Algérie, les forces armées ne peuvent pas décider seules de l’avenir

Même si l’enseignement médical lui a pris le plus clair de son temps, Belaïd Abane n’a jamais vraiment abandonné la casquette du « politologue ». Après avoir vécu « les événements » de 1954 à 1962, dans un « village de regroupement » en Kabylie, il est fortement marqué par la guerre d’Algérie à laquelle sa famille a payé un lourd tribut.

Bélaïd Abane, une voix très écoutée en Algérie, prend position contre la tenue des élections présidentielles de décembre et se prononce en faveur d’une autorité politique consensuelle agréée par le mouvement populaire.

Voici un entretien que Belaïd Abane a accordé à Djaffar Amokrane

Djaffar Amokrane : vous vous êtes immergé encore tout récemment dans le mouvement populaire à Alger. Quelles impressions en rapportez-vous ?

Bélaïd Abane : J’ai vu une protestation populaire tsunamique. J’ai vu les Algériens (et échangé avec beaucoup d’entre eux) dans toute leur diversité :  des enfants, des jeunes, des adultes des personnes parfois très âgées, des femmes et des hommes habillées à l’occidentale, des femmes et des hommes avec la tenue religieuse traditionnelle, des cadres, des ouvriers, des entrepreneurs, des professions libérales…Le peuple en quelque sorte, rassemblé autour d’un mot d’ordre essentiel : la fin du système.

Une chose m’a fortement impressionné : la détermination dans le regard et les propos des gens. Cela m’a amené à penser que le peuple algérien dépossédé de sa souveraineté depuis 1962 est décidé à reprendre en mains son destin collectif et qu’il ira jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à amener le Haut commandement militaire à revoir sa stratégie et à admettre que l’armée ne peut décider seule de l’avenir politique du pays.

J’ai noté aussi une franche hostilité du peuple marchant envers le Général Gaïd Salah, chef d’état-major (CEM). J’avais compris que ce dernier avait dilapidé le capital de sympathie qu’il avait engrangé après le départ de Bouteflika et la neutralisation des membres les plus influents de ce qu’il avait désigné comme la Issaba[1]. Il s’est positionné au fil de ses allocutions contre le mouvement populaire au lieu d’aller vers lui et de le soustraire aux influences adverses. Ce fut une erreur majeure d’évaluation politique de la situation.

Au lieu d’agir en politique, le Haut commandement de l’armée fait dans ce qu’il sait le mieux faire, la discipline militaire, oubliant que le peuple n’est pas une caserne et que la société algérienne a considérablement évolué et qu’elle est maintenant en phase avec les mutations d’un monde complètement ouvert.

Djaffar Amokrane. Pourquoi le mouvement populaire n’est pas parvenu à ce jour à trouver des représentants?

B.A. Effectivement et je me suis moi-même posé la question au départ.  Il faut se rendre à l’évidence que le Hyrak est un mouvement totalement horizontal où les différences politiques, idéologiques, identitaires, sociales, et même générationnelles sont provisoirement mises de côté en attendant le dénouement heureux de la crise. Les Algériens se sont investis dans le Hyrak[2] à titre individuel et non pas au nom d’un parti, d’un syndicat ou d’une quelconque obédience. Un seul mot d’ordre fait l’unanimité du peuple marchant : le départ du système, et depuis l’annonce des élections, le rejet de celles-ci.

Pour le moment il ne peut pas y avoir de représentants. Tous les animateurs talentueux reconnus par le peuple qui marche ont été neutralisés. L’intelligence profonde qui accompagne discrètement le Hyrak sait de par son expertise passée dans ce domaine comment on subjugue ou neutralise tout leader charismatique qui apparaît dans l’espace public.

On peut donc parier que le mouvement restera un bloc monolithique jusqu’à ce que l’autorité militaire assouplisse sa position et décide de s’asseoir et de s’adresser au peuple marchant : « Ok je vous ai entendu. Parlons et décidons ensemble de ce que nous allons faire de notre pays. » Là, les choses vont commencer à bouger dans le bon sens pour un dénouement heureux de la crise.

Djaffar Amokrane. Vous parlez d’« intelligence profonde ». Vous rejoignez en ce sens le Chef d’Etat-Major qui accuse le mouvement populaire d’être manipulé. Vous étiez d’ailleurs enclin à le penser. Alors ?

