Dans un paysage littéraire souvent marqué par des essais académiques ou des récits historiques sur l’Algérie, L’Algérie, tu l’aimes ou tu la kiffes ! de Smaïl Chertouk, illustré par Sarah Handala, détonne. À travers une exploration des mots et expressions populaires, il dresse une cartographie vivante et subtile de l’âme algérienne. Mais cet abécédaire qui va bien au-delà du recueil lexical est une fenêtre sur un pays, son histoire, ses contradictions, et son imaginaire collectif.
Smaïl Chertouk et Sarah Handal (illustrations), L’Algérie, tu l’aimes ou tu la kiffes !, Day Z, 26/08/2024, 200 pages, 20€: un abécédaire qui dépasse le simple lexique
Jean Jacques Bedu
Dès les premières pages, l’ouvrage séduit par son approche hybride. À première vue, il semble se présenter comme un manuel léger, un dictionnaire ludique destiné à faire sourire. Pourtant, il ne faut pas s’y tromper : sous cette apparente simplicité, L’Algérie, tu l’aimes ou tu la kiffes ! est une œuvre dense, où chaque mot devient prétexte à une méditation sur la culture et l’histoire algérienne.
Smaïl Chertouk, par son écriture fluide et érudite, sait manier la digression pour mieux éclairer le réel. Son style oscille entre le registre soutenu et le langage populaire, alternant français et arabe dialectal avec une aisance remarquable. Chaque terme analysé devient un prisme à travers lequel se dévoile une Algérie multiple : un pays à la croisée des influences berbères, arabes, ottomanes et françaises, une nation tiraillée entre modernité et traditions, entre résignation et révolte. Laissez-vous séduire par cette une promenade littéraire où chaque mot, du plus trivial au plus métaphysique, révèle une anecdote, un souvenir, une critique sociale ou un éclat de rire.
La culture algérienne à travers ses mots
L’un des aspects les plus intéressants de cet abécédaire est la manière dont il révèle l’esprit algérien à travers le langage. Chaque mot y est plus qu’un simple élément de communication : il est une fenêtre sur une société, ses dynamiques, ses tensions et ses aspirations. Smaïl Chertouk utilise le langage comme un miroir, mettant en lumière les paradoxes et les subtilités de l’Algérie moderne.
Par exemple, le mot hogra incarne un concept fondamental dans la société algérienne. Il s’agit de cette oppression diffuse, de ce mépris institutionnalisé qui suscite à la fois frustration et esprit de résistance. L’auteur ne se contente pas d’en donner une définition : il en explore les ramifications historiques et politiques, montrant comment ce sentiment d’injustice façonne la mentalité collective. À travers des anecdotes et des références historiques, il démontre comment ce mot s’est enraciné dans le quotidien, devenant presque un élément fondateur du rapport entre les citoyens et l’autorité. Un autre terme marquant est hitiste, qui désigne ces jeunes chômeurs qui « tiennent les murs », faute d’opportunités. Ce phénomène social ne se limite pas à une simple désignation : il illustre un problème structurel profond, une jeunesse désœuvrée qui oscille entre espoir et fatalisme. L’auteur décrit avec humour et tristesse la précarité d’une génération, tout en esquissant le portrait d’une jeunesse en quête de sens, tiraillée entre aspirations personnelles et contraintes économiques.
L’ouvrage explore également des mots du quotidien comme Flexy, qui désigne à l’origine une simple recharge téléphonique mais qui, dans le langage populaire algérien, devient un outil de pression sociale, une monnaie d’échange, voire une menace humoristique : « Tu te calmes ou je vais te flexy ! ». Ce simple terme révèle la créativité linguistique des Algériens, capables de détourner et de réinventer le sens des mots selon le contexte.
La simple question Chkoun ? (« Qui est là ? »), à laquelle l’Algérien répond invariablement « Anaya ! » (« Moi ! »), illustre quant à elle une conception unique de l’identité et du rapport à l’espace-temps. L’échange, en apparence anodin, révèle une logique culturelle fondée sur l’instantanéité et l’implicite.
Enfin, le terme Demi-vieux, d’une poésie étrange, reflète une philosophie du « à moitié », une manière de relativiser l’existence et d’accepter le compromis entre jeunesse et vieillesse, bonheur et mélancolie. Ce mot, plus qu’un simple qualificatif, exprime une vision du temps et de l’existence propre aux Algériens, où l’ironie et la résignation se mêlent pour façonner une approche singulière de la vie.
