Manu Dibango, philosophe et saxophoniste

Première rencontre avec Manu Dibango dans les années soixante-dix. Un colosse au sourire enfantin. Les années yéyé s’éteignent. Du jazz avant tout. Le saxophone dans tous ses états, alto, soprano, ténor, baryton. Ses éclats de rire fusionnent avec des notes perdues. Le chef-d’œuvre se prépare. Soul Makossa. Le regard protecteur de Coco couve la promesse. Années quatre-vingt.  Dans les entrailles parisiennes se découvrent les braises yaoundaises, dakaroises, casablancaises, sarcelloises, newyorkaises. La musique ramifie ses racines tous azimuts.

Une chronique de MUSTAPHA SAHA

Mustapha Saha,  sociologue, écrivain, artiste peintre,  cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68.  Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca)

 

Manu Dibango est  un philosophe au sens propre du mot. Il choisit un baccalauréat d’études littéraires et philosophiques. Il lit des ouvrages philosophiques. Il pense en philosophe. Il vit sa musique en philosophe. Il s’installe dans l’instant présent. Nul ne sait de quoi le moment suivant est fait. Il rappelle régulièrement, avec détachement, la précarité de l’existence. Je lui apporte La Musique et l’ineffable de Vladimir Jankélévitch, dans sa réédition du Seuil, 1983. Il plonge dans sa lecture, l’interroge, le discute, prolonge ses réflexions dans nos conversations. Il  me dit un jour : « Nous, les africains, nous avons besoin de la palabre pour remettre nos idées à leur place. Je fais de la radio pour calmer ce travers incurable. La musique nous fait faire l’économie du bavardage ». L’ineffable ignore la linguistique, l’équivocité sémantique, l’interprétation hypothétique. « L’ineffable est inexprimable parce qu’il y a sur lui infiniment, interminablement à dire. Il est mystère poétique par excellence. Où  manque la parole, commence la musique » (Vladimir Jankélévitch).

Manu Dibango me questionne, à plusieurs reprises, sur Mai 68, une période où il évolue dans le show-business, où la société du spectacle le décroche du monde réel. Je lui rapporte un épisode insolite. Pendant l’occupation de la Sorbonne, je m’installe, avec quelques proches, dans le bureau de Vladimir Jankélévitch. Je constitue secrètement un groupe de protection des œuvres d’art et des bibliothèques. Jacques Higelin me demande de faire descendre le Steinway du philosophe pour en jouer dans la cour. Renaud Séchan, à peine âgé de seize ans, trouve parmi nous une rampe de lancement pour sa carrière. Je l’engage, moyennant deux sandwichs, deux bières et un paquet de gauloises par jour, comme animateur du groupe Gavroche où il crée sa première chanson, Crève salope. Manu Dibango regrette d’avoir manqué le rendez-vous des barricades.

Manu Dibango rejette le qualificatif d’artiste multiculturel que le marketing lui accole. « Dans la multiculturalité, les cultures  juxtaposées ne se mélangent pas, ne s’épousent pas, ne se fécondent pas. Elles s’expriment en douteuse cohabitation pacifique.  La multiculturalité,  c’est la mosaïque de l’immigration. Les immigrés restent des immigrés. La multiculturalité, c’est le patchwork. Le patchwork peut être artistique si les formes et les couleurs s’accordent. Sinon, le patchwork n’est qu’un assemblage de laideurs ». Toute la pratique de Manu Dibango est interactive. L’interactivité est génératrice de renaissances miraculeuses et de créativités nouvelles. De même, il s’insurge contre l’image de patriarche. Il assume, bon gré mal gré, le surnom de Papa Groove, titre de son live 1996. De là à passer pour un géronte. Sa tête grouille, jusqu’au bout, de projets plus audacieux les uns que les autres.

Au printemps 1949, il débarque à Marseille, où il est accueilli par son « correspondant » M. Chevallier, sévère instituteur de Saint-Calais6. C’est dans la famille d’accueil de cette commune de Sarthe qu’il passe son adolescence et découvre la culture française. Son autobiographie Trois kilos de café rappelle qu’il est arrivé avec dans son sac 3 kilos de café, denrée rare et chère à cette époque, pour payer ses premiers mois de pension7. Ensuite, étudiant à Chartres, puis à Château-Thierry au début des années 1950, il y découvre le jazz, joue de la mandoline et y apprend le piano.

J’offre à Manu Dibango un exemplaire de Qu’est-ce-que la philosophie de Gilles Deleuze et Félix Guattari, éditions de Minuit, 1991.  Il l’ingurgite, selon son expression, comme un bon riz jolof. A quoi sert la philosophie ? A confectionner des concepts. « La philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts ». Les concepts  éclairent comme des torches le fatras du réel. Il me demande d’arranger une rencontre avec les auteurs. J’organise un rendez-vous avec Félix Guattari à la Closerie des lilas. Le psychophilosophe arrive avec le disque Afrijazzy sous le bras. Il nous parle en amateur averti du groove, du swing dans le jazz, du duende dans le flamenco, du tarab dans la musique arabe. Le courant passe. Manu Dibango s’enthousiasme pour le concept de transversalité et la théorie du rhizome.