B.A.J’avais dit et le pense encore qu’il y a une intelligence[3] derrière ou plutôt sous ce mouvement populaire. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui m’amènent à penser aussi que le Hyrak ne se débandera pas. J’ai bien entendu évolué après quelques immersions dans le peuple marchant à Alger. La population dans toute sa diversité revendique la fin du système qui l’a privée de sa souveraineté démocratique depuis l’indépendance du pays en 1962.  Alors, même s’il y a une intelligence qui accompagne le Hyrak, sa mobilisation est légitime. Et chaque jour qui passe démontre à quel point ses revendications sont fondées.

Le système vermoulu de toutes parts, n’est en effet ni amendable ni perfectible.  C’est à une véritable refondation de la nation et de l’Etat qu’aspirent à bon droit le peuple en marche pacifique. Manipulé ou pas, le moment venu il saura faire des choix conformes à ses intérêts. Et on ne peut imaginer que cette formidable mobilisation populaire du vendredi et du mardi, depuis huit mois, n’ait pas ses prolongements politiques après le dénouement de la crise.

Djaffar Amokrane Pourquoi l’Etat Major continue-t-il à invoquer la légitimité historique?

B.A La légitimité historique est épuisée par l’usure et le poids du temps. On a également usé jusqu’ à la corde la légitimité sécuritaire. La stratégie du « choc et effroi » a été largement utilisée, notamment par ceux qui étaient en peine de faire valoir une quelconque légitimité « maquisarde ». Elle a tétanisé les Algériens qui ont laissé passer toutes les dérives du système pour peu qu’on n’attente pas à leur vie. On invoque maintenant la légitimité patriotique. « Nous sommes plus patriotes que vous », argumentent le régime et ses relais pour contrer la protesta.

C’est dans la même veine qu’a été invoqué l’esprit novembria-badissia[4]. L’association de ces deux vocables est un subterfuge destiné à ratisser large et à isoler une partie de la population stigmatisée comme étrangère aux valeurs de novembre et de l’Islam assimilées au patriotisme. C’est une ruse grossière qui montre à quel point les stratèges du contre-Hyrak sont à court d’imagination.

Ce qui est plus grave est que le Haut commandement militaire laisse faire, lui qui a la mission historique de rassembler et d’unir le peuple durant cette phase critique de son histoire. Pis, il entre dans le jeu en faisant arrêter des porteurs d’emblème amazigh[5], un emblème ni étranger ni ennemi et plutôt symbole de l’unité et de l’identité nord africaines, et qui n’est d’aucune manière l’antithèse de l’emblème de sang national algérien. Il y a quelque part un déficit de raison politique.

Il eut été plus avisé et dans l’intérêt suprême du pays et de l’institution militaire, de s’approprier ce concept qui rassembla en 2018 les Algériens d’est en ouest et du nord au sud, le jour de Yennayer, fête millénaire du monde Amazigh.

L’autre manière de rassembler et de décrisper la nation était d’invoquer en même temps que novembre, les valeurs soummamiennes[6] devenues les mots d’ordre du Hyrak. Au lieu de cela, on stigmatise, on crée de la diversion et on divise. C’est une vision de l’Etat et de la nation qui manque de hauteur.

Djaffar Amokrane. Vous semblez dire que les arrestations sont abusives.

B.A Je ne porte pas de jugement sur l’arrestation des membres de la Issaba. Je ne connais pas les dossiers et ne me sens pas qualifié pour le domaine. Pour les autres, bien sur qu’elles sont abusives. Je veux parler du délit d’emblème amazigh, de la parole d’opposition au régime et bien sûr du cas du Commandant Bouregaa. C’est une blessure pour la nation algérienne que l’arrestation de jeunes gens, filles et garçons, pour le simple fait d’avoir arboré un emblème qui est celui de l’identité et de la profondeur historique algériennes, lesquelles ont du reste une valeur constitutionnelle. Voila encore une manière désinvolte de s’accommoder de la constitution. Serait-on aveugle à ce point, à moins qu’il ne s’agisse d’une manœuvre de diversion destinée à focaliser l’opinion sur un contre-feu ? Serait-ce une manipulation de système, méthode bien connue, pour circonscrire le mouvement populaire en désignant un bouc émissaire commode. 

