Presque trois ans après la chute de Ben Ali, la Tunisie se débat dans une situation politique, économique et sociale inextricable. Le pays est otage d’une transition vers la démocratie qui plombe son économie.Cinquante policiers ont été blessés dans les violences mercredi à Siliana, une ville située à 150 km au sud-ouest de Tunis où une grève a dégénéré en heurts, a annoncé le ministère de l’Intérieur jeudi.
Le 14 janvier 2011, tous les espoirs étaient permis ; les revendications des Tunisiens étaient claires : de la liberté, de l’emploi et de la justice sociale. Le déséquilibre en matière de développement, entre des régions côtières plus ou moins nanties, et celles de l’intérieur, oscillant entre précarité et pauvreté, était l’une des fractures à réduire le plus rapidement possible pour donner un équilibre au pays. Trois ans, cinq gouvernements et des millions d’aides et de prêts internationaux plus tard, la Tunisie dans une impasse sans précédent. En cause, son incapacité à donner des signaux positifs. Les assassinats politiques des leaders de gauche Chokri Belaïd, en février 2013 et de Mohamed Brahmi, en juillet, ont impacté le déroulement du processus de transition politique et dévoilé aussi bien l’échec des islamistes au pouvoir à gérer le pays que la faiblesse de l’opposition. Dans ce contexte les bailleurs de fond internationaux tels que la Banque Mondiale, La Banque Africaine de Développement (BAD), le Front Monétaire International (FMI) ont marqué un temps d’arrêt et suspendu le versement des dernières tranches de prêts accordés en 2011 et 2012, à charge pour le gouvernement de présenter des indicateurs de reprise et d’initier une réelle mise en place de réformes. Rien d’irréalisable, le pays a encore de bons fondamentaux ; pour preuve, le tissu entrepreneurial a bien résisté aux mouvements sociaux mais également à la crise économique mondiale en diversifiant ses marchés à l’export. Mais un système bancaire, obsolète et aux rouages pesants face aux exigences de réactivité de l’économie, donne des ailes la bourse ; désormais le secteur privé n’hésite plus à financer ses projets en levant des fonds sur le marché boursier comme l’a fait Mohamed Frikha, fondateur de Syphax Airlines.
Cependant toutes les prévisions sont à revoir à la baisse ; les 4 % de croissance prévus sur 2013, ont été réduits à 3,4 % sans avoir créer d’emplois. Le léger recul du chômage est surtout l’effet de départs à la retraite et aux nombreuses embauches dans le secteur tertiaire. Depuis 2011, toutes les agences internationales de notation ont dégradé à plusieurs reprises la note souveraine du pays sanctionnant sévèrement l’absence de volonté et de vision politique pour remettre le pays sur les rails et assurer une reprise de l’économie. Le BAA3, attribué par Moody’s, confirme que les rouages économiques sont bloqués ; tourisme et production de phosphate, secteurs essentiels qui réalisent à eux deux près de 16 % du PIB sont lourdement impactés. En raison de l’insécurité du pays, le tourisme enregistre la perte de 400 000 emplois et de 41 % de ses recettes par rapport à 2010 tandis que, selon l’Agence de promotion de l’investissement extérieur (FIPA), plus de 174 entreprises étrangères ont transféré leur activité. Les investissements étrangers, à hauteur de 1.079,4 millions de dinars (MD), soit 3,3% de moins sur les sept premiers mois de 2012 et en baisse de 16,3 % par rapport à 2010. Néanmoins les pertes les plus lourdes, de l’ordre de 1 200 MD, sont dues aux disfonctionnements de la production et de la transformation du phosphate. Cependant les secteurs industriels tournés vers l’export, affichent une bonne santé ; 15 % de plus pour le secteur chimique et 43,1 % pour les industries manufacturières et électromécaniques (IME) alors que les produits chinois nuisent au cuir et à la chaussure. Cependant au-delà de ces chiffres officiels, l’économie tunisienne pourrait aller bien mieux, mais l’absence de mesures drastiques et le laxisme des autorités ont permis au secteur informel de devenir une menace réelle pour les entreprises puisqu’il représente désormais 40 % des transactions.
Cependant le gouvernement est contraint à réagir, faute de quoi, aucune aide internationale ne sera accordée au pays qui ne peut avoir recours aux prêts sans garants. S’il arrive encore à payer sa dette, il a choisi de mettre 2014 sous le signe de l’austérité ; ce qui inquiète les Tunisiens. En effet la loi de finances 2014, prévoit une augmentation notable de la pression fiscale ainsi que celle des produits de première nécessité, jusqu’ici en partie compensés par l’Etat, alors que l’Institut des consommateurs constate une perte de 20 % du pouvoir d’achat depuis 2011. « Cela revient à un appauvrissement de la classe moyenne ; l’outil fiscal ne va pas relancer les investissements et bloquer la consommation » assure en substance l’économiste Moez El Joudi qui est également très critique par rapport au nouveau code des investissements, peu attrayant pour les entreprises étrangères. Les dirigeants de la troïka au pouvoir ont commis une erreur majeure ; ils ont grossi les rangs de l’administration en ouvrant aux recrutements et alourdi considérablement un budget de l’Etat dont les frais de son fonctionnement sont toujours à la hausse. Le pays paye des salaires mais faute de réformes et de développement, il peine à générer des fonds propres. Cependant l’Etat semble se désengager ; la prochaine augmentation des hydrocarbures, prévue en 2014, va impacter le secteur agro alimentaire et augmenter de manière insoutenable, pour le Tunisien moyen, le coût de la vie.
La Tunisie est dans un labyrinthe ; le blocage politique, du à la confrontation de visions idéologiques à l’opposé, n’arrange pas les affaires d’un pays qui ne réussit pas à récupérer de la visibilité. « Le retour de la sécurité et la fin de cette étape de transition sont les seuls points qui permettraient d’aller vers un léger mieux » précise l’universitaire Mahmoud Ben Romdhane. Seulement le dialogue national, initiative des centrales syndicales et patronales ainsi que de la société civile, n’a pas abouti à un consensus pour désigner un chef de l’exécutif indépendant à même de conduire la Tunisie vers des élections. Ce blocage institutionnel retentit sur l’économie et sur le moral des Tunisiens qui expriment leurs craintes et leur méfiance. Désormais, ils ne croient plus en une issue rapide, constatent que le système est inchangé, la corruption galopantes et sont aussi résignés qu’impuissants face aux manipulations politiques de tous bords. Morosité, moral en berne et crise confiance profitent aux marchands du temple ; la misère et un avenir sans perspectives grossissent les rangs des radicaux religieux et scindent le pays. La prochaine révolution sera celle des ventres vides contre les estomacs pleins ; les démunis sont prêts à en découdre avec les nantis et le pouvoir ; « les revendications de la révolution n’ont rien à voir avec ce qui nous est imposé par le gouvernement en place depuis les élections. La gronde peut basculer en fronde » dit un jeune de Sidi Bouzid, où avait débuté, le 17 décembre 2010, le soulèvement qui avait balayé Ben Ali.
Monia Mahjoub