Quatre morts, plus de 200 blessés et un silence assourdissant du gouvernement… Mais que se passe-t-il à Ghardaïa, cette localité à 600 km au sud d’Alger touchée depuis quelques semaines par de violents affrontements entre Algériens ?
Des violences «intercommunautaires» frappent depuis plusieurs semaines la région de Ghardaïa, à 600 kms au sud d’Alger. Quatre morts, plus de 200 blessés et une inefficacité des pouvoir publics à résoudre le problème. Que s’y passe-t-il réellement ?
Sur place, certains parlent de violences ethniques, opposant la communauté arabe à celles des mozabites, un groupe ethnique berbère vivant principalement dans la vallée du M’zab et les grandes villes algériennes. D’autres évoquent des violences interconfessionnelles entre Ibadites et Malékites. La plupart des Mozabites sont Ibadites, un courant de l’islam que l’on retrouve tout particulièrement dans le sultanat d’Oman. Fondé près de cinquante ans après la mort du prophète de l’islam, l’Ibadisme prône une pratique puritaine de l’islam. Les ibadites sont pacifistes, d’où le qualificatif de «pacifique» attribué à la communauté mozabite. Les Arabes de Ghardaïa, sont pour leur part, Malékites, l’une des quatre écoles de jurisprudence sunnites. Une fois ces différences soulignées, beaucoup refusent de faire la moindre comparaison entre Mozabites, Arabes, Ibadites ou Malékites. Ils affirment que les habitants de Ghardaïa sont des Algériens au même titre les autres et accusent des «criminels, peu importe leur origine» de semer la discorde.
Genèse d’un conflit
Tout aurait commencé fin décembre 2013 avec la destruction du mausolée du père de l’intégration dans la communauté mozabite de Ghardaïa, classé patrimoine mondial de l’Unesco. Le cimetière où repose ce Saint homme, Ammi Moussa, mort en 1617, a également été profané. La violence s’est alors, propagée très rapidement entre ces deux communautés. Malgré l’important dispositif sécuritaire déployé à Ghardaïa, l’on dénombre déjà quatre morts côté Mozabites. Les autorités locales semblent être impuissantes face à ce drame. Mais elles sont aussi et surtout accusées, avec la police, d’encourager indirectement les violences contre les Mozabites. Des séquences de vidéos tournées sur place montrent clairement des casseurs en train de détruire des biens mozabites, sans que les policiers, présents, ne réagissent. Des villes traditionnelles, pourtant gardées par des gendarmes et des notables, ont été pillés et incendiés.
Les Mozabites estiment que la situation actuelle est la « conséquence des retombées d’une politique qui a été menée dans cette région depuis l’indépendance. Les Mozabites, très autonomes vis-à-vis de l’Etat, ont été taxés de « bourgeois réactionnaires » par le FLN après l’indépendance, selon un intellectuel mozabite. Le taux de chômage des Mozabites est faible, voire inexistant, contrairement à la situation de nombreux jeunes Chaambas (tribu arabe rivale implantée dans la vallée du Mzab). Il est vrai que les mozabites ont toujours été autonomes vis-à-vis de l’Etat, gérant leurs affaires sur la base notamment d’une solidarité communautaire et économique. Mais cela, justifie-t-il les violences qui prennent des tournures affolantes ? Ghardaïa a déjà fait l’objet de troubles dans le passé. En 1975, la région avait connu des événements similaires à Béni-Isguen et Guerrara. En 1985, la ville de Ghardaïa fut ébranlée par le même type de violences, puis, respectivement, Berriane en 1991, Béni-Isguen et Melika en 2004, et de nouveau Berriane en 2008 et 2009. Enfin, Guerrara en novembre dernier, pour ne citer que les incidents majeurs. Au cours de l’année 2013, la wilaya de Ghardaïa aura connu, en tout, pas moins de neuf « affrontements intercommunautaires » de différente intensité.
Les explications
Selon la sociologue Fatma Oussdik qui a longtemps travaillé sur la sociologie de la vallée du Mzab, Ghardaïa n’est pas une région atypique. Bien au contraire. En dépit du face à face entre mozabites et chaambas que l’on veut nous faire accepter, la wilaya (département) est semblable à toute autre wilaya du pays. «Nous sommes confrontés à ce qu’il faut bien nommer soit «la faiblesse de l’Etat» soit des manipulations d’acteurs divers, dont des appareils d’Etat. Les deux hypothèses nourrissent une première conclusion : la difficulté des institutions nationales à se présenter comme l’incarnation d’un bien collectif, au-dessus des parties en présence», explique Mme Oussdik. Une explication qui agréée l’ancien gouverneur de la banque d’Algérie, et actuel consultant international d’institutions financières de renommée, M. Abderahmane Hadj-Nacer. Pour lui « Les troubles qui se sont produits au M’zab ont été précédés de phénomènes similaires, qu’ils aient eu lieu dans la nouvelle ville Ali Mendjelli près de Constantine, dans les banlieues d’Alger, à iIllizi, Djanet et Bordj Badji Mokhtar dans l’extrême Sud». Dans tous ces endroits, explique M Hadj-Nacer, «une violence latente superposée à des différenciations culturelles ancestrales ou à des caractéristiques de bandes urbaines a atteint des paroxysmes. Ces luttes pour la reconnaissance culturelle ou pour l’occupation de l’espace par telle ethnie, tel groupe ou gang ont conduit à une intervention de l’Etat qui, dans tous ces endroits, n’a correspondu ni à une logique d’un Etat central qui sait où il va, ni à une démarche politique d’intégration des membres de telle ou telle communauté ou de citoyens appauvris et déracinés lorsqu’il s’est agi de guerres de gangs».