Tout récemment à Lille, l’hymne national algérien a été entonné par plusieurs milliers de supporters algériens arborant des centaines de drapeaux vert blanc rouge. Un hymne et un drapeau étrangers au cœur d’une France qui a les nerfs à fleurs de peau sur les questions migratoires et identitaires ! Personne n’a été inquiété. Concernant l’arrestation des animateurs du mouvement populaire, (Tabbou, Boumala, Belarbi…), on a criminalisé des discours d’opposition. Sur le plan de la liberté d’expression, n’ayons pas peur des mots, il s’agit d’une véritable régression. On a également procédé à la fermeture des rares églises existant en Algérie. Là aussi à l’évidence, il s’agit d’une opération de diversion-diabolisation-division. Les décideurs seraient mieux inspirés de se concentrer sur les véritables solutions à apporter à cette crise qui dure depuis 8 mois et qui est en voie d’impacter gravement l’avenir du pays. On a également arrêté pour « propos portant atteinte au moral de l’armée », le Commandant Lakhdar Bouregaa un des chefs prestigieux de l’armée de libération nationale (ALN) dans les maquis de l’Algérois. Etait-il nécessaire, était-il judicieux d’avoir la main si lourde à l’égard d’un ancien combattant de 86 ans à la santé fragile ? Il était loisible de l’attaquer pour diffamation sans avoir à lui faire subir l’humiliation d’une arrestation et l’emprisonnement avec en sus une tentative indigne de la télévision nationale d’attenter à son prestige, son honneur et à son intégrité révolutionnaire. Il s’agit là encore d’une indigence argumentaire déplorable. On se demande s’il y a encore quelqu’un qui réfléchit parmi les stratèges de la maison Algérie.

Djaffar Amokrane Pourquoi d’après vous l’armée refuse la transition politique et tient absolument à organiser des élections présidentielles ?

B.A L’autorité militaire ne veut pas d’une transition hors système. Ce qu’elle propose en voulant imposer une élection présidentielle c’est une transition clanique. Pourquoi me disiez-vous ? Il y a plusieurs raisons. La première est que l’armée, il faut lui en faire crédit, redoute l’instabilité. Car comme chacun le sait, il rêgne au sein de l’armée une discipline faite d’ordres et d’obéissance. Elle déteste les incertitudes et ce qu’elles pensent être du désordre. D’autant qu’elle a toujours eu à faire à un peuple habitué à avaler des couleuvres par paquets. La deuxième raison est que l’armée fait de l’armée. Le Haut commandement militaire ne pose pas un regard politique sur la situation. Il pense et agit comme si le pays était une grande caserne qui doit exécuter les ordres venus d’en haut. Il y a enfin que les chefs militaires craignent de perdre la main sur les événements et redoutent par-dessus tout un retournement de situation au profit de leurs adversaires, au cas où le pays s’engagerait dans une phase de transition qu’il ne contrôle pas.

Djaffar Amokrane Et maintenant comment sortir de la crise ?

B.A. Il y a plusieurs pistes. Commençons par la solution préconisée d’autorité par la hiérarchie militaire. Bien évidemment l’argument constitutionnel est totalement fallacieux dans un pays où la constitution est invoquée à la carte. C’est faire preuve d’aveuglement politique que d’aller à l’encontre d’un peuple qui est tout de même la source de toute souveraineté, alors qu’il revendique une transition politique hors du système. Echaudés par les élections frauduleuses imposées depuis l’indépendance à une exception près, celle de 1991, les Algériens n’en veulent pas, considérant que c’est une façon de mettre la poussière sous le tapis alors que le pays est abimé moralement économiquement politiquement.

L’armée prendrait-elle le risque de porter à la présidence un cacique de l’ancien système en le faisant élire avec un taux de participation misérable ? Comment pourrait-il gouverner avec une légitimité microscopique ? Du reste c’est prendre le risque d’une longue période d’instabilité qui pourrait mener le pays vers l’inconnu d’une nouvelle tragédie. Et les mêmes causes produisant les mêmes effets, le pays ira de Charybde en Scylla. Quel que soit en effet le président qui sortirait des élections du 12 décembre si elles avaient lieu, il ne serait pas masochiste au point de bouder le pouvoir impérial que lui confère la constitution actuelle.

Les autres pistes sont toutes celles de la transition politique. Ce que revendique le mouvement populaire en marche, c’est de faire l’état des lieux, remettre à plat les problèmes du pays pour une refondation de l’Etat et de la nation sur des bases saines. Les Algériens savent aussi que si l’occasion actuelle est ratée, elle ne se représentera pas de si tôt. C’est de ce postulat qu’ils tirent toute leur détermination.

La solution d’une constituante est parfaitement démocratique. Mais trop complexe à mettre en pratique sans compter les risques réels de déchirements idéologiques. Le pays risque de revenir aux années 1990.

