Afrique, les militaires ont pris la place des diplomates

Ancien sous-directeur du département Afrique de l’Ouest au Ministère des Affaires Étrangères, Laurent BIGOT a été limogé en 2013 par le Ministre des Affaires Etrangères Laurent FABIUS, pour avoir critiqué l’intervention française au Mali, ou encore pour avoir annoncé la chute du Président burkinabé Blaise CAMPAORE.

Cet entretien a été mené par Arnaud Le Gall, rédacteur et membre du Monde en commun, au début du mois de novembre 2020.

Laurent BIGOT a été limogé en 2013 par le Ministre des Affaires Etrangères Laurent FABIUS, pour avoir critiqué l’intervention française au Mali

 

Arnaud Le Gall : on ne peut commencer sans évoquer le limogeage que vous avez subi en 2013, car il apporte un éclairage sur les conditions d’élaboration de l’action internationale de la France notamment en Afrique. Le traitement que vous avez subi signifie-t-il qu’il n’y a plus de lieu d’élaboration de l’action internationale confrontant les points de vue ?

Laurent Bigot : Précisons d’abord qu’un seul propos critique de ma part a été rendu public, malgré moi. Il s’agissait d’une conférence sur le Mali tenue à l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) en juin 2012, à l’occasion de laquelle j’ai fait une petite incise sur le Burkina Faso. J’annonçais qu’il allait être le prochain pays à s’effondrer et cela est arrivé en  octobre 2014 avec la chute de Blaise Compaoré, et aujourd’hui la situation sécuritaire de ce pays est dramatique. Cette conférence été diffusée publiquement alors qu’elle ne devait pas l’être puisqu’elle se déroulait selon les règles de Chatham House [NDLR : règles spécifiant que les participants à une rencontre sont libres d’utiliser les informations collectées à cette occasion, mais ils ne doivent révéler ni l’identité, ni l’affiliation des personnes à l’origine de ces informations, de même qu’ils ne doivent pas révéler l’identité des autres participants].

Mes propos ont été diffusés par l’IFRI alors que ce n’était pas ce qu’on avait convenu au départ. Ce sont les seuls propos rendus publics que j’ai tenus. Toutes les réflexions que j’ai par ailleurs eu sur le Mali étaient exprimées dans le cadre de notes internes. Je ne faisais là que mon travail, c’est-à-dire que j’élaborais des notes en interne, je faisais des analyses avec mes collaborateurs, et on faisait des propositions.

J’ai tout de suite dit, quand l’opération Serval a été déclenché, en janvier 2013, qu’on était dans une impasse stratégique car on ne pensait pas la suite de l’opération militaire et qu’on allait probablement s’embourber.

Malheureusement, les faits m’ont donné raison. Ces critiques en interne ont beaucoup dérangé au Quai d’Orsay. A ce moment Laurent Fabius était ministre des affaires étrangères. La directrice Afrique qui était là depuis seulement neuf mois a été renvoyée sans aucune explication, ensuite c’est ma tête qui a été coupée, puis celle de Christian Rouyer, notre ambassadeur au Mali. Une voix très libre qui n’écrivait pas pour faire plaisir au ministre. Il était très loyal, obéissait aux ordres, mais dans la phase amont de la décision il n’hésitait pas à tenir un propos très libre. Cela a dérangé Laurent Fabius, qui l’a démis de ses fonctions en pleine opération militaire alors que c’était un ambassadeur très apprécié de la communauté française et des autorités maliennes. C’est un grand professionnel, qui a, peu après, connu de graves problèmes de santé, liés pour moi au choc qu’il avait subi en étant renvoyé comme un malpropre de son poste.

Ce refus de tout débat au sein du Quai d’Orsay s’est poursuivi au-delà de Laurent Fabius. Cela dépasse d’ailleurs le cadre du Quai d’Orsay. Sur un sujet qui n’a rien à avoir avec l’Afrique, à savoir la gestion de la crise Covid, on voit que le gouvernement ne souhaite pas qu’il y ait de débat au Parlement. C’est devenu une façon de fonctionner très binaire. Soit vous êtes avec moi, soit vous êtes contre moi. Toute voix qui permettrait de questionner ou d’envisager d’autres politiques possibles, est forcément celle d’un adversaire. Ce qu’on voit dans l’espace public, parlementaire, correspond exactement à ce qui se passe dans l’administration.

