunisien « Sous Ben Ali, cette oligarchie prédatrice était relativement contrôlée par le pouvoir politique ; depuis la révolution, c’est elle qui détient la réalité du pouvoir ».
Encore faut-il se partager les prébendes et de préférence « entre soi ». On comprend mieux la fébrilité qui a saisi les élites tunisiennes à l’approche de ces élections qui vont nécessairement redistribuer les cartes de la commande publique et des passe droits administratifs.
La perte des repères internationaux
Autant que la situation politique, le contexte international a radicalement changé depuis les scrutins précédents de 2011 et 2014. Sous la présidence de Barak Obama, l’administration américaine militait en faveur d’une intégration de l’islam politique. « Les Etats-Unis, note Michael Ayari, chercheur à Crisis Group, sont désormais moins soucieux de la stabilité du pays».
Le meilleur allié de Trump dans le monde arabe, les Emirats Arabes unis, considère les Frères Musulmans comme leur meilleur ennemi et financent, en Tunisie notamment, les forces contre révolutionnaires. L’Algérie, qui n’était pas hostile à la participation des islamistes tunisiens au pouvoir, est occupée désormais à gérer son mouvement de contestation interne. Enfin les conflits récurrents en Libye inquiètent la communauté internationale et absorbent son énergie. Le dossier tunisien n’est plus au dessus de la pile. « Les élites politiques tunisiennes, constate Michael Ayari, ont donc du mal à se positionner sur un échiquier géopolitique mouvant ».
Une seule certitude, aucun candidat, à l‘exception du Premier ministre Youssef Chahed, ne revendique le soutien de la France, qui n’a plus guère la cote en Tunisie, victime du dégagisme général
La tentation autoritaire
Dans un pays où les principaux médias télévisuels sont largement instrumentalisés par des intérêts financiers, la descente aux enfers de la Tunisie est largement masquée. Mais des voix averties tirent désormais la sonnette d’alarme. « La Tunisie se rend aux urnes dans un contexte délétère », s’inquiète Michael Béchir Ayari, l’expert du groupe « Crisis Group » qui fait autorité dans les milieux universitaires et diplomatiques.
Voici six mois, le même avait pondu un rapport fort circonstancié où il mettait en garde contre « la tentation autoritaire » qui s’était emparée désormais des élites économiques et politiques tunisiennes désireuses de restaurer l’autorité de l’Etat. En d’autres termes, la Tunisie éduquée, urbaine et francophone est tentée de fermer la parenthèse démocratique provoquée, un certain 14 janvier 2011, par la fuite de l’ancien président Ben Ali en Arabie Saoudite.
L’hypothèse où le patron de Nessma TV, favori des sondages et bandit de grand chemin, Nabil Karoui, aujourd’hui emprisonné, arriverait en tète le 15 septembre, témoignerait de façon éclatante de l’impasse où se trouve aujourd’hui la démocratie en Tunisie. C’est un peu comme si la France élisait Patrick Balkany à la Présidence de la République. Encore que ce dernier possède une longue expérience politique comme maire et député. Ce qui n’est pas le cas du Berlusconi tunisien, dont l’élection serait un spectaculaire saut dans l’inconnu.
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