« Le camp de la colère » vent debout contre Benjamin Netanyahou.

Depuis le 7 octobre dernier, le drame israélo-palestinien polarise des opinions irréductibles comme une sorte de cristallisation des antagonismes autour d’un moment de crise paroxystique. Il ne s’agit pas d’une guerre de civilisations mais d’une opposition entre deux visions du monde au sein même des nations occidentales. Non pas les civilisés contre les barbares, les euros-ricains contre les sous-développés, les philosémites contre les islamo-gauchistes, et encore moins les Juifs contre les Arabes dont nombre sont des occidentaux. 

Ahmed Boubeker, universitaire et écrivain

Les deux camps qui campent chacun d’un côté du drame israélo-palestinien évoquent plutôt les nouvelles frontières intérieures propres à nos sociétés.

-D’une part la vague d’émotion suscitée par les massacres du 7 octobre dernier sur laquelle surfent tous les « bénis-Bibi » couronnés à l’ouest d’Allah, d’autre part le courant de protestation contre le martyre de Gaza.

-D’une part un soutien inconditionnel à l’Etat d’Israël au nom d’un droit à l’autodéfense virant à la vengeance indiscriminée, d’autre part le rappel à l’ordre historique contre le confusionnisme qui tend à inverser les rôles de victime et de coupable.

-D’une part les micros d’une propagande politicomédiatique déchaînée, d’autre part les échos de la rue arabe dans celles de villes américaines ou européennes.

La rue, précisément.

Bruit et fureur remontent de la rue, qui font trembler le trône des maréchal Sissi, prince MBS, fils de « petit roi » et autre altesse, prêts à sacrifier la cause palestinienne au profit des « accords d’Abraham ». En occident, l’expression de la rue conteste l’OPA des élites politico-médiatiques sur le débat démocratique. Souffrant plus que jamais de son atavisme jacobin, la France a d’abord interdit les manifestations pour un cessez le feu. Puis, à l’exception des Insoumis, tout le ban et l’arrière ban de la classe politique a même tenté de reprendre la rue au nom de la République contre la chienlit virant à « l’antisémitisme-couscous ». Tandis qu’à Gaza on bombarde même les ambulances, la patrie des droits de l’homme n’a d’autre priorité que de défiler avec le Rassemblement National pour Dieudonniser le parti de Mélenchon, les vilains petits tagueurs de banlieue et autres islamo-gauchos-pro-palestiniens ! Comme en conclut le journaliste pacifiste israélien Michel Warschawski, il n’y a plus que le chevalier De Villepin pour sauver la grandeur de l’héritage gaulliste car « La France est un pays minable, avec une direction minable. » (L’humanité, 23/10/2023)

En terres occidentales donc, et plus particulièrement en France, reprenons donc les termes du dialogue de sourds entre deux camps d’une opinion publique combattante à l’ère de l’information

Commençons par les minoritaires

Nous, les autres occidentaux, en rupture de ban avec le grand « nous » dominateur d’un occident qui se veut le sel de la terre. Nous sommes Européens, Américains, ou Israéliens (Israël n’est-il pas une pointe avancée de l’occident ?) étrangers en nos propres pays du fait de nos origines, nos convictions, notre foi ou notre esprit critique. Nous ne sommes pas tous des militants propalestiniens et encore moins des barbus. Et la plupart d’entre nous (pas tous malheureusement !) compatissent à la douleur de la société israélienne et comprennent sa colère. L’échappée de la résistance palestinienne hors-les murs de sa prison à ciel ouvert a entraîné de terribles massacres. Quels qu’en soient les auteurs, il faut condamner de la manière la plus ferme les attaques lancées contre une population civile, aux portes de Gaza comme ailleurs. Et cela même si, comme l’écrit Amira Hass dans le journal Haaretz le 10 octobre 2023, « En quelques jours, les Israélien.ne.s ont vécu ce que les Palestinien.ne.s vivent depuis des décennies

Mais nous aussi sommes en colère ! En colère contre la « bande à Bibi ».« Bibi », « la bande à Bibi », « Bibi le bidouilleur » sont autant de petits noms en Israël qui disent à la fois la popularité et l’ambivalence des sentiments que suscite la longévité politique de Benjamin Netanyahou.