ALG : Il y a donc une vision de l’action internationale de la France qui ne peut pas être contestée, y compris en interne de manière loyale, qui alterne entre militarisme et diplomatie économique, les deux allant parfois de pair. Mais on peine à voir une stratégie politique cohérente, reposant sur une analyse des pays dans toutes leurs dimensions et pas simplement du point de vue sécuritaire et des affaires à y faire.

LB : C’est clair qu’il n’y a plus de stratégie politique. Je mets quiconque au défi de trouver des documents qui montrent une stratégie politique claire et non pas des documents qui relèvent plus du verbiage que d’autre chose. Dans la zone sahélienne, et en Afrique en général, les militaires ont de plus en plus occupé la place laissée libre par les diplomates en terme de réflexion politique.

J’ai même le souvenir d’un général, dont je tairai le nom, qui pendant le déclenchement de l’opération Serval m’a un jour appelé et m’a dit : « qu’est-ce que vous foutez les diplomates, il nous faut de la réflexion politique, ce n’est pas notre boulot à nous les militaires, mais on va le faire si vous ne le faites pas ».

Il y avait donc des militaires qui avaient remarqué qu’on avait déserté ce domaine. Cela avait commencé à se produire sous Nicolas Sarkozy et s’est considérablement accentué sous François Hollande. Depuis le Quai d’Orsay est aphone sur les questions politiques. Il y a bien le Centre d’Analyse et de Prévision Stratégique (CAPS), l’organe de prospective qui change souvent de nom au Quai d’Orsay, qui produit des notes, d’ailleurs pas forcément de bonne qualité. Une d’entre elles traitant de la crise Covid en Afrique de manière extrêmement paternaliste, voire raciste, a d’ailleurs fuité. Ce n’est donc plus un lieu de production de réflexion. Le tandem Élysée – Direction Afrique qui fonctionnait depuis longtemps sous la Vème République s’est complètement distendu. Tout est pensé à l’Élysée avec des gens qui ne connaissent pas du tout l’Afrique.

François Hollande ne connaissait pas du tout l’Afrique, Emmanuel Macron non plus. Ce qui est frappant, c’est de voir l’absence d’expérience des conseillers. A l’Élysée, les deux conseillers Afrique n’ont jamais été en poste en Afrique, ils ne l’ont traitée qu’à travers des dossiers depuis Paris.

Emmanuel Macron a également créé en août 2017 son fameux  Conseil présidentiel pour l’Afrique (CPA) [NDLR : créé en août 2017, le Conseil présidentiel pour l’Afrique est principalement composé d’entrepreneurs originaires de France et d’Afrique francophone ou anglophone, censés travailler au « renouvellement du partenariat entre la France et l’Afrique », comme annoncé par Emmanuel Macron durant sa campagne]. Cet acte fort de défiance envers l’administration sous-entendait : « vous êtes incapables de créer de la réflexion sur l’Afrique alors je crée ma propre instance où je mets des hommes et des femmes d’affaire qui reconstituent la France-Afrique de manière institutionnelle, et aux yeux de tout le monde, car je mélange les affaires et la politique ». Ce fameux fantasme sur la Françafrique, l’affairisme, la confusion des échelons politiques et des affaires ont donc été institutionnalisés par Emmanuel Macron. Le CPA n’a rien produit en termes de réflexion mais en revanche certains membres du CPA ont pu faire avancer leur carrière en se revendiquant du Président de la République…

ALG : Vous avez utilisé le terme de « fantasme » au sujet de la « Françafrique ». Est-ce à dire que vous considérez, comme d’autres analystes, que la France n’a plus vraiment de prise sur le terrain, et que ce qu’on a appelé la « Françafrique » se réduit désormais à quelques contrats, relations interpersonnelles, mais ne correspond plus du tout à un contrôle global de la France sur la zone ?

LB : Au départ c’est une expression créée par Felix Houphouët-Boigny, premier président de la Côte-d’Ivoire et c’était en deux mots, France – Afrique, pour renvoyer à une communauté de destin dans un sens positif. Les années Foccart passant, avec la dérive affairiste d’une partie des réseaux Foccart d’un côté, et le travail de l’association Survie, qui a contracté les deux noms en un pour dénoncer la dérive affairiste de la France en Afrique, ont amené à ce que l’expression la plus connue devienne « Françafrique ».