A Ghardaïa, les choses sont allées encore plus loin. «Le M’zab a remis à l’ordre du jour le questionnement fondamental sur le rôle des instruments de l’autorité nationale, police, Gendarmerie nationale, systématiquement équivoque qu’il s’agisse des nouvelles cités incubatrices de violence, de la Kabylie ou des agressions dans les artères centrales de nos villes. Comment se fait-il que dans un pays où une partie plus que substantielle du budget de l’Etat est consacrée aux forces de sécurité et malgré les nombreux recrutements, elles n’interviennent pas quand il le faut et à temps?», s’interroge-t-il.
Des politiques, à l’instar de Mme Louisa Hanoune, secrétaire générale du parti des travailleurs, pensent qu’il s’agit plutôt de manipulations des services secrets étrangers avec des complicités intérieurs en vu de l’«iraqisation» de l’Algérie.
Somme toutes, ceux qui suivent les évènements dans cette partie du pays assimile la situation au M’zab à un millefeuille. Chacun veut mettre en avant sa propre vision : conflit religieux entre malékites et ibadites, conflit ethnique entre arabes et berbères, conflit tribal entre mozabites et chaamba, conflit de cultures entre citadins et campagnards ou un conflit économique dans une ville très dynamique. Et tous s’accordent à dire que l’incompétence des pouvoirs publics aggrave le conflit, en empêchant de prendre la bonne décision au bon moment.
L’indispensable avènement de la citoyenneté
Si l’on croise les avis de politiques et de sociologues, on peut aisément déduire que l’enjeu au M’zab, comme dans le reste du pays, est l’avènement de la citoyenneté dans le cadre d’un Etat de droit avec des acteurs identifiés. Beaucoup d’Algériens, mozabites ou non, ont exprimé leurs inquiétudes devant l’enchainement des violences à Ghardaïa tout en avouent ne pas comprendre ce que s’y passe réellement et quels sont les enjeux réels derrière ces évènements. Mais confusément, prédomine le sentiment d’une «mise en conflit» délibérée dans des jeux opaques. L’idée d’un conflit ethnique entre «mozabite» et «arabes», que véhiculent certains médias, ne satisfait pas les connaisseurs de la région C’est clair que des jeunes mozabites et des jeunes arabes s’affrontent mais cela fait court comme explication. Il y a au M’zab, comme dans toute l’Algérie, un problème de citoyenneté entravée et de défaillance de l’Etat qui créent un terrain fertile pour toutes les manœuvres séditieuses.
Au M’zab, comme dans le reste du pays, il ya un réel problème de représentation authentique de la société. Les assemblées élues sont des coquille vides, la société civile n’a pas de prolongement réel dans le tissu social et les partis politiques n’ont aucune influence sur leurs supposés électeurs. Les péripéties politiques récentes au sommet de l’Etat ont confirmé le constat déjà fait d’un pays avec des institutions formelles vides de toute substance au profit des pouvoirs informels mais bien réels quant à eux. Que ce déballage soit lié à une confrontation entre secteurs du « pouvoir réel » alors que les institutions formelles sont totalement assoupies n’ôte rien à la réalité de ce qu’il met en scène. Une gouvernance où les citoyens n’existent pas – il n’y a, au mieux, que des clientèles -, où le droit parait très secondaire, est un terrain propice à toutes les intrigues et à l’instrumentalisation de la violence. Bien sûr, il faut en appeler à la « sagesse », au « patriotisme » et aux valeurs religieuses, mais il est certain que si on ne réhabilite pas l’Etat, la roue de la régression, dont les affrontements au M’zab sont l’expression, continuera à tourner et broyer sur son passage les meilleures volontés du monde. Au M’Zab, comme ailleurs, la société est d’abord confrontée à un très grave déficit de citoyenneté, d’Etat de droit. Ce sont bien là les conditions préalables pour que s’enracinent et soient effectivement défendues les libertés publiques et la paix civile.
Par Nidhal Daïm