Malgré une crise sociale sans précédent, une absence de gouvernement depuis huit mois et la déflagration, cet été, du Port de Beyrouth, le Liban manifeste une formidable capacité de résilience
Le Liban est au bord de l’effondrement, mais il ne faudrait pas l’enterrer trop vite. Le pays est vacciné contre la déprime par cinquante années de guerres civiles, d’occupations étrangères, de bombardements incessants, d’assassinats politiques ciblés, d’afflux massif de réfugiés, ou encore d’une explosion, le 4 août, qui causera 200 morts, 6000 blessés et 300000 déplacés.
L’optimisme malgré tout !
Or ce peuple exceptionnel qui s’est tiré une sacrée balle dans le pied en tolérant trop longtemps une corruption insolente, ne baisse jamais les bras face à l’adversité. Son énergie est légendaire, au point que la production du pays a repris depuis un an, mais naturellement au ralenti. On voit aussi fleurir des projets agricoles susceptibles de relancer les exportations. La confiance dans la vie est intacte et la solidarité de la diaspora immense, que les Libanais vivent à Abidjan, à Paris , à Ryad ou à New-York.
Face au Port de Beyrouth soufflé en quelques fractions de secondes, le 4 août, par une déflagration qui a ébranlé les habitations jusqu’au cœur de la montagne libanaise, on entend le bruit des marteaux piqueurs qui reconstruisent les appartements fracassés, sans attendre le feu vert des sociétés d’assurances qui ne viendra sans doute jamais. A la tombée de la nuit, une foule bigarrée et populaire déambule sur la corniche jusqu’à la légendaire « Grotte aux Pigeons », deux masses en calcaire immergées dans la Méditerranée, Ces familles qui ne s’attardent guère dans les cafés faute de moyens ne portent ni masques, ni gel, formidable pied de nez d’un peuple vaillant face aux tourments d’une épidémie mondiale.
La mendicité reste rare dans un pays où 55% des citoyens vivent désormais au dessous du seuil de pauvreté (voir l’entretien ci dessous). Les restaurants du centre ville qui comptent leurs morts, sont ouverts jusqu’au début du couvre feu fixé à minuit, ce qui reste une clause de style. La ville est traversée par des groupes de manifestants qui brandissent le drapeau palestinien ou par des cortèges de voitures qui annoncent dans une fanfare de klaxons un improbable Parti Syrien National Social (PSNS) aux relents fascistes. Beyrouth, capitale cosmopolite ouverte vers le large, n’est pas sectaire.
Une devinette circule sur les réseaux sociaux qui en dit long sur l’état d’esprit de ce peuple. Adam et Ève étaient libanais. Ils vivaient en effet sans eau, ni électricité, ni comptes en banque. Pour manger, ils cueillaient des pommes. Mais ils se croyaient pourtant au paradis. Les Libanais eux aussi! Voici le paradoxe d’un peuple rebelle toujours, mais pragmatique. Cet alliage n’a rien à voir avec le fatalisme, ce cliché inusable qui permet à l’Occident d’apprivoiser cette sagesse orientale qui lui échappe
Corruption et clientélisme
Lorsqu’on quitte Beyrouth pour gagner à une heure de route la ville de Tripoli, cette capitale sunnite à vingt kilomètres de la frontière syrienne où trônent des portraits de MBS, le prince héritier séoudien, l’autoroute qu’on emprunte est abimée par des trous béants qu’il faut éviter. Des longues files de voitures attendent à des stations d’essence mal approvisionnées où une livre saignée à 90% de sa valeur empêche les moins fortunés de faire le plein.
Une fois franchi le barrage militaire installé depuis la guerre civile voici quarante ans, le chantier d’un immense barrage hydraulique qui aurait pu partiellement mettre fin aux coupures récurrentes d’électricité est stoppé net pour cause de corruption d’un ministre proche du gendre du président de la République, Gebran Bassil, lui même sanctionné par le Trésor américain. Autant de frasques financières qui n’ont pas empêché les proches du chef du parti présidentiel, à quelques encablures, d’investir dans le port côtier de Batroun, « le Saint Tropez du Liban » et le surtout fief d’où le gendre nourrit d’hypothétiques ambitions présidentielles !
Plus loin et au flanc d’une montagne blanchie et abîmée, on découvre les carcasses de deux cimenteries, dont une appartient au groupe Holcim-Lafarge, qui ont été arbitrairement fermées sous prétexte de pollution et sur fond de rivalités confessionnelles. Autant de passe droits arrachés au nom d’une répartition clientéliste des marchés publics au sein de cette coupole des six grands chefs de partis qui se partagent le gâteau. Sur fond de leur incapacité, durant les années de vaches grasses, à offrir une assise industrielle à un pays devenu une simple place forte financière.
