Levant les poursuites contre les fonctionnaires accusés de corruption, le projet de réconciliation proposé par le président tunisien Béji est sous le feu des critiques
Le 14 Juillet 2015, lors d’un conseil ministériel qui s’est tenu au palais de Carthage, le président de la république tunisienne Béji Caid Essebsi a proposé un projet de loi relatif à la réconciliation. Un projet de loi qui, dans sa forme actuelle, garantit une amnistie qui gracie tous les dépositaires de l’autorité publique impliqués dans la corruption. Selon l’article premier de ce projet de loi constitué de 12 articles :
« Cette loi s’inscrit dans le cadre de la préparation d’un climat favorable, qui encourage l’investissement, redresse l’économie nationale et consolide la confiance avec les institutions de l’état. Elle vise à fixer des mesures spécifiques aux violations, en ce qui se rapporte à l’abus financier, à l’atteinte aux fonds publics, qui aboutissent vers la fermeture définitive des dossiers, à tourner la page du passé, en réalisant la réconciliation et en la considérant un objectif élevé de la justice transitionnelle ». (Traduction de Salah Ben Omrane publiée sur le site le milieu autorisé).
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Dans son deuxième article, cette loi prévoit aussi la constitution d’une commission de la réconciliation composée de sept membres : un représentant de la Présidence du gouvernement et qui en assurera la présidence, un représentant du Ministère de la Justice, un représentant du Ministère des Finances, un représentant du ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale, le chargé général du contentieux de l’Etat ou son représentant et deux membres de l’instance Vérité et Dignité . Le travail de cette commission se chevaucherait avec le travail de l’Instance Vérité et Dignité. En effet, la constitution de cette commission s’oppose complètement au choix du peuple tunisien d’instaurer un dispositif de justice transitionnelle fondé sur la révélation de la vérité, le questionnement, la reddition des comptes, l’indemnisation des victimes, et la réforme des institutions de l’Etat, couronné par une réconciliation générale assurée par l’Instance Vérité et Dignité.
Cependant, un jour après, dans une interview accordée par Béji Caïd Essebssi à la chaine de télévision privée « Attassia », et dont les principaux points ont été : le mur de protection au niveau des frontières tuniso-libyennes et la « guerre « contre le terrorisme a déclaré :
« Ce gouvernement a de nombreux défis sécuritaires, sociaux et économiques. La situation économique est en grand déclin, ceci doit changer à travers des solutions que nous devons proposer. Nous avons fait un énorme travail sur le plan politique, je me suis dis, et si on tournait la page du passé et qu’on regardait vers le futur parce que les investisseurs tunisiens ont peur d’être poursuivis en justice. La révolution a cinq ans, jusqu’à quand ceci va durer ?
Si on va suivre la justice transitionnelle il nous faudra encore cinq ans et la Tunisie ne peut plus patienter, on se dirige vers le néant.
Il paraissait si sur de lui quand il a ajouté :
« L’UGTT, l’UTICA, les chefs des partis politiques accepteront ce projet de loi s’ils sont des « nationalistes » et je sais très bien qu’ils le sont. Quand la majorité suit un chemin il faudrait que tous les autres suivent. » .
Pas de pardon
Malgré une opposition qui semblait minime dans les premiers jours qui ont suivi l’annonce de ce projet de loi en se limitant à la signature de pétitions notamment celle de l’initiative citoyenne Collectif Vérité et Justice et qui est sous la forme d’une lettre ouverte aux représentants du peuple leur rappelant les objectifs de la révolution tunisienne et les rappelant à leur devoir de travailler pour la réalisation de ces objectifs, au fil des jours, plusieurs voix se sont élevées contre ce projet de loi.
Des jeunes activistes tunisiens ont lancé un mouvement intitulé « Manich Msemeh » (Je ne pardonne pas) et ont déjà improvisé une marche contre ce projet de loi le 27 aout 2015 et une deuxième le mardi 1 er Septembre 2015. Par la suite, un bon nombre d’organisations et associations de la société civile se sont unis dans une coalition civile qui a indiqué dans une conférence de presse tenue le 27 aout 2015 qu’elle entamera une série de mouvements pacifiques contre ce projet, en raison des défaillances constitutionnelles qui s’opposent au système de la justice transitionnelle. Cette coalition civile a par ailleurs organisé une conférence de presse pour exposer les failles constitutionnelles et juridiques du dit projet de loi.
Ultérieurement, des partis politiques comme le Parti des Travailleurs et le Mouvement du Peuple, ont appelé à faire échouer le projet par tous les moyens permis dans le but de préserver le processus de justice transitionnelle. L’Union générale s’est prononcée contre le projet et a indiqué dans un communiqué publié suite à la réunion du conseil administratif national qu’elle était pour une réconciliation nationale basée sur le respect de la Constitution et de la loi relative à la justice transitionnelle, consensuelle et garantissant l’égalité et l’équité permettant de démanteler les réseaux de corruption. La centrale syndicale a par ailleurs exprimé son rejet du projet de loi dans sa forme actuelle. Des organisations de la société civile tunisienne en France ont par ailleurs annoncé dans un communiqué publié le 29 aout 2015 l’organisation d’un rassemblement pour le retrait du projet de loi de la réconciliation nationale le 3 Septembre 2015 et ceci devant l’ambassade tunisienne à Paris.
Loi d’impunité
Il faut aussi signaler que des ONGs internationales ont publié des communiqués contre ce projet de loi sur la réconciliation. Monsieur José Ugaz le président International de Transparency International a déclaré que : « la nouvelle loi proposée ferait du concept noble de la vérité et de la réconciliation une imposture. Les plus grands voleurs qui se sont enrichis sous le régime du dictateur Ben Ali seraient en mesure d’échapper à la justice en introduisant une partie de leurs gains mal acquis dans l’économie du pays. Cela ne fera que renforcer l’influence et la puissance de la corruption. » L’organisation internationale de lutte contre la corruption a par ailleurs publié un communiqué condamnant le dit projet de loi.
Par des temps troubles, le projet de loi sur la réconciliation dans sa forme actuelle est lui aussi trouble. Cette manœuvre maladroite de la part de la présidence de la république complique d’avantage la situation du pays. Ses failles constitutionnelles et juridiques sont si claires. Proposer une loi pareille au milieu d’une « guerre » déclarée contre le terrorisme laisse le doute s’installer. Cependant, la Présidence de la République persiste dans sa fuite en avant au risque de voir son image associée au blanchiment de la corruption et des mafieux de l’ancien régime.
Que se passera –t-il lors de la discussion prochaine dudit projet de loi l’Assemblée des Représentants du peuple ? Les corrompus gagneraient ils la bataille ?