La Tunisie est devenue un bateau ivre

Le deuxième tour des élections présidentielles tunisiennes, fixé le 13 octobre, parasité par des élections législatives une semaine avant, verra s’affronter deux candidats hors normes, le premier en prison et le second sur un nuage.

Une chronique de Wicem Souissi

Le spectre de Iago hante la Tunisie. Inauguré par l’adaptation d’Othello par le prince du quatrième art arabe, Aly Ben Ayed, le théâtre de Hammamet, construit par Paul Chemetov, en reçut la première, le 7 novembre 1964, en présence de Habib Bourguiba. Constatant que l’acteur et metteur en scène s’était attiré les faveurs du public ministériel en jouant le personnage de Iago, le président tunisien eut, à la sortie, cette réplique déstabilisante : « J’ignorais qu’il y avait des vocations de traîtres dans mon gouvernement »…

Plus d’un demi-siècle après, la tragédie de William Shakespeare demeure d’actualité en cette veille d’élections législatives à un seul tour, le 6 octobre, obscurcies par l’attente du second tour de l’élection présidentielle, prévu le dimanche suivant, opposant Kaïs Saied, qui parle peu, à Nabil Karoui, privé de parole, placé continument en détention préventive. La transposition est évidente. Eperdument amoureux de leur Desdémone-Tunisie, les Tunisiens-Othello sont portés par les tromperies machiavéliques des Iago de tous bords à étouffer dans une hystérie sous sa forme de psychose paranoïaque leur amour fidèle avant de s’apercevoir, trop tard, de la supercherie et de se suicider pour rejoindre leur bien-aimée.

Qu’allait-il faire dans cette galère?

Tous les ingrédients tragiques sont réunis à cet effet. Plus personne ne sait quel est le programme de qui, ni s’il existe des programmes d’ailleurs, tout comme la pièce n’indique guère vraiment ce que Othello est allé faire dans sa galère vénitienne. Electrisés par des perspectives de victoire annoncées par es sondages, les partisans de Qalb Tounès (« Au cœur de la Tunisie ») de Nabil Karoui font fi du tassement de leur score au premier tour qu’ils imputent à la prolongation outre-mesure de l’emprisonnement de leur leader. A défaut de la présidence de la république, ils voient déjà leur camp, s’ils arrivent en tête aux législatives du 6 octobre, aux commandes du gouvernement.

Le mouvement islamiste Ennahdha, qui a régné en maître, parfois en coulisses, depuis la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011, n’est point tétanisé par la défaite relative de son candidat Mourou au premier tour des élections présidentielles. Au contraire, le parti de Rached Ghannouchi, appelle à voter pour le vainqueur du premier round électoral, le très iconoclaste Saied, en retrouvant une virginité révolutionnaire qu’il n’avait plus.

Youssef Chahed en roue libre

Collusions en tapinois et négociations secrètes qui ont parallèlement cours entre ces deux prétendants sérieux à la victoire ne sont pas pour autant leur apanage. Président en exercice du gouvernement, Youssef Chahed, qui a raté son examen présidentiel avec un petit 7% des voix, est en roue libre. Les magistrats qu’il a largement instrumentalisés maintiennent son adversaire de toujours, Nabil Karoui, sous les verrous. Ses troupes au sein de Tahia Tounès (« Vive la Tunisie ») prennent ainsi le risque d’une annulation des élections pour inégalité de traitement entre les deux candidats du deuxième tour.

Ce qui voudrait dire un formidable échec du processus démocratique tunisien qui jusqu’à présent et non sans quelques sérieux dérapages, avait réussi sur le plan politique à préserver une paix des braves.un trouble à l’ordre public qu’ils auront favorisé, à l’insu de leur plein gré.

N’est pas Jaurès qui veut !

Désarticulée et vouée à l’échec, la gauche tunisienne, in fine, semble renoncer définitivement à exercer le pouvoir. Le vote des classes populaires est préempté, comme ailleurs dans le monde, par des mouvements radicaux, qui n’avancent même plus masqués. Les Ligues de protections de la révolution, qui ont surgi, pour le pire, en 2012 et 2013, se dressent, dans une hystérisation verbale inédite, vent debout contre le système politique. La démarche est électoralement d’une redoutable efficacité, mais demeure marginale, à l’image des groupes radicaux tapis dans les cavernes des montagnes ou derrière les dunes de sable désertique.

Ainsi des leaders prometteurs , plus jeunes, comme ce Don Juan politique de Mohsen Marzouk, n’ont pratiquement pas voie au chapitre. Ce désert de démocratie agrège des juxtapositions de voix, tout comme les pages d’opinions des journaux tunisiens n’organisent jamais de confrontations? Autant de voix souvent hurlantes, à l’instar de ces cafés de consommateurs exclusif de bière où l’on se surprend à rêver à une ile déserte et paisible.

En réalité, force est de rappeler qu’en psychanalyse, l’hystérie, féminine ou masculine, se caractérise par la non-reconnaissance du maître, autrement dit de la Loi. Que dire alors d’un système politique privé de texte fondateur! L’absence de Cour constitutionnelle en Tunisie, cinq ans après la promulgation d’une Constitution qui en prévoyait une dans les six mois, traduit bien l’impasse actuelle.

Pour la première fois depuis le départ, voici huit ans, de l’ex président Ben Ali, la transition démocratique tunisienne semble gravement en panne.