Mais la vérité, c’est que la France ne décide plus de rien du tout en Afrique, et ne voit pas les événements arriver.

Exemples : en 2012 on n’a pas vu venir la chute du président malien Amadou Toumani Touré (ATT). Cet été, en dépit de la présence de 5000 soldats français dans la sous-région, et les services de renseignement qui vont avec, on n’a pas vu venir la chute de son successeur Ibrahim Boubacar Keita (IBK). Sur la question Guinéenne, sur la Côte d’Ivoire etc., la France est aphone. La vérité c’est qu’on n’a plus aucune prise sur l’Afrique, et on ne la comprend plus. Cette Françafrique, qui fait plus référence à l’affairisme, n’a rien de spécifique. Ce type de relations existe en fait dans toutes les régions du monde. Vous ne croyez pas qu’il n’y a pas d’affairisme dans les relations de la France avec l’Arabie Saoudite, le Qatar etc. ? Je rappelle qu’une célèbre affaire sous la Vème République et qui ne concerne en rien l’Afrique, c’est les frégates de Taïwan. Des ingénieurs ont été tués dans un attentat à Karachi, sur fond d’affaire de rétro-commissions. Bref, il y a une focalisation sur l’Afrique qui ne se justifie plus aujourd’hui. Dans ce monde, là où il y a des contrats juteux, il y a des intermédiaires qui naviguent entre le monde des affaires et la politique.

ALG : Pour revenir au rôle actuel du Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, quelle place est désormais la sienne ? Il semble que le Ministère de la Défense a pris le dessus sur le plan opérationnel, notamment au Sahel, aux côtés de l’Agence Française de Développement (AFD) avec ses 15 milliards de budget. Sachant par ailleurs que tout ou presque en matière de politique étrangère se décide à l’Élysée. Dans ce jeu à quatre, existe-t-il encore un rôle spécifique pour le MEAE ?

LG : Non quasiment plus. Le budget, donc les effectifs, sont en baisse constante depuis plus de 10 ans(1) En plus, c’est un ministère zélé qui a toujours atteint les baisses d’effectifs demandées par Bercy. Quand vous connaissez la sociologie administrative en France, vous savez qu’il ne faut jamais remplir ce type d’objectifs, sinon on considère que vous avez tellement de gras que vous pouvez continuer à faire encore plus d’efforts. Le bon élève est sanctionné par encore plus de privations ! D’autres administrations ont compris qu’elles pouvaient résister différemment. La perte d’effectifs a été assez impressionnante. L’Afrique est probablement la zone géographique la plus concernée, en totale contradiction avec le discours politique qui consiste à dire que l’Afrique est le continent de l’avenir. Cela a aussi un impact sur les crédits d’interventions, le patrimoine. L’immobilier en Afrique est dans un état déplorable.

On n’est même pas en mesure d’entretenir nos ambassades. Si vous allez à Bamako et que vous regardez l’ambassade de France, puis celle des États-Unis, cette dernière est dix fois plus grande. Ce n’est pas anecdotique. L’immobilier traduit l’ambition.

Dans le Sahel, l’ambition américaine est très élevée. Vous allez à l’ambassade des Etats-Unis à Dakar c’est la même chose. Elle est immense. Et nous on a un patrimoine immobilier qui se bunkerise. On se coupe, et ce n’est pas qu’une allégorie, on se coupe, on s’enferme, on se replie, on n’a plus d’ambition. Bref, il y a une paupérisation de la diplomatie française. Je rappelle qu’au Mali, on a envoyé 6000 soldats pendant l’opération Serval pour faire la guerre et vous savez combien de diplomates on a envoyé en renfort pour préparer la paix ? Un seul. Tout est dit.

ALG : Que les États-Unis aient de grandes ambitions au Sahel est connu, mais dans ce contexte on est en droit de s’étonner que la France soit aux avant-postes sur le plan militaire. Ne lui fait-on pas jouer un rôle de supplétif dans la « guerre au terrorisme », pendant que d’autres font le travail derrière d’asseoir leurs ambitions, de tisser des liens avec des sociétés pendant que la France s’enlise sans projet politique cohérent ? Si tel est le cas, n’est-ce pas aussi lié au rôle joué par les néoconservateurs, et plus largement les atlantistes, qui tiennent les directions majeures au Quai d’Orsay, par exemple la direction des affaires stratégiques ? 

