Abdelillah Benkirane (2/3), une sensibilité révolutionnaire

Premier ministre islamiste entre 2011 et 2016 sous la férule de Mohammed VI, Abdelillah Benkirane aura été d’abord un militant de gauche. Une chronique d’Haoues SENIGUER, Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lyon 

Si le père d’Abdelillah Benkirane n’avait pas de sympathie politique particulière, sa mère en revanche était une activiste politique, militante très active au sein de l’Istiqlal, puisqu’elle participait aux réunions du parti nationaliste, aussi bien avant qu’après l’indépendance nationale. Abdelillah Benkirane vit ainsi dans une ambiance politique familiale, et ce dès l’âge de cinq ans, soit deux années à peine après la fin du Protectorat (1956).

Le jeune Abdelilah assistait à des joutes politiques et se souvient même des querelles qui opposaient de plus en plus, au début des années 1960, l’Istiqlal à l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP), à laquelle a appartenu Mehdi Ben Barka (1920-1965). Ainsi, il prit très tôt connaissance des sujets politiques et des événements de son temps, toujours en étroite liaison avec des préoccupations religieuses qu’il nourrissait dès le plus jeune âge au sein de la cellule familiale. Son implication et son application religieuses viennent donc à loin :
« L’étincelle pour la politique est liée à ma plus tendre enfance. Je suis issu d’une famille pieuse et très branchée sur le plan politique. Ce n’est pas une famille à proprement parler politicienne mais à tout le moins intéressée par la chose politique. Ma mère a été membre de l’Istiqlal. Mon père était très pieux et d’obédience soufie, mystique (tarîqa al-tijâniyya). Dès mon plus jeune âge, j’ai été séduit à la fois par la politique et la religion. Quand j’avais seulement dix ans, je ne connaissais déjà pas moins de quatre parties (ahzâb) du Coran. À neuf ans, j’ai été interpellé par la guerre des Sables en 1963 avec notre voisine l’Algérie[1]. »

A. Benkirane s’intéressait, alors qu’il avait à peine dix ans, au conflit du Sahara, qui opposa le Maroc à l’Algérie. Il décrivit, ailleurs, son enthousiasme à rejoindre très vite la maison familiale, à la fin des cours, à 13H, afin de pouvoir assister, admiratif, à la télévision, aux discours de Hassan II, qui dénonçait les ingérences de l’Égypte de Nasser, de l’Algérie de Boumediene, et exprimait son intention de préserver la souveraineté du royaume sur le Sahara occidental. Ses tout premiers pas dans le militantisme politique se firent au sein de la jeunesse de l’Istiqlal, pour deux raisons au moins, outre l’appartenance de sa mère au mouvement nationaliste : d’une part, du fait du glorieux passé nationaliste de l’Istiqlal dans le cadre du Mouvement national ; et d’autre part, du fait de l’attachement du parti en question à l’islam et à ses valeurs, notamment au travers de ses principales figures de proue, telles que Allal Al-Fassi (1910-1974), un ‘âlim (un docte religieux) nationaliste très fortement attaché aux préceptes de l’islam.

C’est à la fin des années 1960, notamment en 1968 qui est une année de forte agitation politique en Europe (France) et au Maroc, à l’initiative des formations de gauche et d’extrême gauche très présentes sur les campus et sur la scène politique, que Benkirane prit la décision de quitter l’Istiqlal pour rallier la jeunesse de l’UNFP. Il assista assidûment, au lycée et à l’université, aux mobilisations et aux luttes organisées par la gauche, qui réclamait, à ses débuts, un changement radical de régime. Pour A. Benkirane, il fallait, selon ce qu’il nous en dit au milieu des années 2000, distinguer les militants de l’UNFP, qui manifestaient dans ces espaces, sans violences faites aux biens et aux personnes, et ceux qu’il qualifie « d’extrémistes marxistes-léninistes », non sans parti-pris idéologique, du fait de son ralliement ultérieur à l’islamisme, virulent adversaire de l’idéologie « athée » de ces groupes. Pourtant, selon certaines sources en principe non hostiles aux islamistes[2], Benkirane aurait fréquenté et appartenu au mouvement du 23 mars d’obédience marxiste-léniniste, qui fut fondé dans la foulée des manifestations fleuves et violentes du 23 mars 1965 parties des lycées au cours desquelles des slogans hostiles au roi Hassan II auraient été proférés.

Au fond, ce sont moins ces violences, imputées à tort aux seuls éléments marxistes-léninistes en en excluant arbitrairement l’UNFP, qui sont mises à l’index dans ces années-là par A. Benkirane, que leur philosophie de type matérialiste-athée. Car, hormis l’antagonisme idéologique entre islamistes et marxistes-léninistes du point de vue religieux, l’agitation révolutionnaire était une disposition partagée par toute une génération à laquelle a précisément appartenu A. Benkirane, extrême gauche et islamisme confondus.

