Le radicalisme jihadiste en régression très nette en Tunisie

Les violences jihadistes qui se sont multipliées entre 2010 et 2015, connaissent aujourd’hui et contre toute attente un sérieux déclin, d’après Crisisi Group, un des meilleurs thinl-tanks dans le monde. Sous réserve, préviennent ces chercheurs, que les atteintes aux libertés commises au nom de la lutte anti terroriste n’alimentent pas les ressorts de l’extrémisme.

Alors que les islamsites du mouvement Ennahdha participent au gouvernement tunisien depuis dix ans et encore aujourd’hui, les mouvements jihadistes et salafistes sont en net recul. La preuve que les tenants du printemps arabe en 2011 qui souhaitiant voir la participation de l’Islam politique à la sphère publique, comme en Tunisie, n’avaient pas forcément tort.

Voici les extraits du  » rapport de Crisis Group, signé Michaël Ayari, sans doute aujourd’hui un des experts les plus avertis de la situation tunisienne.

« Bien que des combattants tunisiens soient présents dans les groupes jihadistes à l’étranger, leur nombre semble être surestimé, tout comme la menace de leur retour dans le pays. Chez les jeunes, qui semblaient voir dans le jihadisme une solution viable à leurs difficultés il y a quelques années, la mouvance salafiste-jihadiste semble avoir perdu son attrait.

L’attaque sur Ben Guerdane en 2016, un tournant !

En croissance régulière depuis le soulèvement de 2010-2011, les violences jihadistes en Tunisie ont culminé en 2015 avec trois attentats spectaculaires revendiqués par l’Etat islamique (EI) et, en mars 2016, avec la tentative de prise de contrôle de la ville frontalière de Ben Guerdane par un commando de cette même organisation.

La mise en échec de cette attaque par les forces armées et de sécurité intérieure a marqué un déclin notable de ces violences sur le sol tunisien. Depuis lors, seize personnes ont été victimes du jihadisme en Tunisie, contre 214 entre 2011 et 2016. De mars 2016 à mars 2021, des jihadistes ou supposés jihadistes ont mené cinq opérations en milieu urbain, toutes limitées à Tunis et à une ville de la côte est. L’EI en a revendiqué trois. Seules trois personnes – membres de la police et de la garde nationale – ont été tuées dans ces attaques. En milieu rural, au cours de la même période, les violences ont eu lieu exclusivement dans les zones montagneuses et forestières de la frontière tuniso-algérienne, et conduit à la mort de onze militaires et gardes nationaux ainsi que de deux bergers. Celles-ci ont été perpétrées par deux groupuscules armés, Okba Ibn Nafaa (filiale d’al-Qaeda au Maghreb islamique) et Jund el Khilafa (filiale de l’EI).

Ces groupuscules auraient perdu les deux tiers de leurs effectifs depuis 2016. Ils sont passés de 250 combattants à environ une soixantaine. Les forces armées ont éliminé plusieurs de leurs chefs successifs. Leur dernier communiqué remonte au 9 juillet 2018. Juges d’instruction, membres des forces de l’ordre et experts de la mouvance islamiste jihadiste décrivent de façon unanime leurs difficultés financières et logistiques, notamment en matière d’approvisionnement. Selon eux, la plupart de leurs opérations sont en partie motivées par une nécessité de ravitaillement. Les vols de bétail ou de réserves alimentaires dans des fermes isolées leur aliènent le soutien des populations locales.

 Cette diminution des violences dans le pays est en grande partie liée aux revers militaires des grandes organisations jihadistes au Moyen-Orient et surtout en Libye. 

Cette diminution des violences dans le pays est en grande partie liée aux revers militaires des grandes organisations jihadistes au Moyen-Orient et surtout en Libye. En Libye, plateforme logistique d’où les attaques meurtrières visant la Tunisie avaient été organisées en 2015-2016, l’EI est chassé de Derna en juin 2015 et de Syrte en décembre 2016. De 2016 à 2021, le nombre de ses combattants passe de 1 400 à quelques centaines. Le 19 février 2016, les Etats-Unis bombardent un camp d’entrainement contrôlé par l’EI à Sabratah, à une centaine de kilomètres de la frontière tunisienne. Cette intervention aérienne précipite l’attaque de Ben Guerdane sur le sol tunisien, mais explique, en partie, son manque de préparation et son échec. En Syrie et en Irak, l’EI a perdu graduellement ses enclaves militarisées, jusqu’à la dernière, en 2019, à Baghouz dans l’est syrien.