LB : Les Américains sont très habiles dans le Sahel. Ils laissent les Français en avant, ils flattent notre ego en disant « non mais c’est vous qui avez le lead », comme cela la France fait le sale boulot. Et le pire c’est qu’à chaque fois que, pour reprendre le langage euphémisé du ministère, on « neutralise » les djihadistes, on l’annonce. Moi je rappelle systématiquement que quand on tue des djihadistes, on tue le frère, le père, le mari, le cousin de quelqu’un qui appartient à cette population locale. Donc on se fait des ennemis en permanence. On n’a aucun intérêt à annoncer qu’on tue. On doit le faire, c’est tout.

La France fait tout le sale boulot, en première ligne, et protège complètement le travail des Américains. Eux aussi font des opérations, mais vous remarquerez qu’ils ne communiquent jamais au Sahel. 

La seule fois qu’ils ont communiqué c’est quand ils ont perdu deux ou trois soldats des forces spéciales au Niger, en octobre 2017. C’est d’ailleurs là qu’on a découvert qu’ils avaient des forces spéciales sur le territoire nigérien. Et pendant ce temps-là, ils font un travail remarquable de contact avec la société civile. Tous les « influenceurs » des sociétés civiles ouest-africaines vous diront qu’ils ont le nom d’un contact à l’ambassade des États-Unis. Si vous leur demandez le nom d’un contact à l’ambassade de France, il y a de grandes chances que vous n’ayez aucun nom. Tous les gens identifiés comme de « hauts potentiels » par l’administration américaine ont eu la possibilité d’aller passer un séjour aux États-Unis, pour certains d’y suivre un cursus complet, tous frais payés ou d’enseigner aux États-Unis. La France ne fait plus ce travail. En revanche, on s’attire les foudres des opinions publiques africaines en nous vantant de faire le sale boulot.

ALG : Les conséquences de tout cela sur la connaissance des réalités africaines, le rapport aux régimes, les relations avec les peuples, les sociétés civiles, et in fine la capacité à prévoir les évolutions, donc lourde… 

LB : On a beaucoup perdu en connaissance, car avoir la connaissance d’une zone géographique, cela signifie avoir des êtres humains sur le terrain.

Il n’y a pas d’autre solution. Il faut des êtres humains qui créent des relations avec d’autres êtres humains. Par définition la perte des effectifs se traduit en perte de réseau.

Et puis ceux que l’on appelait avant les « coopérants », et maintenant les Experts Techniques Internationaux (ETI), sont désormais sur des projets de l’AFD. L’AFD ne considère pas être impliquée dans une politique d’influence. Ces coopérants techniques étaient de formidables capteurs d’information, des relais pour véhiculer les messages de la politique étrangère française. Ils ne le sont plus car ils sont employés par une banque. Car l’AFD, il ne faut jamais l’oublier, fonctionne d’abord comme une banque, et ne considère pas être impliquée dans une politique d’influence. Le ministère des affaires étrangères ne dispose donc d’aucun moyen pour mener une politique d’influence, puisque 80 à 90 % des crédits liés à la coopération ont été transférés à l’AFD. Y compris ce qu’on appelle les « crédits de gouvernance », qui sont des crédits de souveraineté. Et l’AFD fait ce qu’elle veut, elle a une autonomie incroyable. Même si le ministère des affaires étrangères et le ministère du Budget siègent au conseil d’administration, c’est l’AFD qui fait la pluie et le beau temps. On n’a donc plus de réseau complet, intégré, au service d’une politique d’influence. Ce que les américains font très bien, avec leurs diplomates, leurs militaires, leurs ONG, USAID etc. Ils ont une politique intégrée d’influence qui est remarquable. Nous avons perdu cet outil.

ALG : Quels réformes conseilleriez-vous à un gouvernement souhaitant refonder une diplomatie indépendante au service d’ambitions politiques fortes, de la paix, de la coopération entre les peuples, donc au service du peuple français puisque les enjeux de politique intérieure et de politique extérieure sont intimement liés ?

