Jean Yves Le Drian, le vendeur d’armes préféré de la dictature égyptienne

Pour assurer des exportations d’armement vers l’Egypte, l’Etat français a relégué ses diplomates au second plan. Au cœur de cette stratégie mercantile, le ministre de la défense puis des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et l’Etat-major des armées.

Une enquête du site Disclose

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Sur les rives du canal de Suez, le 6 août 2015, Abdel Fattah Al-Sissi ne cache pas son enthousiasme. Le maréchal égyptien se laisse aller à la confidence  lors d’un tête-à-tête avec François Hollande : « Lorsque l’Egypte s’était retrouvée au bord du chaos, la France avait été le seul parmi ses grands partenaires occidentaux à comprendre la situation et à la soutenir. ».

Ce soutien à l’un des régimes les plus répressifs au monde est né dans les couloirs de l’Etat-major des armées, au lendemain du coup d’Etat d’Al-Sissi, en juillet 2013. Une « diplomatie des armes » qui, sous le prétexte de la lutte antiterroriste, a conduit l’appareil d’Etat à se mettre au service de la dictature, comme le révèlent des dizaines de documents classés « confidentiel-défense » obtenus par Disclose.

Le sommet de la hiérarchie militaire remet une note à la direction de la coopération de sécurité et de défense du ministère des affaires étrangères. « Le ministère de la défense [égyptien], fort d’une autonomie financière estimée à plus de 10 milliards d’euros (…) a pour objectif immédiat de moderniser tant ses matériels que ses infrastructures avant qu’un nouveau pouvoir démocratique ne lui demande éventuellement des comptes. » Traduire : il faut se mettre en ordre de bataille avant que des civils ne reviennent au pouvoir.

« Le ministère de la défense [égyptien] attend des signes forts de la part de la France, affirme aussi le commandement militaire. Des pays ont d’ailleurs été écartés de certains prospects d’armement à cause de leur position politique trop prononcée à l’égard de l’Egypte. » Le message est limpide : pour vendre des armes, il faut fermer les yeux sur la répression du régime.

Note de l’Etat-major des armées
« Notre relation de défense peut se développer en saisissant les opportunités en matière de [soutien aux exportations d’armements]. »

 

Le principal artisan de cette diplomatie secrète se nomme Jean-Yves Le Drian. De visites officielles en réunions bilatérales, le ministre de la défense de François Hollande, nommé aux affaires étrangères par Emmanuel Macron en 2017, va appliquer à la lettre les préceptes édictés par l’Etat-major des armées. Avec des résultats quasi immédiats. Entre 2014 et 2015, le VRP de l’armement français décroche la vente de corvettes Gowind, de deux frégates multi-missions et du premier contrat à l’export pour l’avion de chasse Rafale. Des contrats qui s’élèvent à plusieurs milliards d’euros.

Dès lors, la marque des militaires va teinter l’ensemble des relations franco-égyptiennes, éclipsant les diplomates et Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères.

JEAN-YVES LE DRIAN ET LE PRÉSIDENT ÉGYPTIEN ABDEL FATTAH AL-SISSI, AUX INVALIDES À PARIS, LE 24 OCTOBRE 2017.

« AIDER L’ÉGYPTE À ASSURER SA STABILITÉ »Printemps 2015, Laurent Fabius s’apprête à recevoir le premier ministre égyptien, Ibrahim Mahlab. Un rendez-vous dont l’Etat-major des armées n’entend pas être mis à l’écart. Le 17 avril, ce dernier transmet une note au ministre sur laquelle sont mentionnés les points prioritaires à aborder le jour J. D’abord, le ministre devra garder à l’esprit que « l’un des principaux canaux d’influence diplomatique pour la France » repose sur « la coopération avec l’appareil militaire du pays ».