La destruction de sa base territoriale a déstabilisé et dispersé son commandement. Les violences jihadistes déclinent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, contrairement au Sahel, où elles sont en pleine expansion. Mais, comme l’affirme un diplomate européen, « c’est un jihadisme africain enraciné dans son terreau au Sahel et qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a jamais débordé en Afrique du Nord ».

Les revenants tunisiens, une menace surestimée

Le nombre de volontaires tunisiens au sein des groupes jihadistes au Moyen-Orient et en Libye entre 2013 et 2016 a souvent été surestimé. Plusieurs avocats et journalistes affirment que leur nombre avoisine les 10 000, tandis que le gouvernement fait état de 2 929 combattants, une estimation probablement plus proche de la réalité. Plus des deux tiers de ces 2 929 combattants semblent avoir été tués ou emprisonnés à l’étranger.

L’éventuel retour des jihadistes tunisiens suscite des inquiétudes exagérées, fondées sur le précédent du retour des volontaires algériens d’Afghanistan dans les années 1980. Contrairement à leurs prédécesseurs, accueillis en héros, les 800 jihadistes qui sont rentrés en Tunisie entre 2011 et 2016 ont été vaincus sur le plan militaire. Pour la plupart, l’engagement fut un échec. Certains d’entre eux auraient été refusés par les groupes islamistes présents au Moyen-Orient (l’Armée syrienne libre, le Front al-Nosra, une filiale d’al-Qaeda jusqu’en 2016, ou l’EI). Un juge d’instruction les surnomme « les jihadistes ratés ». D’autres auraient occupé des positions subalternes au sein de ces groupes, telles des tâches logistiques (financement, soins, transports, par exemple sur les champs de bataille). Par ailleurs, les volontaires algériens s’étaient greffés à leur retour à un mouvement jihadiste de masse. Aucun mouvement de ce type n’existe actuellement en Tunisie.

Les jihadistes tunisiens de retour du Moyen-Orient ou d’ailleurs sont criminalisés et stigmatisés dans leur pays et en dehors. La justice tunisienne a condamné une partie de ces 800 revenants à des peines de prison comprises entre trois et huit ans (cinq ans pour appartenance à une organisation terroriste, auxquels s’ajoutent deux à trois ans pour avoir suivi un entrainement militaire). Certains l’ont déjà purgée. Le ministère de l’Intérieur a assujetti l’autre partie à des mesures de contrôle administratif (dites « fichiers S »).

Depuis leur retour, aucun de ces combattants n’a commis d’attaque terroriste et les preuves manquent pour établir leur éventuelle implication dans l’organisation de violences. Beaucoup seraient déçus par leur engagement jihadiste, voire traumatisés. L’un d’entre eux estime avoir été « arnaqué ». La réalité du terrain était, selon lui, bien différente de l’utopie présentée. Comme l’observe un avocat spécialisé dans la défense de ces combattants tunisiens à l’étranger, « une partie de ces revenants sont passés ou repassés à l’alcool et au hashish. Beaucoup considèrent avoir été victimes d’une propagande. En effet, l’Etat islamique est, pour eux, une création artificielle qui n’a rien à voir avec l’islam authentique ».

Selon la plupart des observateurs – y compris ceux qui soutiennent que le nombre réel de combattants tunisiens étrangers et de revenants est bien supérieur aux chiffres officiels – la grande majorité des jihadistes originaires de Tunisie ayant occupé des postes de responsabilité au sein des groupes liés à al-Qaeda ou à l’EI sont hors d’état de nuire. Ils auraient soit été tués lors de combats en Syrie, Irak et Libye, soit été emprisonnés à l’étranger ou poussés dans la clandestinité au Moyen-Orient et en Turquie.