LB : La première réforme absolument nécessaire est de remettre les visas au service d’une politique de rayonnement international. Ceci suppose de redonner la compétence des visas au Ministère des affaires étrangères, comme c’était historiquement le cas jusqu’à son transfert au Ministère de l’Intérieur sous Nicolas Sarkozy. Cette vitrine de la France à l’extérieur est aujourd’hui d’abord pensée d’un point de vue de politique intérieure, et  c’est dramatique pour notre image.

La politique des visas doit d’abord être vue comme une façon de rayonner. Mais si vous en confiez la responsabilité au Ministère de l’Intérieur, cela devient d’abord une politique de fermeture du pays.

Quand vous discutez avec les élites africaines, avec les étudiants africains, ils vous disent tous la même chose : « je suis désolé c’est plus facile d’obtenir un visa pour aller étudier au Canada, aux États-Unis » ou ailleurs dans le monde. Ils vont beaucoup en Chine. La Chine a une politique très agressive vis-à-vis des étudiants, ils les font venir, leur font apprendre le chinois etc. Il y a aussi des communautés étudiantes africaines très importantes en Inde. On est en train de perdre cette bataille parce qu’on se replie sur nous-mêmes.

La seconde réforme nécessaire concerne les lycées français. Les lycées français sont aussi en voie de paupérisation, les budgets baissent. Surtout, du point de vue de la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances), c’est considéré comme des dépenses en soutien des communautés françaises à l’étranger, et non comme une politique de rayonnement et d’influence. Un ami diplomate brésilien qui avait fait ses études dans un lycée français au brésil m’a dit : « vous voulez augmenter l’influence de la France à travers le monde ? Doublez les places des effectifs des élèves étrangers dans les lycées français, maintenez-y le niveau d’excellence que vous êtes en train de perdre  – parce que comme on baisse les budgets on envoie de moins en moins de professeurs titulaires on en recrute de plus en plus localement – et vous créerez un lien indéfectible avec la France ». J’ai rencontré un diplomate égyptien ayant été jusqu’au bac au lycée français du Caire, puis fait une partie de ses études en France, qui m’a tenu exactement le même discours. Il faut penser nos lycées français comme un instrument de rayonnement, certes au service des français à l’étranger mais aussi au service du rayonnement de la France,  capter les meilleurs élèves étrangers pour ensuite les inciter à venir dans le système des études supérieures en France, et là vous créez vraiment un lien solide, notamment via la maîtrise de la langue française. Tous les gens qui parlent très bien le français à travers le monde vous diront qu’ils ont un attachement indéfectible à la France.

Si j’en avais une troisième, ce serait vraiment de rétablir des crédits sous administration directe du ministère des affaires étrangères en manière de rayonnement culturel, de projets de coopération, de gouvernance… Avoir tout transféré à l’AFD est une erreur. La logique de l’AFD n’est pas la logique de l’administration française, et l’administration française doit piloter une politique d’influence avec des moyens. Tout ce qui relève de la coopération technique, scientifique, culturelle, doit d’abord être mis au service d’une politique d’influence, piloté par des administrations centrales, par un ministère. C’est du régalien pur, ça ne doit pas être confié à une banque.

ALG : Dans le cadre de la lutte antiterroriste, on parle beaucoup, à commencer par le Président de la République, de la défense de nos valeurs. Sans, au passage, être très précis sur ce qu’on entend par là. Le discours dominant confond souvent les principes de la République, – produits d’une histoire politique conflictuelle, toujours à défendre y compris contre les dérives autoritaires et identitaires en France – avec de vagues valeurs occidentales qui seraient le résultat mécanique d’un terreau culturel, d’une identité civilisationnelle immuable. Cela étant précisé, il y a une contradiction à parler de « défendre nos valeurs » à l’étranger, et en même temps, de baisser les crédits des instituts français. Quelle place pour ces derniers dans le dispositif que vous suggérez ?

LB : Les Instituts français sont aussi un formidable instrument de rayonnement. L’expérience que j’ai des Instituts français en Afrique, c’est que même dans des pays où le régime est extrêmement autoritaire, ce sont des lieux de débats et de liberté. Et ils ont toujours été des lieux où les jeunes nationaux se rendaient pour être au contact de la culture française. C’était historiquement le lieu où il y avait une bibliothèque complète, des spectacles musicaux, théâtraux, des représentations, des expositions.