Entre humour et mélancolie : une écriture vibrante
Ce qui frappe dans L’Algérie, tu l’aimes ou tu la kiffes !, c’est l’équilibre entre légèreté et profondeur. L’humour y est omniprésent, mais il ne sert pas à masquer les réalités sociales : il les met en lumière avec une ironie tendre. Le lecteur se trouve pris dans un jeu d’échos entre légèreté et gravité, où l’humour devient une manière subtile d’aborder des vérités parfois difficiles.
Les anecdotes de Smaïl Chertouk, souvent inspirées de son vécu, donnent au texte haleur et authenticité. Il évoque ses souvenirs de colonie de vacances, ses errances dans les rues d’Alger, ses rencontres avec des figures du quotidien. Ces récits personnels, loin d’être anecdotiques, résonnent avec une expérience collective. Ils sont le reflet d’une Algérie faite de contrastes, où la dureté de la vie est adoucie par la poésie des petits riens. Il parvient ainsi à saisir l’essence d’une société qui oscille entre passé et présent, entre attachement à des traditions séculaires et désir de modernité.
Toutefois, en approfondissant l’humour, une forme de mélancolie affleure. L’auteur parle d’une Algérie en perpétuelle mutation, parfois nostalgique d’un passé idéalisé, souvent en quête d’un avenir incertain. Cette oscillation entre rires et larmes est d’ailleurs une caractéristique profondément algérienne. Son texte semble parfois résonner comme une élégie pour une Algérie en transformation, mais toujours fidèle à elle-même. Il souligne la difficulté de concilier héritage et aspiration au renouveau, ce qui donne à l’ouvrage une profondeur supplémentaire.
La force des illustrations
Les illustrations de Sarah Handala jouent un rôle essentiel dans la dynamique du livre. Son trait vif et expressif donne une dimension visuelle aux mots, prolongeant l’ironie et la tendresse du texte. Par ses choix artistiques, elle parvient à créer un univers parallèle à celui de Smaïl Chertouk, offrant un dialogue subtil entre texte et image qui renforce la force narrative de l’ouvrage.
Chaque illustration est donc un clin d’œil complice au lecteur : un mouton à lunettes chevauchant une moto verte, des silhouettes stylisées capturant l’essence du quotidien algérien. Les compositions graphiques traduisent à merveille la richesse culturelle du pays, évitant les poncifs pour offrir une lecture renouvelée du réel. Sarah Handala ne se contente pas d’illustrer, elle interprète, prolonge et enrichit le propos de Smaïl Chertouk en insufflant une énergie propre aux images, comme une mise en scène qui vient compléter le texte.
L’association entre le texte et l’image fait de cet ouvrage un objet littéraire singulier, à mi-chemin entre l’essai, le dictionnaire illustré et la chronique de mœurs. Dépourvues de se limiter à une fonction décorative, les illustrations sont une composante à part entière du livre, contribuant à l’ambiance et à la profondeur du propos. Elles invitent le lecteur à une double lecture, où l’image et le texte se répondent dans un jeu subtil d’échos et de correspondances.
Une réflexion sur l’Algérie et son langage
L’Algérie, tu l’aimes ou tu la kiffes ! est un ouvrage qui interroge la manière dont les mots façonnent notre perception du monde. Ce livre ne s’adresse pas uniquement aux Algériens, mais à tous ceux qui s’intéressent aux dynamiques culturelles et aux récits identitaires. Par son mélange d’érudition et d’accessibilité, il propose une réflexion subtile et profonde sur l’histoire, la mémoire et l’avenir d’une nation en mouvement. Cette approche n’est pas sans rappeler celle d’Isabelle Eberhardt, exploratrice et écrivaine du XIXe siècle, qui, par sa plume et son engagement, a su capturer les subtilités et les contradictions de l’Algérie de son époque. À travers ses récits, elle a transcendé les barrières culturelles pour livrer une vision intime et profonde du pays, tout comme Smaïl Chertouk le fait ici à travers son abécédaire.
Un livre à lire, à partager et à savourer, comme une conversation avec un ami qui nous fait rire autant qu’il nous fait réfléchir.