Selon les éléments de langage fournis, Laurent Fabius devra se cantonner à évoquer « l’attachement [de la France] à développer une coopération militaire » avec le régime. D’autant plus, précise l’Etat-major, que l’Egypte « attend des signes forts d’accompagnement technique, opérationnel voire stratégique de la part de la France ». L’urgence de cette coopération est justifiée par une formule vague qui va devenir le mantra des gouvernements français successifs : « Nous devons aider l’Egypte à assurer sa stabilité et à lutter contre le terrorisme. » 

Afin d’entériner définitivement la stratégie adoptée par la France, Jean-Yves le Drian s’envole pour Le Caire en juillet 2015. Lors d’une rencontre avec son homologue égyptien, Sedki Sobhi, il esquisse l’opération Sirli (voir notre enquête). Les années qui suivent montreront que la mission débutée secrètement en 2016, va dévier rapidement de son objectif antiterroriste pour devenir un outil au service de la terreur.
Car la véritable ambition de cette mission secrète est de maintenir un dialogue quotidien et ininterrompu avec le client égyptien, comme le dévoile une note de la direction du renseignement militaire (DRM) datée de 2019.

Note du 22 janvier 2019
« La direction du renseignement militaire accompagne et exploite la relation initialement portée par des prospects industriels. »

Dans ce contexte, les diplomates sont priés de taire leurs critiques sur une « répression implacable qui offre des opportunités de recrutement aux mouvements djihadistes locaux», d’après une Note du Centre d’analyse de prévision et de stratégie (CAPS) datée du 3 aout 2016.

La diplomatie des armes et son alibi, la lutte antiterroriste, écrase tout débat, même ceux des réunions « secret-défense » de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Au printemps 2016, ladite commission, qui réunit des représentants de l’Elysée, de Matignon ainsi que du ministère de la défense, de l’économie et des affaires étrangères, est chargée d’examiner des demandes d’exportations d’équipements militaires vers l’Egypte

Le jeudi 7 avril 2016, la CIEMMG se réunit pour statuer sur l’envoi d’un véhicule blindé Titus, qui doit servir à une démonstration en Egypte. Le quai d’Orsay prononce un avis défavorable, « en raison de l’utilisation potentielle de ce type de véhicule pour des missions de maintien de l’ordre ». Une position à l’opposé des représentants de la défense et de l’Elysée qui assurent que cette « version du Titus ne correspon[d] pas à celle prévue pour le maintien de l’ordre ». L’argument fait mouche : la CIEMMG rend un « avis favorable », selon le compte rendu fait par le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).

Le même schéma se reproduit à l’identique le 26 mai 2016, au sujet d’une demande d’exportation pour 25 véhicules blindés Bastion armés de tourelles. Le dossier présenté par la société Arquus (ex-Renault Trucks Defense) représente un marché de 34,3 millions d’euros.

Là encore, le quai d’Orsay rend un avis défavorable, craignant que les blindés puissent « être utilisés pour des actions de répression interne ». Des inquiétudes balayées d’un revers de la main par le cabinet de Jean-Yves Le Drian. Ce dernier assure que les Bastion sont « destinés à des unités déployées dans le Sinaï et contribu[ent] à la lutte contre le terrorisme ». Malgré l’absence d’éléments étayant cette affirmation, le cabinet du premier ministre, Manuel Valls, autorise leur exportation. « Au vu des relations entretenues avec l’Egypte, la ligne de conduite vis-à-vis de ce pays reste inchangée », justifie Matignon dans la décision rendue le 1er juin.

Note de la SGDSN du 1er juin 2016 
«  Le ministère des affaires étrangères et du développement international avait signalé que ces équipements pouvaient potentiellement être utilisés pour des actions de répression interne. »

MACRON ALERTÉ PAR LES DIPLOMATES

Les cinq années de Jean-Yves Le Drian au ministère de la défense l’ont rendu absolument incontournable. A tel point qu’il est nommé au quai d’Orsay par Emmanuel Macron dès le lendemain de son élection, en mai 2017. Un choix « judicieux », commentent les autorités égyptiennes, selon l’ambassade de France au Caire.  