Du dégagisme, mais en musique
Un certain 17 octobre 2019, une foule immense s’est révoltée et a proclamé, en brulant quelque peu les étapes, la « Thaoura » (« La Révolution »). Des tentes de fortune, installées au cœur de Beyrouth, furent rapidement détruites par les « chabebs » (« voyous ») de la banlieue sud. L’occasion pour Hayat Nazer –un prénom qui signifie « la vie », des dizaines de milliers de « followers » et une âme d’artiste- de transformer les débris en une sculpture emblématique représentant « la femme de Beyrouth » tenant une sorte de flambeau. Laquelle fit le tour du monde via les réseaux sociaux et les grands medias comme CNN ou la BBC en transformant Hayat en une icône de la Révolution capable de braver les coups de matraque et les gaz lacrymogènes.
Son programme ? Il tient en une phrase. « Nous voulons dégager les politiciens, tous les politiciens ». Et d’expliquer : « Notre Révolution est pacifique, nous n’avons pas versé de sang et nous n’avons rien cassé. Nous aimons la vie, la danse et la musique». Et revenant à la langue anglaise, plus familière que le français pour la jeune génération libanaise, Hayat ajoute : « we were all together » (« Nous étions tous ensemble »). Des grandes manifestations qui ont eu lieu dans sa ville natale de Tripoli, traditionnellement conservatrice et infiltrée par le courant islamiste, elle dit aussi : « C’était très touchant, très fun ». Du dégagisme, version baba cool!
Du 23 au 26 juin, Hayat devrait se rendre à Washington pour participer à des rencontres avec la diaspora libanaise afin de former un groupe de pression auprès du Congrès américain, tout en vendant au passage quelques tableaux.Voici l’art tout libanais de marier l’utile et l’agréable. « Deux cent à trois cent collectifs sont issus aujourd’hui de la Révolution, explique un ingénieur engagé dans la récente contestation populaire, nous cherchons par des rencontres et des débats à nous regrouper autour de trois ou quatre sensibilités pour présenter des listes aux législatives de l’an prochain. Nous espérons obtenir vingt à vingt cinq députés qui pourront lancer une dynamique de changement. La Révolution prendra au moins deux ou trois législatures ».
L’usine à cash
Le Liban peut-il prendre le temps de tels palabres? La banqueroute financière n’est-elle pas imminente qui appelle des solutions immédiates? Personne ne pense en effet qu’on tournera rapidement la page de la crise financière qui a obligé les banques, du fait de l’insolvabilité de l’État, à geler l’ensemble des dépôts des particuliers en devise.
Il reste que les Libanais ont plus d’un dollar sous leurs matelas. Avant le gel d’une centaine de milliards de dépôts, la population libanaise avait retiré entre huit et dix milliards de dollars de leurs comptes en banque. Ce qui, rapporté à une population de quatre millions de citoyens, est considérable.
Ce n’est pas la seule botte secrète de ce peuple inventif. L’aéroport de Beyrouth sera, cet été, le plus florissant centre de transit de cash de la planète. Et c’est tant mieux ! Chaque avion de ligne qui rapatrie les membres de la diaspora crache des valises pleines de lait pour enfants et de médicaments ainsi que des sacs remplis de « fresh dollars », comme on dit joliment à Beyrouth. Même le fonctionnaire le plus méticuleux n’aura pas l’outrecuidance de contrôler ces marchandises à l’entrée des douanes. Il y va de la survie du pays.
Autre ballon d’oxygène financier, ceux des chiites proches du Hezbollah, le mouvement pro iranien né en 1985, profite de la manne financière venue de Téhéran. Les miliciens armés de cet État dans l’État restent toujours payés en cash et en dollars. Quant aux magasins ouverts dans le Sud Liban et jusqu’à la banlieue sud deBeyrouth pour les « encartés » du parti chiite, ils sont fort bien approvisionnés.
Tel est le non dit du « chaos » libanais qui permet à ce pays au bord du précipice, sans gouvernement ni réserves officielles de change, de prendre son temps pour préparer les élections législatives de l’an prochain, la seule échéance qui vaille pour tous. Le principal atout des Libanais est de rester profondément imprégnés par une culture démocratique, sans doute corsetée par le confessionnalisme et gangrenée par la corruption, mais qui reste un formidable anti dote, pour l’instant, contre toute tentation autoritaire ou contre des dérives type Daech, qui ont fait imploser la Syrie toute proche et qui ont épargné le Liban confessionnel.
NOTRE ENTRETIEN
Kamel Mohanna : « La moitié des Libanais vit au dessous du seuil de pauvreté ».
