Le tunisien Yassine Ayari, « le cheval de Troie du système»

Vainqueur à 36 ans aux élections législatives partielles en Allemagne, Yassine Ayari, vient d’être condamné à trois mois de prison par la justice militaire. Un entretien avec Mondafrique.

ingénieur en sécurité des réseaux informatiques, Yassine Ayari est un ex blogueur de la révolution tunisienne, exilé à Paris depuis trois ans. Il a été élu député pour la circonscription « Allemagne » avec à peine 284 voix, soit 21 % des suffrages exprimés, et un taux d’abstention frôlant les 95 %. Cet esprit libre fait l’objet de trois affaires en justice, engagées par le parquet militaire.

Après s’être offert un bain de foule à son arrivée samedi à l’aéroport de Tunis, Yassine Ayari a prêté serment à l’ARP, mercredi 7 février. Son élection s’est faite suite à la démission du député Hatem Ferjani, nommé en septembre à la faveur du dernier remaniement ministériel au poste de secrétaire d’Etat chargé de diplomatie économique

Lors d’un entretien accordé à Mondafrique, le jeune et courageux député  revient sur les enjeux de son élection et le chemin parsemé d’obstacles qui l’attend.

Mounira Elbouti

Mondafrique. Lors des dernières semaines, plusieurs échos ont fait état de difficultés judiciaires qui auraient été de nature à vous empêcher de descendre libre de l’avion le 3 février 2018. Avez-vous été surpris de passer la douane et le contrôle de police sans encombre ?

Yassine Ayari. La manière de faire de l’administration tunisienne et les menaces que j’ai subi laissaient croire que je serai arrêté et malmené à l’aéroport. Une partie du système voulait que je sois arrêté, que l’indignation soit grande et que l’autre partie du système porte le chapeau de mon arrestation ; j’ignore si ces deux parties ont réussi à trouver un équilibre mais ce qui est sûr c’est que porter plainte dans un tribunal militaire contre un député après les élections n’est pas un procédé innocent. Il faut dire que J’ai couru un risque non négligeable et j’ai été très surpris de passer la douane.

Aussi, j’ai gardé un très mauvais souvenir de mon arrestation en 2014 même si je n’étais pas recherché, il y avait seulement mon nom écrit sur un bout de papier au niveau de la douane tunisienne. Cette fois-ci en arrivant à Tunis à l’aéroport j’ai entendu un agent de police dire à son collègue : «pour le moment ils sont heureux de son arrivée mais tu verras ce qui l’attend !»

Mondafrique. Lorsqu’on est suivi par des centaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux et qu’une telle foule fête votre arrivée, comment ferez-vous pour garder les pieds sur terre ? Ne craignez-vous pas le décalage entre la chaleur de l’arrivée et la réalité du soutient sur le terrain ?

Y.A. J’ai assez d’expérience pour gérer cela. Et ce n’est pas le premier bain de foule auquel j’ai droit à l’aéroport, c’était le cas en 2013. Aujourd’hui, ni les insultes m’atteignent, ni les bains de foule me poussent à avoir la grosse tête. J’arrive à gérer et m’attends au pire.

Je suis conscient qu’on essayera de me faire du mal et qu’on tentera le pire contre ma personne. D’ailleurs auparavant on m’a déjà menacé de kidnapper mon fils et j’ai porté plainte pour cela. Puis y a quelques semaines, une jeune infographiste qui m’a aidé dans ma campagne a reçu un appel masqué où on lui a proposé la somme de 80 mille dinars en contrepartie de m’accuser de tentative de viol sur les tribunes médiatiques mais elle a refusé. Et je garde toujours l’enregistrement qu’elle m’a envoyé. Il faut dire que l’histoire a montré que « ces gens-là » n’ont pas de limites, ils peuvent aller jusqu’aux meurtres politiques, à l’empoisonnement, au kidnapping mais je ne crains rien.

Et tout cela est normal car je viens de bouleverser un système établi et de déranger la quiétude de l’alliance Ennahdha-Nidaa et ça ne passera pas comme une lettre à la poste. Il y a un prix à payer et je suis prêt pour cela. Le deal pour moi étant que si je réussis, j’ouvrirai la porte à la jeunesse qui a perdu confiance en elle et qui doit se contenter, malgré elle, pour l’instant, de faire office de figurant au sein des partis politique sous prétexte qu’elle ne sait pas travailler et qu’elle manque de maturité politique. C’est la fin d’une période politique.

Mondafrique. Vous êtes attendu sous l’hémicycle de l’ARP avec beaucoup d’inquiétudes. Vous êtes « hors système » et votre attitude à l’égard des députés a toujours été très hostile. Comment compte-vous gagner leur confiance pour être intégré aux travaux des commissions ou pour présenter des projets de lois qui vous tiennent à coeur ?

Non je n’ai pas été hostile, je suis un citoyen, un contribuable qui paye ses impôts comme les autres députés et j’exige d’eux qu’ils en fassent de même. Mon comportement critique avec eux sera une règle et non une exception.

