Iyad Aflak.Iyad Aflak, le fils de Michel Aflak, le fondateur du parti Baas (“résurrection“ en français) n’a guère connu la Syrie, son pays natal. Il a été contraint de quitter ce pays en 1966, à l’âge de quatre ans. Son père a même été condamné à mort par un régime syrien qui se prétendait paradoxalement baasiste. Il a notamment vécu au Liban et en Irak. Établi à Paris, Iyad Aflak a représenté l’Irak à l’Unesco de 1996 à 2003, année de l’invasion américaine de l’Irak. Dans cet entretien, il évoque cette période de l’histoire durant laquelle les élites arabes imaginaient que seul un Etat laïque permettrait de regrouper toutes les composantes d’une nation arabe divisée sur le plan confessionnel.
Mondafrique.Pouvez-vous rapidement retracer le parcours de votre père ?
Iyad Aflak. Mon père est né en 1910 à Damas. Il est décédé à l’hôpital militaire du Val de Grâce à Paris en 1989. Il a fait des études d’histoire à la Sorbonne entre 1928 et 1932. À cette époque, Paris était le centre de rencontre et de dialogue entre les jeunes intellectuels arabes et notamment les nationalistes. Il était également un poète et un écrivain. À Paris, il s’est intéressé aux écrits de philosophes et écrivains européens du XIXe siècle et du début du XXe, comme Marx, Nietzsche, Dostoïevski, Tolstoï, Bergson, André Gide, Anatole France.
Il a fondé le parti Baas en 1947 à Damas. Dans son discours d’ouverture, il déclarait : « Les Arabes forment une seule nation ayant le droit imprescriptible de vivre dans un Etat libre. Les moyens de la résurrection sont les suivants : l’unité, la liberté, le socialisme ». En accord avec cette logique, il est lui-même parti sur le front palestinien lors de la guerre israélo-arabe de 1948.
Le Baas a joué un rôle important dans la vie politique syrienne, mais aussi arabe, bien avant qu’il n’arrive au pouvoir. Il a d’ailleurs été un acteur principal dans la création de la République Arabe Unie qui a unifié la Syrie et l’Egypte de Nasser dans un seul Etat en 1958.
Mondafrique. La mort en juin dernier de Tarek Aziz, ancien vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères de Saddam Hussein, a rappelé qu’à une époque récente en Irak les chrétiens n’étaient pas persécutés.
Iyad Aflak. Certes, la doctrine baasiste, qui combinait à l’origine démocratie, socialisme et nationalisme panarabe, a été dévoyée dans certains aspects en Irak du temps de Saddam Hussein, notamment dans le domaine des libertés. Mais le parti Baas restait laïc. La liberté de culte était garantie et respectée en Irak durant cette période. Aucune religion n’a été persécutée en tant que telle. Les Chrétiens, les Yazidis, les Sabéens, pratiquaient librement leurs religions. L’Irak était un pays moderne, avec une industrie, de bonnes infrastructures. Il comptait nombre de scientifiques, d’intellectuels. C’était un pays fort, sécurisé, en construction continue, dirigé par des gens qui voulaient le servir et non le piller comme cela se passe depuis 2003.
Depuis l’invasion américaine, les civils sont tués de façon méthodique rien que pour leur appartenance religieuse. Depuis cette invasion, il n’y a tout simplement plus d’Irak. Or, ce pays constituait un pilier essentiel de l’équilibre régional. Pire encore, ce pays a été donné sur un plateau d’argent aux mollahs iraniens. Ce que ceux-ci n’ont pu obtenir de l’Irak en huit ans de guerre, ils l’ont reçu en donation par les américains. C’est principalement de là que provient la majeure partie des graves crises que traverse le Moyen orient depuis plusieurs années.
Mondafrique.Il n’y a plus de Syrie non plus. Bachar el-Assad a reconnu qu’il ne pouvait plus tenir ni reconquérir tout le pays. Comment vous situez-vous ?