De fait, très peu de jihadistes aguerris sont actuellement incarcérés sur le sol tunisien. Sur environ 2 200 personnes emprisonnées en vertu de la loi antiterroriste de 2015, on compte seulement une dizaine de combattants tunisiens étrangers, considérés comme très dangereux par les services de renseignement de différents pays et extradés vers la Tunisie, ainsi que 160 individus condamnés pour avoir commis des violences jihadistes sur le territoire tunisien, notamment pour avoir participé à l’attaque de Ben Guerdane.

Al-Qaesa et EI tournés vers le Sahel

Les membres d’al-Qaeda et de l’EI se déplacent en priorité vers les territoires où la vigilance sécuritaire est faible. Selon un juge d’instruction, « les “vrais” jihadistes ne veulent pas rentrer en Tunisie ». Comme le note un colonel de l’armée à la retraite, ils se rendent là « où des groupes armés ont besoin de leur compétence, sur une terre où ils pourront accomplir leur mission ». Ceci est « loin d’être le cas en Algérie et en Tunisie ».

A court terme, l’hypothèse du retour de ces « vrais » jihadistes demeure peu probable, car la Tunisie est un territoire où s’organiser reste difficile, et qui, de surcroit, reste stratégiquement secondaire, à leurs yeux, par rapport à l’Afrique subsaharienne. D’après plusieurs experts, environ 200 de ces « vrais » jihadistes tunisiens combattraient encore au Moyen-Orient, et une centaine au Sahel. Près de 600 feraient toujours partie de groupes jihadistes en Libye, notamment dans le sud.

Néanmoins, l’accroissement régulier de leur nombre dans le Sahel est de nature à renforcer les connexions jihadistes tuniso-maliennes qui existent depuis plus d’une dizaine d’années. Selon un jeune universitaire tunisien spécialisé dans les groupes islamistes violents, « tant qu’il y aura des Tunisiens dans les groupes jihadistes en Libye et au Sahel, ces connexions pourraient être réactivées dans leur pays d’origine » . Pour l’heure, rien ne semble cependant indiquer que ce soit le cas.

Le jihadisme passé de mode au sein de la jeunesse

L’engagement salafiste-jihadiste a largement perdu de son attrait chez les jeunes, qui y étaient réceptifs il y a encore moins de cinq ans. Dans les universités, tout d’abord, espace où le groupe Ansar Charia, principal collectif salafiste-jihadiste tunisien, était particulièrement implanté en 2012-2013, cette mouvance semble avoir disparu. Les protestations coordonnées par Ansar Charia, tels les mouvements d’étudiantes voulant conserver leur niqab lors des examens, ont cessé – le niqab a d’ailleurs été interdit dans l’enceinte universitaire – de même que les revendications d’étudiants demandant l’aménagement des cours en fonction des heures de prière. Enfin, le vigilantisme salafiste n’existe plus.

 Depuis 2016, l’engagement au sein de la mouvance salafiste-jihadiste est devenu extrêmement risqué, contrairement à la période de début 2011 à 2013, ce qui a contribué à affaiblir son pouvoir d’attraction. Ce type d’activisme est, en effet, criminalisé depuis la classification d’Ansar Charia comme organisation terroriste, en août 2013, et a de fortes chances de conduire directement derrière les barreaux.

L’une des seules organisations politiques légales permettant de militer ouvertement, mais pacifiquement, pour le rétablissement d’un califat régi selon la stricte application de la loi islamique est le parti de la libération (Hizb Ut Tahrir). Issue de la mouvance des frères musulmans, cette formation politique est moins disposée au compromis que le parti d’inspiration islamiste An-Nahda, héritier du même courant. En 2021, elle continue de tenir des réunions publiques et d’anciens sympathisants du groupe salafiste-jihadiste Ansar Charia l’auraient rejointe. Populaire dans certaines zones périurbaines de la capitale, elle reste, pour l’heure, très groupusculaire et « intellectuelle ». Par crainte des poursuites, certains jihadistes, en rupture de ban ou non, préfèrent se réfugier au sein de communautés et courants salafistes discrets et non organisés sur le plan politique. Ils se tournent vers la communauté salafiste-quiétiste « madkhaliste », qui revendique l’apolitisme et prône l’obéissance aux pouvoirs en place – à moins que ceux-ci n’entrent en guerre ouverte contre la religion musulmane.

