Oublié par un Etat dans l’incapacité à résoudre les problèmes locaux, le Nord Ouest de la Tunisie, ancien grenier de l’Empire romain, apprend à se prendre en charge. Entre recherche d’emplois et méfiance face aux groupes salafistes.
« Soyez prudents, les routes ne sont pas sûres ». Les avertissements venus du Nord du pays inquiètent les touristes. Et on les comprend. depuis la révolution de janvier 2011, les médias ont régulièrement dénoncé la tentative d’installation d’un califat à Sejnane. Les tensions entre combattants islamistes extrémistes et forces de l’ordre ne cessent pas.
Or le paradoxe, le voici: le bilan sécuritaire s’alourdit, mais la réalité quotidienne est différente. A Menzel Bourguiba, Bizerte et Sejnane, les barbes et les voiles sont omni présent, les discours ultra conservateurs, mais sans violence. « Sous Ben Ali la répression des islamistes de cette région a été telle qu’il est normal qu’ils veuillent aujourd’hui s’imposer », assure Françoise, médecin exerçant depuis trente ans dans la région.
Des emplois, sinon rien
Les préoccupations des habitants se focalisent sur la reprise de la production à la cimenterie de Bizerte, sur les aciéries El Fouledh, entreprise publique en déficit et sur les négociations sociales de l’équipementier auto JAL, qui met la clef sous la porte. Le développement du Nord de la Tunisie a été sous Bourguiba comme sous Ben Ali négligé par les autorités. « Le miracle économique tunisien », vanté par Jacques Chirac, n’a vraiment existé qu’en milieu urbains et dans les zones côtières de l’Est du pays. « La croissance qui s’affichait entre 3 et 4 % malgré la crise mondiale était un mirage. Dans les régions intérieures, on plongeait dans l’indigence, isolés, seuls » explique Mondher, un cadre de l’entreprise Léoni à Mateur.
Ancien grenier à blé de Rome, le Nord Ouest de la Tunisie peine désormais à tirer ses revenus de l’agriculture. Morcellement des exploitations conséquent à des héritages, changements climatiques et difficultés d’accès aux crédits ont ralenti la production agricole. « La terre n’intéresse plus les jeunes d’autant que même les grands exploitants rencontrent de grosses difficultés », explique un producteur qui ne peut acheminer son lait par gros temps vu l’état des routes. De Bizerte à Jendouba, les Tunisiens ont depuis longtemps oublié la révolution. « On n’y a pas gagné grand chose, sauf des débats télévisés plus animés. A quoi sert la liberté d’expression si nos demandes ne sont pas entendues ? » s’interroge un étudiant de Jendouba, cette ville proche de la frontière algérienne où les coups de filet contre les salafistes jihadistes se sont multipliés.
Chappe de silence
Depuis 2012, les environs de Jendouba sont le fief de la katiba de Jebhat el Nosra et une zone de repli pour certains extrémistes algériens. « Les habitants le savent, mais personne n’irait dénoncer un cousin ou le fils d’un ami aux autorités. Nous essayons d’éviter que les civils soient impliqués dans des affrontements ; cela ne ferait qu’envenimer les choses entre » assure un ancien instituteur. Les salafistes ont imposé un mode de vie à une population craintive qui se mure dans le silence par crainte. Juste après une embuscade, début mars à Bulla Regia, qui a coûté la vie à un civil et des représentants de l’ordre, un émir, lors d’un enterrement proclamait que le mouvement était juste en attente de nouveaux chefs. Et les civils seraient dans la ligne de mire.
Des listes de réfractaires à la religion ont été établies et des tribunaux de l’ombre sont prêts à traiter les dossiers. Faut-il les prendre au sérieux? « Les combattants d’Allah sont de pauvres bougres auxquels on a lavé le cerveau » assure un cafetier de Ghradimaou qui explique que le mouvement regroupe aussi bien des amoureux éconduits que d’anciens taulards et des trafiquants en tout genre. De fait, si les autorités algériennes redoublent de vigilance aux frontières, c’est que la contrebande classique de denrées alimentaires ou de textile est remplacée par des trafics plus importants. Drogue et armes mais aussi l’essence servent à financer en partie les groupuscules jihadistes.
Explosion de l’économie parallèle
Depuis la chute de Ben Ali, l’économie parallèle implose jusqu’à représenter 50 % du PIB de la Tunisie mais désormais les flux ne sont plus gérés par les familles du sérail mais par une multitude de barons locaux connus de tous. Intouchables car ils font vivre des centaines de personnes, ils sont la clé de voûte d’un système désormais rôdé d’import export illégal entre la Libye, la Tunisie et l’Algérie. La misère et la défection de l’Etat, qui n’a pas répondu aux revendications socio-économiques de la révolution, poussent les populations à tirer des subsides de la contrebande, tout en échappant à l’impôt. « Je paierai des taxes le jour où l’Etat offrira de réels services à la collectivité ; nous ne voyons ni routes, ni nouvelles infrastructures et encore moins de création d’emploi », s’insurge un habitant de Thala, ce bourg qui a été parmi les premiers à se soulever contre Ben Ali. Souvent indigents mais toujours dignes, les citoyens du Nord Ouest tournent le dos à la résignation et créent leur propre activité, la plupart du temps illégale. Ces micro entrepreneurs apprennent sur le tas. Si Badreddine, un chômeur de Kasserine assène « Nous n’avons rien, nous n’avons rien à perdre » .
D’autres estiment que les protestations ne mènent nulle part « Le bassin minier de Gafsa s’est soulevé en 2008 puis en 2011 ; depuis rien n’a été résolu ; l’Etat a juste perdu de son crédit » explique Marwane qui se prépare à immigrer en Italie où un oncle l’attend. Révolution ou pas, le Nord de la Tunisie semble immuable entre paysages superbes et un mieux être que l’on trouve souvent ailleurs. Les émigrés, « zmigri », comme on dit ici, soutiennent des familles entières et contribuent à maintenir le secteur du bâtiment ; tous construisent ici leur maison pour les vieux jours. En attendant, certains luttent contre des idées fausses ; il n’y a pas plus d’insécurité ici qu’ailleurs et la menace terroriste n’est pas réelle ; « ce ne sont que des actions ponctuelles menées par des jeunes illuminés ; il ne faut pas que des régions entières en pâtissent. Nous sommes des berbères d’origine, nous avons résisté à toutes les colonisations. La religion n’en sera pas une, il n’est pas facile d’interdire la bière ou le vin à nos hommes » explique une keffoise.
Demain, peut-être après demain, les touristes algériens achèteront ses pâtisseries?
PAR MOHNA MAHJOUB