Iyad Aflak. Si le parti Baas a effectivement pris le pouvoir en Syrie en 1963, il a rapidement été corrompu par les militaires. Mon père a été contraint de quitter la Syrie en 1966 pour le Liban puis le Brésil après le coup d’état militaire en février de cette année. Vous comprenez que je ne soutiens pas le régime, mais je ne soutiens pas non plus l’opposition. Les groupes susceptibles de prendre le pouvoir en cas de chute du régime sont pires que ce dernier. Je dénonce cette destruction systématique de toute la société syrienne et du ciment qui a pu la souder pendant des centaines d’années, ainsi que des infrastructures de l’Etat syrien. Le nombre de réfugiés/migrants qui ont quitté la Syrie depuis le début des évènements s’élève à plusieurs millions de personnes. C’est purement et simplement une opération de déracinement de tout un peuple. Ceci aura des répercussions d’une gravité difficilement imaginable.
Mondafrique. Restez-vous extérieur à ce conflit ?
Iyad Aflak. Non, je garde bien évidemment des contacts. Mais que va-t-il sortir de ce drame ? Pour survivre, le régime syrien ne peut que renforcer ses liens avec l’Iran. De la même façon que les Américains ont jeté l’Irak dans les bras des Iraniens, la Syrie est abandonnée à la domination iranienne. Parmi les effets dévastateurs de cette situation, on peut citer l’alimentation de l’intégrisme et de l’extrémisme dans la région. Le parti Baas permettait une unité entre les arabes : sunnites, chiites, chrétiens, druzes et autres. Ce qui est proposé maintenant c’est le démembrement des états arabes en petits états insignifiants basés sur les appartenances sectaires et confessionnelles, et dominés par les autres puissances régionales, au lieu de leur unification. Ceci démultipliera en conséquence les problèmes et les conflits.
Mondafrique. Comment expliquez-vous l’apparition de l’Etat islamique ?
Iyad Aflak. Si l’Etat islamique existe, c’est à cause des horribles massacres que le régime irakien sectaire, et pro-iranien, ainsi que ses milices, ont perpétré en toute impunité dans les populations -sunnites notamment- pendant des années. L’Etat islamique est une organisation obscurantiste criminelle que je condamne, et pour pouvoir la vaincre il faut en comprendre l’origine et les causes : elle a apparu comme une réponse logique et prévisible à l’invasion américaine et à la mainmise iranienne sur l’Irak et l’application par les gouvernements pro-iraniens successifs depuis 2003, de politiques sectaires flagrantes, qui avaient pour but, je le pense, d’aboutir à l’état actuel des choses.
Mondafrique. Votre père doit se retourner dans sa tombe…
Iyad Aflak. Mon père a rêvé d’un monde arabe libre et uni, capable de délivrer de nouveau son message civilisationnel. Un monde arabe où la liberté de l’homme et sa dignité sont respectées, où ses droits d’expression et de créativité sont garantis. Il doit effectivement se retourner dans sa tombe alors que les pays arabes se désintègrent au lieu de s’unifier, et que les appartenances sectaires et confessionnelles divisatrices l’emportent sur l’appartenance arabe unificatrice. On en oublie que des partis Baas ont prospéré au Liban, en Jordanie, au Yémen, au Soudan et même dans les pays du Maghreb jusqu’en Mauritanie dans un passé proche. Des militants musulmans rejoignaient sans problème un parti fondé par un chrétien! On est loin de cela aujourd’hui ! Mais je pense malgré ça que cette situation ne peut pas durer éternellement car elle aboutit à une impasse pour les peuples de la région.
Mondafrique. Mais que disait votre père concernant l’islam ?
Iyad Aflak. Mon père s’est intéressé, comme cité précédemment, aux écrits de Marx, de Lénine, de Nietzsche, et a dialogué avec des communistes et des socialistes. Il a publié en 1944 un texte critique du communisme destiné aux premiers adhérents de son mouvement avant la formation officielle du parti. Il considérait, contrairement au communisme, et à d’autres mouvements nationalistes arabes de l’époque, que la religion avait une place importante dans la vie des peuples. Si la laïcité, le socialisme et le nationalisme panarabe sont les piliers du baasisme, et de l’Etat moderne auquel il aspire, Michel Aflak a toujours reconnu la place prépondérante de l’islam dans l’identité de la nation arabe et dans son essor.