Pour ma part, je n’ai menacé personne, j’ai des points de vue critiques certes mais cela reste mon droit. Toutefois, je suis conscient que dans une démocratie on ne laisse pas les gens faire tout ce qu’ils veulent même si sont élus. C’est un pouvoir citoyen qui doit veiller au bienêtre des autres.

Je compte gagner la confiance des députés par le travail pour montrer à mes futurs collègues qu’il y a d’autres manières de faire la politique et je prendrai mon travail au sérieux . Mon objectif est d’être le député de tous les Tunisiens.

Mondafrique. Vous avez été élu avec un nombre de voix très faible. Beaucoup doutent de votre légitimité électorale et de l’utilité de votre présence à l’ARP. Qu’est-ce qui va convaincre l’opinion publique -au-delà de ceux qui vous ont élu concrètement- que vous représentez bien plus que quelques dizaines de tunisiens d’Allemagne ?

Y.A. C’est une manière de voir les choses car j’ai quand même obtenu un nombre de voix supérieur à la somme des 7 blocs parlementaires donc le total est faible, certes mais si l’on se compare à Al Jomhouri, Al Jabha et autres, le nombre de voix que j’ai obtenu est plus important. C’est surtout un problème de taux de participation aux élections législatives qui est faible un peu partout dans le monde. En Allemagne par exemple ce taux s’est établi à 10%.

Quand j’ai su que Hafedh Caid Essebsi, fils du président Béji Caid Essebsi ne s’est pas présenté, je me suis présenté et j’ai commencé ma campagne dans les cafés fréquentés par les Tunisiens d’Allemagne, les gens n’étaient même pas qu’il y avait des élections législatives car il y’avait un blackout médiatique.

De plus, l’Allemagne est un grand pays et par conséquent avoir seulement 4 centres de vote rendaient les choses difficiles, 2014, il y’en avait 10. Avec le dégout des Tunisiens de la politique. Celui qui a réussi est celui qui a su motiver les gens à faire plus de 500 Km pour aller voter, celui qui avait un réel projet à défendre. Tout cela a fait que j’ai gagné et certains se sont pris à moi, allant jusqu’à me traiter de terroriste, ironie du sort, moi fils de martyr qui a perdu la vie en combattant les terroristes !

On m’a accusé de terroriste à la vue d’une photo de moi portant un drapeau noir, à connotation civilisatonnelle de l’islam avec la mention de la « chahada »: «  J’atteste qu’il n’y a pas de divinité en dehors de Dieu et que Muḥammad est l’envoyé de Dieu » (ndlr) , cela remonte à 2013 où des Femen tunsiennes ont brûlé ce drapeau devant la mosquée de Paris et cela a embarrassé tous les Tunisiens.

Je me suis rendu à la Mosquée de Paris avec ce drapeau en compagnie d’une équipe de Tunisiens résidents en France, un groupe de médecins et d’ingénieurs pour présenter nos excuses à la Mosquée de Paris pour ce geste. Ironie du sort, Daech a vu le jour et a choisi ce drapeau comme emblème, ladite photo se trouve toujours sur mon facebook avec la date et les commentaires.

Mondafrique. Que retenez-vous de vos rencontres avec les officiels allemands ? En êtes-vous revenu avec le sentiment d’un gouffre sans fond qui sépare notre pays du leur ? Ou, avez-vous identifié des opportunités que les autres députés des TRE n’ont pas pu exploiter auparavant ?

 Y.A. J’ai retenu qu’il est plus facile de se faire accepter par les autorités allemandes que les autorités tunisiennes. Par exemple, j’ai eu du mal à prendre rendez-vous avec le Consul Général de Tunisie et moins de mal à rencontrer le président de la Bavaria, la région la plus riche d’Allemagne.

Je sais que ma députation est une pilule qui a du mal à passer car j’essaye de bouleverser cet ordre établi et l’administration, à mon avis, ne sera pas coopérative. Mais grâce au travail et aux efforts de communication j’ai réussi à prouver que mon élection n’est pas une erreur mais un choix. Si je réussis mon mandant beaucoup de jeunes comme moi finiront pat renouer avec la politique tunisienne.

J’ai pris connaissance d’un réel gouffre qui sépare la Tunisie de l’Allemagne sur le plan économique, et les responsables allemands sont conscients que ça va mal sur le plan social, sur la stabilité politique, et sur celui des libertés individuelles et les droits l’Homme. J’ai soulevé notamment le problème des migrants clandestins tunisiens avec la droite allemande qui fait pression sur le PSD allemand pour les renvoyer dans leur pays. Toutefois, reclasser la Tunisie comme pays sûr reste un enjeu interne en Allemagne. Ils sont heureux qu’un jeune soit élu à l’ARP et ils me l’ont fait savoir (j’ignore si c’était un clin d’oeuil pour me dire que notre président est vieux).

Pour conclure, je me considère comme le cheval de Troie du système et je suis conscient de responsabilité qui m’attend, je travaille pour les 4 millions de Tunisiens qui se sont inscrits et qui ont voté et pour tous les Tunisiens.