La France existe par sa langue, par sa culture et par ses valeurs. Et les instituts français sont des vecteurs extraordinaires de rayonnement sauf qu’aujourd’hui, ils sont soumis à des normes comptables qui font qu’on considère d’abord que ce sont des dépenses.

On ne comprend pas que c’est avant tout de l’investissement. Cela ne veut pas dire qu’il faille dépenser sans compter, mais qu’on ne considère pas l’argent de la même façon si c’est un investissement que si c’est une dépense. Aujourd’hui, tout est considéré comme une dépense.

ALG : Une vision purement comptable de l’action publique…

LB : C’est François Mitterrand qui avait dit « après moi il n’y aura que des comptables ». Je crains qu’il n’ait eu raison.

ALG : Pour conclure, que proposeriez-vous pour remettre les enjeux internationaux au cœur du débat ? 

LB : Je crains malheureusement que ce ne soit une conséquence du peu d’intérêt que les Français ont sur ces questions-là. Parce que si c’était un sujet pour les Français, il y aurait une pression pour que ce soit plus ouvert, or ce n’est pas le cas…

ALG : Excusez-moi mais c’est un peu le paradoxe de l’œuf et de la poule. Imaginons, par exemple, que le parlement puisse débattre d’avantage de la politique étrangère, que les médias dominants analysent d’avantage les liens entre l’action extérieure de la France et le quotidien des français etc. Ceci serait de nature à accroitre l’appétence des français et à changer les regards sur le monde. Quand De Gaulle prenait des décisions fortes, comme la sortie du commandement intégré de l’OTAN, il les annonçait dans des conférences de presse qui maintenant paraissent surréalistes du fait de leur longueur et de la complexité des enjeux énoncés, il n’en reste pas moins que ça intéressait les français.

LB : Oui, mais je pense que c’est parce qu’il s’agissait de décisions rendant fier d’être Français, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment le cas aujourd’hui. On est plus conspués à l’étranger que célébrés. Le parlement fait par ailleurs un travail intéressant. J’ai souvenir, après avoir quitté le quai d’Orsay, d’avoir été auditionné par des missions d’information, voire d’enquête sur la politique de coopération, notamment par le Sénat, qui avait rendu un rapport qui ne faisait pas de cadeau à l’exécutif. Il y a donc des rapports de qualité, mais le problème est de savoir ce qu’on en fait. On pourrait imaginer une procédure obligeant l’État à répondre aux constats du parlement, qu’il s’agisse de rapports d’information ou d’enquête. Au même titre que les rapports de la cour des comptes.

Il serait intéressant de contraindre l’exécutif à expliquer pourquoi il fait ce qu’il fait, pourquoi il ne fait pas ce que le parlement lui recommande de faire, de mettre ainsi en œuvre un suivi de ces travaux parlementaires qui sont de qualité.

Les parlementaires qui m’ont auditionné n’étaient pas des touristes, ils avaient travaillé le sujet, c’était un travail vraiment remarquable. Mais ensuite ce travail se perd dans les sables, c’est-à-dire qu’une fois que le rapport est produit, il est archivé, et puis… fin de l’exercice.

(1) [NDLR : les derniers rapports parlementaires et projets de loi de finances (PLF) sur l’Action extérieure de l’État estiment que les effectifs du Ministère des Affaires Etrangères ont été réduit d’environ 15 % entre 2006 et 2017, soit une diminution de plus de 2400 postes. Les effectifs du réseau de la coopération culturelle ont le plus souffert. Au niveau géographique, la zone Afrique et Océan Indien a été la plus sévèrement touchée, avec une baisse évaluée à 40% sur la même période. En 2018, le Ministre a fixé, dans le cadre du Plan « Action publique 2022 », un objectif de 10% de baisse de la masse salariale des 20 000 personnels de l’administration en poste à l’étranger. Le Quai d’Orsay doit assumer les deux tiers de ces « efforts ». Après une telle saignée, la hausse de 8% (411 millions d’euros) du PLF 2021 par rapport à 2020 est une compensation dérisoire]