Une nomination d’autant bien accueillie par les Egyptiens que Jean-Yves Le Drian va conserver son rôle de « leader » de la diplomatie des armes, comme il le fait savoir au ministre Sedki Sobhi, le 8 juin 2017. Ce jour-là, pour son huitième voyage au Caire depuis le coup d’Etat, il confie d’après une note datée du 8 juin 2017 à son ancien homologue à la défense qu’il « continuerait de suivre cette problématique des équipements et ceux d’autant qu’il détenait l’historique des trois dernières années ».

Désormais placés sous l’autorité de Jean-Yves Le Drian, les diplomates sont mis à contribution. Ils édictent par exemple un « guide du pouvoir » afin de faciliter les échanges avec le régime. « La mobilisation de l’ensemble de nos réseaux (militaires, de renseignement, économique) est nécessaire en vue d’améliorer l’accès au secteur de l’économie militaire », martèle également Stéphane Romatet, alors ambassadeur de France en Egypte, en octobre 2017.

JEAN-YVES LE DRIAN AVEC LE MINISTRE ÉGYPTIEN DE LA DÉFENSE, SEDKI SOBHI, EN JUILLET 2015 AU CAIRE. @ AFP

Dans les faits, la doctrine brandie pour justifier les ventes d’armes, le fameux « combat commun contre le terrorisme », ne fait pourtant plus illusion. La direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) déplore [3] que le ministère de l’intérieur égyptien soit « très réticent à fournir des éléments concernant des nationaux égyptiens, et cela quel que soit leur degré d’implication dans une activité terroriste ».

Quant aux informations fournies sur les salafistes français résidant en Egypte, elles sont jugées « peu satisfaisantes » par les services secrets. Au Caire, les diplomates  vont jusqu’à informer Emmanuel Macron, quelques jours avant sa première visite officielle, des effets « contre-productif » de « l’usage de méthodes violentes et souvent indiscriminées » dans la lutte antiterroriste. Concrètement, la terreur d’Etat d’aujourd’hui risquerait de nourrir des organisations terroristes de demain.  .

Même les Etats-Unis, allié historique de l’Egypte, signale [5] au quai d’Orsay, par l’intermédiaire de David Satterfield, alors secrétaire d’Etat au Proche-Orient et ancien chef de la force d’observation internationale au Sinaï, que « les forces armées égyptiennes [ne sont] pas intéressées par la lutte contre le terrorisme dans le Sinaï ». Cette région située à l’est de l’Egypte est pourtant la principale cible des attaques de Daech. David Satterfield conclut son propos en qualifiant le terrorisme de « rente de situation » pour le régime militaire, l’argument qui lui permet de justifier l’armement et la répression.

Une justification similaire à celle que l’Etat français utilise pour contrer les critiques, qu’elles viennent de sa diplomatie ou de la société civile.

Reste une inquiétude : la volonté de certains députés d’exercer une forme de contrôle – à l’heure actuelle inexistant – sur les ventes d’armes. Fin 2020, un rapport parlementaire remis par les députés Jacques Maire (Hauts-de-Seine, La République en marche) et Michèle Tabarot (Alpes-Maritimes, Les Républicains), plaidant en ce sens, provoque une réaction outrée du secrétariat général à la défense et à la sécurité nationale, qui chapeaute les décisions sur les exportations d’armement.

Dans une note « confidentiel-défense » adressée au gouvernement, et dévoilée par Disclose, le SGDSN s’oppose purement et simplement à une « implication des députés ». Selon l’instance rattachée à Matignon, celle-ci « pourrait mener à la fragilisation de notre crédibilité et de notre capacité à établir des partenariats stratégiques sur le long terme et donc de notre capacité à exporter ». La diplomatie des armes, encore et toujours…

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