Une convention nationale est également une solution démocratique qui nécessite la mise en place d’assemblées à travers tout le pays et à tous les échelons administratifs. Mais c’est aussi une voie très complexe qui prendrait les risques réels de confrontation et de déchirements.

 Que reste-t-il ? Le pays doit urgemment se doter d’une autorité politique suprême transitoire consensuelle agréée par le mouvement populaire. J’ai évoqué dans vos colonnes il y a quelques mois la mise sur pied d’un Directoire national souverain de transition (DNST) composé de trois ou de préférence cinq membre. L’armée a bien entendu vocation à y siéger en tant que partenaire politique et non militaire. Un officier de haut rang désigné par sa hiérarchie jouera le rôle de courroie de liaison entre l’autorité politique suprême et l’institution militaire.

Le chef des armées, clef de voûte du système finissant, aura à remettre la destinée du pays aux mains de ce Directoire et se mettre sous son autorité jusqu’à la fin de la transition. C’est un compromis dur, certes, auquel l’armée doit consentir, mais il y va de sa cohésion, de son intérêt et de celui du pays.

Djaffar Amokrane. Mais d’où sortirait ce Directoire ?

B.A Deux pistes possibles. Soit proposé par une conférence nationale indépendante regroupant les partis politiques (hors ceux de l’ex alliance présidentielle), la société civile, les syndicats, des personnalités indépendantes irréprochables, des intellectuels libres non impliqués dans l’ancien système…  Soit impulsé par l’autorité militaire elle-même en toute transparence et avec l’agrément du peuple marchant.

Djaffar Amokrane Et pour quelle feuille de route ?

Très vite, l’instance de transition doit donner des gages de changement de système par la dissolution de l’Assemblée, la suppression définitive du Conseil de la nation, la nomination d’un nouveau gouvernement. Ce dernier aura pour mission, outre la gestion des affaires courantes, d’assainir le fichier électoral, de mettre sur pied une commission indépendante de surveillance et de contrôle électoral. En étroite liaison avec le DNST et sous sa direction, le gouvernement de transition (GT) mettra en place une Haute cour de justice transitionnelle qui jugera en toute indépendance les crimes et les délits ayant porté atteinte à l’économie et à la sécurité nationales. Le DNST impulsera aussi une charte fondamentale des règlements garantissant les droits et les devoirs citoyens de chaque Algérien et de chaque Algérienne. Tout parti et tout dirigeant politiques désireux d’entrer en compétition électorale devra y souscrire. Les élections législatives suivront alors en toute logique. Une Haute commission parlementaire reformera la constitution pour réduire les pouvoirs présidentiels ou aller vers un régime de type parlementaire.

L’approbation référendaire est bien entendu de mise. Le nouvel édifice institutionnel sera parachevé avec l’élection au suffrage universel direct d’un président au pouvoir raisonnable. Ou, si le régime parlementaire est admis, par l’élection d’un chef de l’Etat par la représentation nationale. Le DNST achèvera sa mission en remettant les pouvoirs d’Etat au nouveau président.

Djaffar Amokrane. Quel est, pour l’instant, le mot de la fin?

La situation politique en Algérie semble bloquée dans une conjoncture économique très défavorable. L’avenir du pays sera lourdement impacté. A à moins que l’autorité militaire ne décide de faire son examen de conscience et de stopper cette fuite éperdue en avant. Il en est encore temps. Il y va de l’avenir du pays et des enfants d’Algérie. D’un autre côté le peuple algérien a tout intérêt à préserver son armée, sa stabilité et sa cohésion.


[1] Bande maffieuse. C’est ainsi que le CEM avait désigné l’entourage de Bouteflika, les oligarques et les chefs de l’ex Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), les généraux Toufik et Tartag.

[2] Autre appellation du mouvement populaire en protestation.

[3] Ce sont, dit-on, les anciens réseaux des Services secrets (DRS) restructurés en 2014-2015 par Bouteflika. 

[4] Novembre en référence au 1er novembre 1954 date du déclenchement de la guerre d’indépendance. Badissia en référence à Abdelhamid Ben Badis, chef du réformisme religieux au cours années 1930.

[5] Désigne les populations originelles du Nord de l’Afrique, des canaries à l’oasis de Siwa en Egypte.

[6] Le congrès de la vallée de Soummam du FLN historique du 20 août 1956 fut le moment fondateur de l’Etat algérien post colonial. La plateforme de la Soummam est décriée par le noyau dur de l’arabo-islamisme militant.