Plus qu’un écrivain, Félix Guattari est un oralisateur. Sa logique fonctionne à l’intuition conceptuelle. Il parle longuement de la transversalité. Les cultures africaines sont multiformes, diversiformes, transversales. Elles s’échangent leurs affinités. Elles préservent leurs singularités. Leurs connexions sont horizontales. Contrairement aux sociétés occidentales verticales, pyramidales, hiérarchiques, bureaucratiques, technocratiques. Je vois le regard de Manu Dibango s’illuminer. Il dit : « La transversalité, c’est donc la tribalité ». Il allume une mèche dans la tête de Félix Guattari. La discussion tourne, dès lors, autour  des notions transversalité, diversité, égalité, tribalité. Le concept de rhizome, emprunté allégoriquement aux plantes souterraines portant des tiges et des racines aériennes comme le gingembre, caractérise la transversalité. Les rhizomes, à l’inverse des arborescences, sont dénués de niveaux, de degrés, de strates. Ils se déploient imprévisiblement,  dans toutes les directions. Ils ne se figent pas en différenciations sociales.

La tribalité se dénigre par le colonialisme comme une désuétude ethnique. La palabre prend, dans la langue française, une connotation péjorative. Les dictionnaires la définissent, au-delà de sa linéature coutumière, comme une jactance interminable, paresseuse, oisive. L’art africain, inspirateur d’avant-gardes cubistes, se qualifie d’art sauvage, d’art primitif, d’art tribal, et par les analystes les moins malveillants d’art traditionnel. La récente désignation d’art premier prête elle-même à dévalorisation. L’art premier renverrait à un stade culturel antérieur, archaïque, avant l’excellence occidentale. Les appellations art ethnique, musique ethnique sous-tendent les mêmes préjugés.

S’évoque l’égalité africaine. La tribalité, à l’opposé du tribalisme qui marque la prédominance de la  chefferie, présuppose l’égalité de tous les membres de la collectivité. Chacun selon ses besoins, chacun selon ses capacité. Un principe repris par les théoriciens du socialisme libertaire.  La formule originelle vient, en 1851, du journaliste socialiste Louis Blanc (1811-1882) : « L’égalité n’est donc que la proportionnalité. Elle n’existera d’une manière véritable que lorsque chacun produira selon ses facultés et consommera selon ses besoins ». Karl Marx reprend l’idée dans Sa critique du programme de Gotha en 1875. Se définit le principe de l’accès libre et gratuit aux biens et aux services. Se rappelle le pot commun en Inde : « Donne si tu peux, prends si tu as besoin ».

Manu Dibango nous entretient savamment du Kimuntu, qui fonde la nature humaine sur le Buzitu, le respect  de soi-même et des autres, le respect de la nature. Toute chose a sa place. Dans la pensée bantoue  et la langue initiatique Kikongo, le mot baka, donner, se retourne en kaba, recevoir. Il n’est de relation humaine que dans la réciprocité. Chaque mot, chaque syllabe, chaque sonorité recèle des codifications  subtiles. Chaque être humain est à la fois un corps énergétique et une intelligence divine. Le Kimuntu est à la fois une sagesse, un art de vivre, une culture qui embrasse l’existence individuelle et collective, le matériel et le spirituel, l’éthérique et l’ésotérique. Proverbe Kongo : « L’humanité n’est pas dans l’avoir, mais dans l’être ». Faire équivaloir l’être humain à une matière inerte, une marchandise, est la pire abomination pour sa conscience et son âme.

Manu Dibango connaît mon intérêt pour le Saint-Germain-des-Prés d’après guerre, ses clubs de Jazz, Le Tabou, Le Montana, Le Chat qui pêche, le Saint-Germain-des-Prés de Boris Vian, de Django Reinhardt de Lucky Thompson, de Roy Haynes, de Clifford Brown, Django Reinhardt, le Saint-Germain-des-Prés qu’il a lui-même fréquenté.* En 2013, pour ses quatre-vingts ans, Manu Dibango m’invite au festival Jazz de Saint-Germain-des-Prés qui lui rend hommage. Les concerts se déroulent au Théâtre de l’Odéon, au grand amphithéâtre de la Sorbonne, à l’église Saint-Germain-des-Prés, au Café de la Danse. Manu Dibango se produit avec son groupe Soul Makossa Gang et son hôte malien Cheick Tidiane Seck à l’Hôtel de ville. Les places sont gratuites. Je le retrouve au backstage. Jacques Higelin, qui vient de sortir son album Beau Repaire, nous rejoint. Nous dînons tard ensemble. La soirée mérite à elle seule une chronique entière.

Mustapha Saha

 

* Mustapha Saha, Le Trompette philosophique, La Cause Littéraire, Septembre 2019. Mustapha Saha, L’Etuve existentialiste du Tabou, Juliette Greco, le dernier témoin, La Cause Littéraire, octobre 2020. Textes disponibles sur Internet.

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