Une série d’Arte sur le suprémacisme blanc

Dans Exterminez toutes ces brutes, une série documentaire événement sur Arte, le réalisateur franco-haïtien Raoul Peck exhume les racines de la domination occidentale basée sur la déshumanisation de l’autre pour mieux le déposséder, et finalement l’anéantir

UNE CHRONIQUE D’OLIVIER TOSCER

Le réalisateur Raoul Peck

Qu’il y a-t-il de commun entre le massacre des indiens d’Amérique, l’oppression britannique des Irlandais, le génocide arménien ou celui des Herreros et des Namas en Namibie, la colonisation de l’Afrique, la répression chinoise des Ouïghours et la Shoah ? La loi de celui qui vit comme supérieur, répond Raoul Peck dans cette fresque toute aussi ambitieuse que dérangeante

Notons le d’emblée : ce film-essai, dont le titre est emprunté à une phrase prononcée par un personnage du récit de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres, et que l’écrivain suédois Sven Lindqvist avait déjà choisie comme titre d’un essai publié en France en 1999, apparaît de prime abord très déroutant.

Cet objet filmique non-identifié qui explore les frontières entre documentaire et fiction, tisse l’histoire avec l’intime et mélange parfois les époques peut sembler au départ très difficile à suivre. On passe de scènes de fiction à des représentations graphiques, des infographies, des photos de famille, des extraits de films de cinéma dont ceux de Raoul Peck lui-même, sans comprendre d’emblée la logique de cette mosaïque.

Pourtant peu à peu le propos s’affine, l’ambition du film se dessine et l’histoire devient limpide : l’idée de Raoul Peck est de proposer un « contre-récit » de l’Occident, une histoire façonnée par un ethnocentrisme délétère où les faits sont toujours lus d’après une volonté de domination des « Blancs ». « Il s’agit de déconstruire plus de sept cents ans d’histoire eurocentrée », assène d’ailleurs le cinéaste.

« La découverte » de l’Amérique

Le film prend comme point de départ « la découverte » de l’Amérique. « Découverte » ? déjà le mot est empreint de l’obsession dominatrice occidentale. Car le continent existait avant Christophe Colomb et d’authentiques civilisations s’y développaient avant l’arrivée des explorateurs blancs. Le terme de « découverte », est lui-même impropre à désigner la réalité des choses. Car, note et illustre Raoul Peck, la découverte devient quasi-instantanément la conquête. Sitôt accostés, les colons prennent en effet conscience de leur supériorité militaire – eux seuls disposent d’armes à feu. Dès lors, il n’est plus question d’en passer par le commerce équitable. La prédation par la force sera la règle sur tout un territoire jusqu’ici indien. Et pour la justifier, les conquérants venus de l’Europe des Lumières vont créer de toutes pièces une philosophie adéquate, compatible avec les exigences d’égalité entre les hommes prônées dans les salons de la bonne société à Londres ou Paris : nier l’humanité pleine et entière des peuples autochtones, les inférioriser grâce au recours à un racisme scientifique inventé pour l’occasion. Dès lors, pour l’européen donc l’homme blanc supérieur aux autres, massacrer l’indien devient une juste activité civilisatrice. Et l’idée, véhiculée en dernier ressort par le cinéma, va perdurer pendant des siècles. Raoul Peck lui-même, né en Haïti, élevé entre le Congo-Kinshasa et les Etats-Unis, en a été victime. Il se remémore sa jeunesse d’enfant dans les années 60 où il s’identifiait aux cow-boys. Jamais aux indiens. L’histoire est toujours faite par les vainqueurs, rappelle-t-il, avant d’égrener les différents épisodes historiques qui suivent, en mettant l’accent sur les invariants de la domination des plus forts, des Blancs.

Mais attention, « le blanc » dans son esprit n’est pas toujours blanc de peau. Le chinois Han oppresse le chinois Ouïghours et ils sont tous asiatiques. L’anglais blanc asservit également l’irlandais blanc et le nazi blond extermine le juif blanc aussi. Pourtant, toutes ses exactions du point de vue des droits de l’homme ont été justifiées par la pureté d’une ethnie, la supériorité d’une supposée race, la domination des plus fort calquée – et c’est la thèse du film – sur le modèle de l’extermination des indiens d’Amérique.

« i am not your negro »

Et Raoul Peck, qui ne s’identifie plus aujourd’hui au cow-boy mais à l’indien, d’analyser l’histoire de la rencontre entre les Européens et les autochtones des pays qu’ils ont colonisé, les rapports de domination et de violence mis en place depuis le XVème siècle, toujours en se plaçant du point de vue des colonisés.

Forcément, dans un monde où les crispations identitaires gouvernent les peuples, ce nouvel opus de l’auteur de I am not your negro, sur la lutte des noirs américains pour les droits civiques, dérange. L’hebdomadaire Le Point parle « d’histoire tronquée ». Ce film documentaire que certains disqualifieront comme une oeuvre woke, n’a rien de consensuel. Certaines ellipses laissent, il est vrai, dubitatifs. L’absence de toute référence au capitalisme débridée et à la surexeploitation qu’il induit, pourtant le sous-jacent de toute œuvre coloniale, interroge. Mais le film, réalisé pour bousculer les idées reçues, conduit à se poser mille questions sur la séquence idéologique actuelle, à commencer par celle-ci : le roman occidental, cette variante internationalisée du roman national, n’est-elle pas elle aussi une idéologie woke mais à l’envers ? C’est-à-dire une volonté d’ancrer les discriminations entre les peuples comme le moteur de l’histoire ? Vertigineux…

Un film de Raoul Peck, France, Etats-Unis, 4×52 min, sur Arte.tv jusqu’au 31 mai 2022