D’autres rejoignent le courant salafiste-jihadiste « hazimiste », s’ils n’en faisaient pas déjà partie. Ce courant était très populaire parmi les combattants tunisiens au sein de l’EI en Syrie en 2014. Il pourrait représenter une importante menace à moyen terme, s’il parvenait à faire grossir ses rangs, mais ce scénario reste peu probable dans le contexte actuel. La direction de l’EI le considérait comme plus intransigeant qu’elle sur le plan doctrinal, parce qu’il défend la thèse selon laquelle les musulmans qui entretiendraient une conception erronée de l’islam ne peuvent pas être « excusés » – les tuer est donc licite. Il connaitrait un succès grandissant parmi les milieux jihadistes en Tunisie, en raison notamment de son côté élitiste (discussions pointues sur le dogme) et individualiste (membres dispersés, peu de rencontres) qui lui permet de survivre dans la clandestinité la plus totale.

, Ces types d’engagements sont néanmoins très marginaux dans la jeunesse. Les responsables d’associations qui travaillent avec de jeunes Tunisiens résidant dans des zones périurbaines affirment que l’attirance de ces jeunes pour le jihadisme est de l’histoire ancienne. L’un d’entre eux affirme que celui-ci « est passé de mode ». La plupart de ces jeunes sont profondément déçus, tant par la révolution de 2010-2011 que par le jihadisme. La religiosité est même en net recul parmi cette frange de la population. Ainsi, « même le jihadisme ne fait plus rêver », alors que nombre de jeunes Tunisiens le considéraient encore il y a quelques années comme « la dernière idéologie véritablement antisystème », note l’organisateur de tables rondes réunissant de jeunes habitants des zones périurbaines. Comme l’observe une psychosociologue, le héros se sacrifiant pour une cause, en particulier celle du « véritable islam », a cessé d’être un modèle d’identification positive. Celui-ci n’a pu mettre fin aux injustices en Tunisie et paye le prix de son engagement par la prison et la stigmatisation sociale.

Plusieurs universitaires et associatifs notent que le nouveau modèle de certains jeunes célibataires issus des zones déshéritées est celui du gangster, tel que présenté dans certaines séries télévisées et vidéo-clips de musique hip-hop ; tatoué, violent, misogyne et « conservateur quand cela l’arrange », prêt à tout pour accroitre sa richesse matérielle, ici et maintenant.

 La panne financière, source du recul jhadiste

 
Les difficultés financières des organisations jihadistes ont contribué à diminuer leur attrait. Certains experts affirment, à juste titre, que l’attirance des jeunes Tunisiens pour le jihad au Moyen-Orient et en Libye, notamment entre 2014 et 2016, était, en partie, motivée par des considérations économiques. Al-Qaeda et l’EI offraient l’opportunité de quitter le pays, de gagner de l’argent, dans un contexte où le dynamisme économique de l’Europe avait diminué et que les risques de la traversée clandestine de la Méditerranée s’étaient accrus. En 2021, aux yeux des franges les plus vulnérables de la jeunesse, les groupes jihadistes offrent peu de perspectives d’enrichissement et la traversée clandestine de la Méditerranée demeure toujours aussi risquée.
 
L’Europe de l’Ouest est même, selon certains, synonyme de « coronavirus » et de racisme. Elle a perdu de son magnétisme. Une alternative qui attirerait des franges de plus en plus importantes de la jeunesse serait de s’organiser en bandes délinquantes en Tunisie, de « prendre de l’argent aux riches par n’importe quel moyen » et de se lancer dans le trafic illégal, comme celui de drogue, si l’opportunité se présentait.