Kamel Mohanna dirige une des plus grandes ONG libanaises qu’il a créée en 1978 dans le sud chiite où son père élevait du bétail. Son engagement est autant politique que social. La ferme familiale où il a été élevé a été brulée lors d’affrontements avec Israel. Kamel Mohanna qui a été reçu aussi bien par François Hollande que par Emmanuel Macron est une de personnalités les plus en vue de la société civile libanaise. Son engagement est total en faveur des réfugiés syriens ou palestiniens comme auprès de la population locale. Alors que son ONG créée en 1978 lors de la première invasion israélienne emploie 1200 salariés dans une trentaine de centres, Kamel Mohanna, unanimement respecté et politiquement indépendant, est présenté parfois comme un possible Prix Nobel de la Paix.
Mondafrique. Quelles sont aujourd’hui les perspectives du Liban?
Kamel Mohanna. Le sommet de l’optimisme pour un Libanais, c’est de se projeter jusqu’à demain ! Aujourd’hui comme hier, nous vivons dans la précarité et dans l’urgence. Mais le Liban, c’est aussi la solidarité, l’entraide, le refus de l’effondrement. Notre ONG revendique « la pensée positive et l’optimisme permanent». Cette positivité s’exprime dans la règle des trois P : Principes, Positions, Pratiques ». Nous travaillons l’art d’aboutir, pas de nous plaindre
Mondafrique. Comment caractériseriez vous la situation sociale au Liban?
Kamel Mohanna. La pauvreté progresse de façon vertigineuse. Avant la crise qui a éclaté voici deux ans, 22% de la population libanaise vivait dans la pauvreté et 7% dans l’extrême pauvreté. Ces chiffres ont bondi avec 55% de pauvres et 27% de très pauvres. Cette dégradation s’accompagne d’une progression de la criminalité de 150%. Sans parler de la malnutrition, des suicides économiques. Cette proportion de pauvres atteint 80 à 90% pour les réfugiés syriens qui sont près de 1,5 million pour une population de quatre millions de Libanais. Début Septembre j’ai rencontré Emmanuel Macron qui recevait la société civile, je lui ai fait remarquer que les réfugiés représentaient presque la moitié de la population locale si on ajoute 300000 Palestiniens. L’Europe, elle, ferme ses portes face à l’arrivée des migrants.
Mondafrique. Les occidentaux ont-ils une vision réaliste de la situation que vous vivez ?
Kamel Mohanna. Lors de son dernier voyage au Liban, j’ai expliqué à Jean Yves Le Drian que la présence de 600000 syriens qui avaient appris le maniement des armes lors de leur service militaire à Damas constituait une bombe à retardement. Le ministre français m’a répondu: « Nous aussi, nous connaissons la menace terroriste ». Comment faire une telle comparaison entre la France et le Liban ? Quand vous avez un mort chez vous en France cela fait la une de la presse. Dans le monde arabe, nous avons des dizaines de milliers de disparitions et de déplacés que ce soit en Irak, au Yémen, en Palestine ou au Liban et il n’y a pas une ligne dans vos journaux. C’est ce que j’appelle le double standard.
Mondafrique. Quel est l’état de la situation sanitaire ?
Kamel Mohanna. Pas brillante. Nous manquons de tout. L’armée blanche des soignants a été décimée: sept cent pharmacies fermées, l’exode de mille médecins et six cent chercheurs. La démission de 40% des infirmières payées en livres libanaises, une monnaie qui a perdu près de 90% de sa valeur.
C’est la société civile qui empêche un effondrement général. Sur 860 centres médicaux, une centaine appartiennent à l’État et tous les autres dépendent du secteur privé.
Mondafrique. L’épidémie contre le Covid a-t-elle fait des ravages dans le pays ?
Kamel Mohanna. Dans un pays comme le Liban où on s’embrasse, on se visite, on célèbre tous ensemble les mariages et les enterrements, l’épidémie fut très dure à vivre. Mais la bonne nouvelle, la voici: 12% de la population a été vaccinée et des centaines de milliers de doses Pfizer sont en attente. À cela, une bonne raison: un haut cadre du laboratoire américain possède la nationalité libanaise!
Mondafrique. Comment jugez vous la classe politique libanaise?
Kamel Mohana La classe politique libanaise est totalement discréditée et profite de cette précarité pour distribuer des vivres et des subsides, ce qui renforce le retour des oligarchies, du communautarisme ou encore du fanatisme.
Depuis 1992, on nous promet l’électricité pour tous. Résultat, des coupures de courant partout et bientôt nous serons tous dans le noir. Et tout cela à cause de la corruption généralisée, ce qu’ils appellent leur savoir faire.
Dans le prochain volet de notre série sur le Liban, nous publions un entretien avec Riad Salamé, le gouverneur de la Banque du Liban. Voir ci dessous
Série (2), le Gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, répond aux attaques