Plongée au cœur d’une spirale de violences depuis samedi, 15 avril, le Soudan fait les frais de la rivalité farouche entre Abdel Fattah al-Burhane, chef de l’armée régulière, et Mohamed Hamdane Daglo, patron des Forces de Soutien Rapide (FSR). Un énième conflit armé qui révèle la déliquescence des institutions soudanaises et la marginalisation des civils dans les affaires politiques du pays.
Depuis samedi, la capitale du Soudan, Khartoum, est plongée dans une spirale de violence qui a déjà coûté la vie à des dizaines de civils et fait des centaines de blessés, selon un réseau de médecins soudanais. Les habitants, privés d’eau et d’électricité, vivent au rythme des raids aériens et des tirs d’artillerie qui font trembler les immeubles, ainsi que des combats de rue aux armes automatiques.
Au cœur de cette recrudescence de violence aux allures de guerre civile se trouve la rivalité entre les deux hommes forts du pays: le chef de l’armée et dirigeant de facto du pays, Abdel Fattah al-Burhane, et Mohamed Hamdane Daglo, dit » Hemedti » , patron des Forces de Soutien Rapide (FSR), puissant groupe paramilitaire.
Le conflit, qui couvait depuis des semaines, a dégénéré samedi en des affrontements armés qui se poursuivent jusqu’à présent. Alors que les FSR ont annoncé avoir pris le palais présidentiel et l’aéroport, l’armée régulière a démenti et assure tenir le QG de son état-major, principal centre du pouvoir soudanais.
Les deux belligérants se renvoient la balle quant à la responsabilité des violences actuelles: les FSR ont accusé les troupes régulières d’avoir provoqué les affrontements à Khartoum, notamment en assiégeant leur camp de Soba. De son côté, l’armée régulière a affirmé faire face à une attaque lancée par les Forces de Soutien Rapide, qu’elle considère comme » rebelles à l’État « .
Face à la détérioration de la situation sécuritaire, la Ligue arabe, réunie en urgence dimanche, a appelé à une « solution politique », tandis que la diplomatie américaine a condamné les violences et appelé à un cessez-le-feu. Suite au décès de trois humanitaires dans des combats au Darfour, le Programme alimentaire mondial a annoncé la suspension de son aide au Soudan.
Une lutte farouche pour le pouvoir
Tout oppose les deux leaders militaires, aux commandes de ce qu’il reste de l’État soudanais.
Abdel Fattah al-Burhane est un officier de métier, provenant de l’establishment militaire, aux manettes du pays durant la présidence d’Omar el-Béchir de 1989 à 2019. Mohamed Hamdane Daglo, lui, quitte l’école avant le primaire pour devenir commerçant de chameaux, avant de rejoindre les rangs de la milice arabe des Janjawid. Celle-ci devient le principal outil de répression du pouvoir central contre les populations non-arabes du Darfour, lorsque la révolte est déclarée en 2003.
Lorsque la révolution soudanaise débute en 2018, les deux hommes y voient une opportunité d’assouvir leurs ambitions personnelles, bridées par Omar el-Béchir: ils se débarrassent du dictateur en se ralliant aux manifestants, et forment avec les civils un « Conseil de souveraineté », chargé de mener la transition politique sur une période de quatre ans.
Le refus de transférer le pouvoir aux civils va constituer un nouvel intérêt commun pour les deux hommes, qui vont s’allier le temps de chasser le gouvernement dirigé par le Premier ministre Abdallah Hamdok. Alors que l’armée devait céder la présidence du Conseil aux civils, le coup d’État d’octobre 2021 va mettre fin à la période transitoire et concentrer de nouveau le pouvoir entre les mains des militaires.
Dès lors, les différends se sont multipliés entre les deux hommes, incapables de se partager le pouvoir. « Il n’y a aucune affinité entre les deux hommes, aux origines très différentes et aux orientations idéologiques opposées. Alors que Abdel Fattah al-Burhane est considéré comme proche des Frères musulmans, Mohamed Hamdane Daglo est farouchement opposé », explique notre confrère Khairallah Khairallah, journaliste basé à Londres et spécialiste des affaires du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
Israël, de son côté, conserve une position attentiste dans le conflit intra-soudanais, attendant son dénouement pour poursuivre ses efforts de normalisation déjà bien entamés depuis 2019. Le Soudan , qui avait signé les accords d’Abraham en 2021 en échange d’une reprise des aides américaines, n’a toujours pas officialisé ses relations diplomatiques avec Israël. En revanche, la presse israélienne se fait fréquemment l’écho de » visites secrètes » de responsables israéliens au Soudan, tandis que le général Burhane avait envoyé en novembre dernier un message de félicitations au premier ministre Benyamin Netanyahu à la suite de sa victoire aux élections législatives.
À la tête d’une fortune issue du commerce de l’or, le patron des FSR n’est pas prêt à lâcher le contrôle des institutions, avec le soutien de ses sponsors internationaux. Burhane, lui, cherche à garder la mainmise sur le pouvoir par tous les moyens, ce qui l’a amené à s’opposer à l’intégration totale des FSR dans l’armée régulière, de peur d’en perdre le contrôle.
L’intégration des FSR dans l’armée constitue le principal point d’achoppement à un nouvel accord de transition politique, seul à même de garantir la stabilité politique au Soudan. Pour mieux affaiblir son rival, Daglo a utilisé cet argument pour dépeindre Burhane comme le principal responsable de la crise politique. Il s’est rallié aux forces civiles et aux manifestants et cherche par tous les moyens à apparaître comme le réconciliateur au Soudan, le médiateur entre les militaires et les civils.
» Une faillite à tous les niveaux «
Alors que le pays connait une crise économique amplifiée par le gel de l’aide internationale, une montée du mécontentement populaire et un effondrement des institutions, les violences actuelles constituent le point culminant d’un processus d’escalade qui a eu lieu ces dernières semaines entre les deux institutions militaires.
« C’est la fin de la période transitionnelle, l’accord de transition politique a été complètement dépassé par les évènements », estime Khairallah Khairallah, qui estime que le Soudan est un « État failli ». Selon lui, « l’armée contrôle le pays depuis 30 ans, et l’a mené au fond du gouffre. C’est une faillite à tous les niveaux, qui a démarré en 1958, quand les partis civils ont, pour la première fois, transféré de leur plein gré le pouvoir aux militaires. » Un constat partagé par les rapports internationaux, comme le Global Peace Index, qui place le Soudan à la 153 place sur 163 pays, ou encore le Democracy Index 2022, dans lequel le pays occupe la 144e place sur 169 pays.
Face à l’institution militaire, les civils peinent, en effet, à s’organiser et à s’unifier, malgré les manifestations de masse en faveur du transfert du pouvoir aux militaires, qui ont eu lieu en 2022. Lors de la période transitoire, de 2019 à 2021, le gouvernement avait pourtant bénéficié d’un certain niveau de popularité au sein la population, galvanisé par quelques réussites: retour du pays au sein de la communauté internationale, levée des sanctions américaines, plan de lutte contre la pauvreté et assainissement du marché des changes. Mais, face à l’inflation (359 % en 2021), la crise du Covid-19, la dégradation de la situation sécuritaire et l’opposition des militaires, le gouvernement n’a pas fait long feu.
Un véritable cercle vicieux dont n’arrive pas à se débarrasser le pays, qui multiplie épisodes de guerre civile et de crises: guerre du Darfour, débutée en 2003 et toujours en cours, sécession du Sud-Soudan, qui a engendré un véritable effondrement économique dans le pays privé de pétrodollars et instabilité politique depuis 2019.
« Il ne s’agit pas seulement d’un conflit opposant deux hommes, mais d’une véritable crise de l’État soudanais », conclut Khairallah Khairallah. Dans un pays dévoré par les ambitions personnelles, les ingérences étrangères et l’avidité des miliciens, la violence est devenue un moyen comme un autre de résoudre les différends politiques.