Netanyahu et ses soutiens politiques inconditionnels de Biden à Macron dans « un combat des enfants de la lumière contre les enfants des ténèbres » (dixit Netanyahou) virant u risque d’une dérive génocidaire. En colère aussi contre nos institutions dites démocratiques qui restent sourdes aux appels des ONG ou même de l’ONU pour arrêter la furie et la rage de vengeance d’Israël contre la population de Gaza. Silence on tue ! Silence ? Que nenni ! La fureur du monde déborde de nos plateaux télé dans une cacophonie propagandiste. Les chaînes d’infos continues en particulier s’engagent sans vergogne au service de la stratégie israélienne dans une union sacrée contre le terrorisme islamique : les victimes gazaouis ne sont plus que des dommages collatéraux, des morts sans visage, tués par des bombardements droit-de-l’hommiste sans intention de tuer.

Le journalisme de guerre

Une incontestable pathologie affecte ainsi le traitement de l’information dans un journalisme de guerre qui ne dit pas son nom. Chaque martyr israélien a un visage, un nom, une famille tandis que les victimes palestiniennes ne relèvent que de la statistique ou des clichés médiatiques d’une altérité monstrueuse. C’est une véritable entreprise de crétinisation publique, un pilonnage médiatique qui déverse cathodiquement des tombereaux d’insanités idéologiques et de fake news au détriment de la raison. Le politiquement correct virant à une police du langage sous contrôle de la « com » de « Tsahal » – n’est-ce pas déjà une opération de com réussie que d’appeler une armée d’occupation par son petit nom ? – les images d’horreur livrées à brûle pourpoint, sans un mot d’explication sur le contexte historique, tout cela donne l’impression que c’est la Palestine qui occupe Israël et non l’inverse.

« Les seules personnes dignes d’être pleurées, les seules qui sont éligibles au deuil, sont les Israéliens, car la scène de « guerre » est désormais une scène qui oppose les Juifs aux animaux qui veulent les tuer. » (AOC, 13/12/2023) Judith Butlerr

Ce mode de vie qui est d’abord un mode de consommation – prêt à porter, manger, penser…- était aussi celui de la société Israélienne jusqu’au 7 octobre dernier. Le haut-lieu de la start-up nation a vu ce jour-là tomber sous les coups assassins du Hamas le mur high-tech sensé la protéger de l’intrusion des Palestiniens dont on sait depuis Golda Meir qu’ils n’existent pas – du moins pas comme de vrais êtres humains comme nous autres occidentaux ! Cette clôture sécuritaire dont l’écroulement aurait, selon le journaliste Gidéon Lévy « arraché le manteau de l’arrogance et de l’indifférence israélienne » (Haaretz, 12/10/2023), n’est pas sans rappeler le mur de Trump ou ceux de la citadelle Europe. Car chez nous aussi les civilisés, il faut bien se protéger de ces hordes de clandos qui s’évertuent à nous rappeler leur droit à l’existence en sabotant les barrières de notre mauvaise conscience, quitte à crever comme des bêtes au large de Mare nostrum. D’ailleurs si les Palestiniens sont des sortes de migrants en leur propre pays, nos migrants sont quant à eux de plus en plus amalgamés à la cinquième colonne d’un complot Barbaro-islamiste.

Au cœur des ténèbres.

On ne peut pas comprendre le soutien inconditionnel des Euros-ricains à l’égard du gouvernement Netanyahou sans se référer à une dérive du grand repli sécuritaire qui tend à restaurer la vieille frontière coloniale entre « nous et les autres ». La chute du mur de Gaza fait écho à l’effondrement des barrières de la culture et des idéaux hérités des Lumières. L’universel abstrait de nos valeurs n’était-il que simulacre ? La célébration des Lumières a toujours dissimulé « l’horreur occidentale » affirme le philosophe Philippe Lacour-Labarthe dans sa critique du chef d’œuvre de Joseph Conrad, « Au cœur des ténèbres ». On se souvient du héros de la nouvelle, Kurtz – soit dit en passant, on le retrouve en colonel incarné par Marlon Brando dans l’Apocalypse Now de Coppola – le pionnier colonisateur qui finit par sombrer dans une sauvagerie sidérante[1]. Dans une note de bas de page de son journal qui se veut pourtant un vibrant appel à l’altruisme vis-à-vis des peuplades congolaises, il griffonne « