Une conférence de Susan Neiman « juive cosmopolite » anti woke !

Susan_Neiman, 2019. Photo: Dominic Bonfiglio / Wikimedia.

La philosophe américaine, Susan Neiman, marquée à gauche, refuse pourtant d’être solidaire avec ce qui fut, selon elle, « le plus grand mouvement social en Amérique », à savoir « Black lives matter ». Trop de tribalisme de la part de la communauté noire ! Trop peu d’universalisme! L’écrivaine se définit comme une « juive cosmopolite non enracinée ». « C’est un terme nazi et stalinien, ose-t-elle non sans provocation, mais il est exact dans mon cas ». Selon elle et plus généralement, « le mouvement Woke, lui, renonce à l’universalisme »

La philosophe  a enseigné à Yale et à l’université de Tel Aviv, et a écrit en 2002 son magnus opus The Evil in Modern Thought, suivi de six livres, dont Moral Clarity (2008). Depuis 2000, elle est directrice du centre de recherche Einstein Forum à Potsdam. À ce titre, mais aussi en tant que défenseuse des valeurs des Lumières, Susan Neiman est triste de constater que l’ethnicité et le sexe sont devenus des marqueurs centraux des minorités.

À l’occasion d’une conférence qu’elle donne, le 4 Novembre, aux Pays-Bas, nous voulions partager dans Mondafrique ses idées sur son identité juive, l’universalisme, la solidarité et le mouvement Woke (« Eveillé »).

La 40e édition de la conférence Van der Leeuw, donnée par Susan Neiman à  Groeningen aux Pays Bas, s’intitule « Why Left is not Woke ». Des billets gratuits peuvent être commandés sur le site de l’organisation. La conférence aura lieu le vendredi 4 novembre 2022 16:30-18:00 heures. Elle peut être suivie en direct sur Rug.co.uk.

Susan Neiman. « J’ai gardé le silence pendant longtemps parce que le mouvement Woke est attaqué par la droite radicale

Susan Neiman (67 ans) vient de sortir un nouveau livre qui constituera la base de la conférence qu’elle prononcera le 4 novembre:  « Why Left is not Woke »  (« Pourquoi la gauche n’est pas Woke »). L’intellectuelle y décoche ses flèches contre une sorte de tribalisme qui sévit à l’aile gauche de l’échiquier politique en Europe et aux États-Unis. « J’ai gardé le silence pendant longtemps parce que le mouvement Woke est attaqué par la droite radicale et par des leaders autoritaires comme Poutine et Trump. Mais l’ennemi de mon ennemi n’est pas mon ami. Je ressens l’obligation morale d’intervenir ».

« À Atlanta dans le sud des États Unis, nous étions des étrangers et, dès mon plus jeune âge, j’ai appris combien il était important pour les Juifs de faire preuve de solidarité avec les autres groupes opprimés. Ma mère a participé au mouvement américain pour les droits civiques; elle s’est battue pour l’intégration scolaire. Et elle l’a fait au péril de sa vie. Nous avons reçu des appels téléphoniques du Ku Klux Klan, certains membres blancs ont été assassinés. »

La philosophe se souvient d’une aventure quand elle avait 5 ou 6 ans : « Ma mère voulait que ses enfants s’habituent à vivre et à jouer avec des enfants de couleur, elle pensait que la déségrégation était proche, et elle a invité son ami noir et ses enfants chez nous. C’était une journée très chaude et moite comme en Géorgie, et je voulais qu’on aille tous à la piscine. Ma mère ne voulait pas embarrasser son amie et a refusé. Ce n’est que lorsqu’ils sont partis que ma mère a expliqué qu’il était illégal pour les blancs et les noirs de nager ensemble. J’avais profondément honte, et je suis toujours triste de repenser à ce jour. »

Susan Neiman a quitté l’école dès l’âge de 14 ans – « Je lisais plus de livres que les professeurs, l’éducation était mauvaise, et de façon pompeuse ». Elle a rejoint les mouvements de protestations contre la guerre au Vietnam, est allée à Woodstock. Sans diplôme d’études secondaires, elle est finalement entrée à l’université par le biais d’un examen, d’abord à New York, puis à Harvard à 19 ans. « J’étais tombé sous le charme de Simone de Beauvoir et de Sartre, deux philosophes très actifs sur le plan politique et intellectuel; je voulais faire de même avec ma vie. Mais ce n’est que lorsque je suis allée à Berlin pendant un an que j’ai trouvé ma voie. À Harvard, les universitaires se sont demandé si la philosophie était encore possible après Wittgenstein. À Berlin, il s’agissait de savoir si la philosophie était encore possible après Auschwitz. Tout cela m’a paru beaucoup plus pertinent.

« Je ne suis pas « l’alliée » de Black Lives Matter »

« La manifestation Black Lives Matter de 2020 est le plus grand mouvement social d’Amérique. Jamais auparavant autant de personnes n’avaient protesté contre le racisme et les manifestants étaient si diversifiés : plus de la moitié étaient blancs et cela en plein milieu d’une pandémie menaçant la vie. J’ai pensé que c’était un moment très prometteur de l’histoire, et pas du tout tribal. Trump a critiqué les manifestations en disant qu’elles étaient une forme dangereuse de politique identitaire, alors que les manifestants exprimaient des valeurs universelles: nous voulions tous que les brutalités policières contre des hommes noirs non armés cessent. Mais ensuite, certains leaders de Black Lives Matter ont déclaré qu’il s’agissait bien de politique identitaire, ils ont suggéré que c’était leur combat, et que les Blancs pouvaient au mieux être des alliés. Eh bien, je ne suis pas une alliée. Une alliée est quelqu’un dont les intérêts coïncident temporairement avec les vôtres, pas quelqu’un qui se bat profondément pour les mêmes principes ».

« Dès que vous commencez à faire la distinction entre les alliés et les personnes qui mènent la « vraie » lutte politique, vous détruisez la solidarité de gauche. J’ai vu cela se produire dans le mouvement des droits civiques aux États-Unis également. En 1964, il y a eu la grande organisation étudiante SNCC, qui s’est battue pour le droit de vote des Noirs dans le Sud. Cette année-là, deux membres blancs du SNCC ont été tués, d’autres ont été gravement blessés. Mais moins de six mois plus tard, Stokely Carmichael, le créateur du slogan black power, remporte un vote visant à expulser tous les membres blancs de cette organisation. Je peux certainement comprendre que les Noirs doivent jouer un rôle de premier plan dans ce mouvement d’émancipation, mais je pensais vraiment qu’il s’agissait d’une action tribale. Il a ensuite été extrêmement difficile d’obtenir un soutien plus large pour le mouvement des droits civiques des Noirs. Avec Black Lives Matter, je vois une répétition de ces mouvements, et cela m’inquiète pour le moment. »

La gauche est en proie au tribalisme.

La pilosophe évoque Hillary Clinton qui, dans une récente interview, a salué la victoire de la politicienne italienne de droite radicale Giorgia Meloni parce que « toute femme élue chef d’État ou chef de gouvernement est un pas en avant ». « Je déteste ça, je déteste ça ! Cela me rappelle un livre qui est sorti récemment, sur les femmes à la CIA. Le point central du livre est que la CIA est bien meilleure que nous le pensons parce que des femmes cool y ont travaillé dès le début. Comme si contribuer à la torture et au meurtre était moins grave si c’était fait par des femmes ».

« Par tribalisme, j’entends l’idée que l’on ne peut établir un lien ou un engagement sérieux qu’avec les personnes qui appartiennent à son propre groupe. J’ai entendu le terme woke pour la première fois il y a environ quatre ans, et je l’ai pris comme un compliment, un terme qui venait des militants noirs et qui signifiait quelque chose comme être éveillé, avoir les yeux ouverts sur les nombreuses formes de racisme, y compris celles qui ne sont pas intentionnelles. Mais l’accent mis sur la race et le genre, il y a une vraie obsession dans les cercles de gauche sur les différences de pouvoir en termes de genre et d’ethnicité, alors que d’autres grandes questions ne sont pas abordées ».

« Il y a des exemples de tribalisme tout autour de nous. On m’a reproché au Forum Einstein à Berlin de ne pas inviter suffisamment de personnes de couleur ou de femmes à des conférences, mais parfois, il n’y en a tout simplement pas assez dans le domaine scientifique concerné. J’ai fait de mon mieux pour promouvoir la diversité au cours des 22 dernières années, et j’y suis largement parvenu. Mais en tant que féministe, il n’y a rien que je déteste plus que d’être invitée juste parce que je suis une femme (il y en a très peu en philosophie), ou parce que je suis une femme juive. Je ne trouve pas cela respectueux, cela ne fait que renforcer l’idée que les femmes sont moins capables, mais vous devez quand même les inviter. Mes amis noirs ressentent exactement la même chose à propos des promotions obtenues au nom de la diversité ».

« Les Lumières » ne sont pas eurocentriques.

« Les penseurs des Lumières ont insisté pour que l’Europe soit vue du point de vue des non-Européens, et ils ont pris des risques gigantesques en le faisant. Un exemple célèbre de la première moitié du XVIIIe siècle est le philosophe Christian Wolff, qui a influencé Emmanuel Kant. Wolff a étudié la philosophie chinoise et a soutenu qu’elle avait une valeur morale, même si elle n’était pas chrétienne. On lui a alors donné 48 heures pour démissionner de son poste de professeur, au risque d’être décapité s’il n’obtempérait pas. Quand je vois des militants tweeter que les Lumières sont eurocentriques, je me dis: les gars, plongez un peu dans l’histoire. Les gens ont fait de vrais sacrifices. Les penseurs des Lumières sont également accusés de racisme. Certains disent que le scientifique Carl Linnaeus, avec sa classification des humains, dans laquelle les espèces européennes s’en sortent le mieux, est le fondateur du racisme scientifique. »

« Si presque tous les penseurs des Lumières ont tenu des propos racistes à un moment ou à un autre, il s’agissait souvent de remarques irréfléchies, diamétralement opposées à leurs philosophies. Ce que les gens réalisent trop rarement, c’est que ces mêmes penseurs avaient exprimés aussi les critiques les plus fortes à l’égard du colonialisme, ces critiques ne sont jamais citées. Prenez Diderot, ses écrits féroces pourraient facilement être confondus avec ceux de Frantz Fanon. Les gens déterrent toujours ces quelques citations racistes de Kant, mais ne mentionnent pas sa critique du colonialisme et les valeurs universelles qu’il a propagées. Kant serait le premier à admettre que chacun a ses limites et qu’il n’avait pas raison sur tout ».

Le sexisme des penseurs des Lumières.

C’est pareil pour le sexisme. « J’y ai réfléchi pendant longtemps [à cette question] et je suis arrivé à un point où je pouvais en quelque sorte leur pardonner. Les femmes de cette époque donnaient naissance à cinq enfants en moyenne ; le taux de mortalité des mères-enfants était gigantesque. La vie des femmes était biologiquement si différente de celle des hommes, à moins d’aller au couvent, où il y avait là beaucoup de femmes spirituelles. La mécanique de l’accouchement avait un tel effet limitatif sur la vie des femmes et ces hommes supposaient qu’il en serait toujours ainsi, et que les femmes ne pourraient jamais avoir la même vie et les mêmes droits’. Est-ce que je défends ces hommes? Non, j’essaie de comprendre pourquoi des penseurs comme Rousseau, Diderot et Kant ont parlé en termes si élogieux de l’idée que toutes les personnes, indépendamment de leur origine ethnique et culturelle, ont des droits fondamentalement égaux, mais n’en pensaient pas autant des femmes qui vivaient à côté ».

« Je pense que la question des prénoms [dans le monde anglo-saxon, la désignation du genre publiquement est fondamentale. Dans plusieurs universités les personnes portent des badges qui indiquent comment ils/elles désirent être désignés: she, ou he] est présentée comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort. Ce n’est pas le cas. Ce à quoi nous sommes confrontés, c’est l’empiètement du fascisme, et en ce moment il y a même une menace nucléaire ! Si les fascistes parviennent à prendre le pouvoir, les personnes transgenres et non binaires seront les premières à être opprimées. Ceux qui ne s’en rendent pas compte ne sont que des naïfs. J’ai été attaqué sur cette opinion, mais pour moi, il s’agit d’établir des priorités. Si, en tant que femme, je devais renoncer à mes droits pour empêcher une guerre nucléaire et combattre le fascisme, je le ferais ».

« La droite est actuellement incroyablement bien organisée, toutes sortes de mouvements et de fronts de droite, de Steve Bannon à l’Alternative für Deutschland se rencontrent et s’invitent les uns les autres, ils conspirent et y parviennent très bien. La gauche devrait en prendre conscience et agir beaucoup plus en ce sens ».

Racisé.e.s

Les propos de Susan Neiman font écho au documentaire de Michaël Prazan diffusé sur la chaîne LCP de l’Assemblée nationale, Racisé.e.s: une histoire franco-américaines.

Biographie

Née et élevée à Atlanta, en Géorgie, pendant le mouvement des droits civiques, lSusan Neiman a abandonné ses études secondaires pour rejoindre les militants américains œuvrant pour la paix et la justice. Elle a ensuite étudié la philosophie à l’université de Harvard, obtenant son doctorat en 1986 sous la direction de John Rawls et Stanley Cavell. Dans les années 80, elle a passé six ans à Berlin, où elle a étudié à l’Université libre et travaillé comme écrivain indépendant. Elle a été professeur de philosophie à Yale et à l’université de Tel Aviv. En 2000, elle a pris ses fonctions actuelles de directrice du Forum Einstein à Potsdam.

Le professeur Neiman a été membre de l’Institute for Advanced Study de Princeton, membre du Rockefeller Foundation Study Center de Bellagio et Senior Fellow de l’American Council of Learned Societies. Elle est désormais membre de l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg et de l’American Philosophical Society. Elle est l’auteur de huit livres, traduits en 15 langues, qui ont été primés, entre autres, par PEN, l’Association of American Publishers et l’American Academy of Religion. Ses articles plus courts sont parus dans le New York Times, le New York Review of Books, le Globe and Mail, le Guardian, Die Zeit, Der Spiegel, die Frankfurter Allgemeine Zeitung et de nombreuses autres publications.

Penser le mal

Susan Neiman, Evil in Modern Thought An Alternative History of Philosophy_Princeton, 2002.
Susan Neiman, Penser le mal,
Penser le mal – Une autre histoire de la philosophie, trad. Cécile Dutheil de la Rochère, Premier Parallèle.

Son ouvrage le plus important Evil in modern Thought (2002) vient d’être traduit en français sous le titre Penser le mal: une autre hisoire de la philosophie.

Voir l’entretien réalisé par Philosophie magazine en octobre 2022:Fichier PDF.

Et encore

Le site internet de la philosophe.

Voir l’entretien de Susan Neiman réalisé par Esma Linnemann, dans le jounal néerlandais De Volkskrant, le 11 octobre 2022.