Le rôle clé de l’UNEM

Il est indispensable de souligner le rôle prééminent joué par le principal syndicat étudiant, proche de la gauche, l’Union Nationale des Etudiants du Maroc (UNEM), dans l’organisation des manifestations contre les autorités et des débats publics sur les campus. A. Benkirane ressentait, encore au début des années 1970, une attirance particulière pour ce discours frondeur porté par les jeunes socialistes, à telle enseigne qu’il s’en rapprocha. La radicalité de la gauche en général et celle de l’UNEM[3] en particulier exercèrent un véritable attrait aux yeux de Abdelillah Benkirane, puisque ce sont elles qui incarnaient le plus, à tort ou à raison, entre 1969 et 1972, les espoirs de révolution politique et de rupture radicale avec l’ordre institutionnel établi.

Le politologue marocain Mohamed Dharif synthétise les objectifs de ce syndicat (« un parti révolutionnaire » selon le politiste), dont les revendications entraient dans un premier temps en écho avec une certaine vision de l’Istiqlal (jusqu’en 1959), puis, dans un second temps, ledit syndicat rapprocha davantage, principalement à partir de 1959, des thèses politiques diffusées par les marxistes-léninistes et l’UNFP. Ce sont les orientations que A. Benkirane semblait lui-même partager, dans ces années-là du moins.

C’est pourquoi il est permis de mettre en évidence l’idée suivant laquelle, chez A. Benkirane, l’entrée à l’UNFP, au sein de ses structures de jeunesse, doit beaucoup plus à sa rhétorique politique révolutionnaire, qu’à des déterminants religieux, sinon déniés, du moins très secondaires au sein d’une gauche et les organisations associées à tendance nettement séculariste ou sécularisée. Par conséquent, la polarisation sur les moyens de mettre à bas le régime monarchique, prédominait largement les représentations de A. Benkirane, de la fin des années 1960 jusqu’au milieu des années 1970, en dépit, une fois de plus, de son arrière-plan religieux.

Autant la socialisation et la politisation de A. Benkirane durent, au premier chef, à son environnement familial originel, au contexte politique national et international de son temps, autant elles furent également tributaires de ses engagements militants successifs, et de sa présence dans les lycées et les campus, où se jouaient effectivement les plus importantes des luttes politiques et culturelles[4].

C’est alors le contexte de répression, qui s’abattit presque à l’exclusive sur toutes les formations de gauche contestatrices de l’ordre établi, dont l’UNFP, qui amena, nolens volens, A. Benkirane et ses compagnons à se rapprocher d’Allal Al-Fassi ; du fait de l’aura dont il jouissait auprès des acteurs politiques en général et du Palais en particulier. Ce dernier accepta de les recevoir à deux reprises, à l’année 1973, alors que l’UNFP était « presque interdite d’activité ». C’est ce qui est relaté, sur la foi du témoignage livré par Benkirane lors de son passage à l’émission de la chaîne al-hiwâr que nous avons déjà mentionnée. Témoignage qui est tout de même corroboré par des faits objectifs, que Mohamed Dharif rapporte dans Le Mouvement étudiant marocain[5]. Le politologue explique, en effet, que l’État a réprimé la gauche en général et l’UNEM en particulier, en raison, selon les motifs invoqués par les autorités de l’époque, de leur radicalisation présumée. Ce qui se solda, le 24 janvier 1973, par « l’annonce de l’interdiction légale de l’UNEM », au moment même où ce mouvement était très bien implanté à Rabat, Casablanca et Fès ; les lieux où la Jeunesse islamique trouvera un terreau fertile, pour constituer des poches de mobilisation et mener à bien l’ensemble de ses activités.

[1] Entretien avec l’auteur, mai 2006, Rabat.

[2] http://www.aljazeera.net/encyclopedia/icons/2014/12/23/عبد-الإله-بنكيران Consulté le 24 février 2018

[3] Cf. Mohamed Dharif, Le mouvement étudiant marocain. Lecture de la crise de l’Union Nationale des Étudiants Marocains (UNEM) 1956-1996 (en arabe), Casablanca, Publications de la revue marocaine de la science sociale politique, 1996, p. 43-84. Pour ce politiste, le mouvement étudiant aurait connu deux grandes périodes : de sa naissance, en 1956, à 1973 et de 1973 à 1981. Celui-ci aurait été instrumentalisé politiquement, se muant, du même coup, en « parti révolutionnaire ».

[4] GEISSER Vincent, KARAM Karam, VAIREL Vincent, « Espaces du politique. Mobilisations et protestations », in PICARD Élizabeth (dir.), La politique dans le monde arabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 193-213 et p. 204-205.

[5] Mohamed Dharif, Le mouvement étudiant marocain. Lecture de la crise de l’Union Nationale des Étudiants Marocains (UNEM) 1956-1996 (en arabe), Casablanca, Publications de la revue marocaine de la science sociale politique, 1996, p. 65.

 

Mondafrique a rencontré Abdelillah Benkirane :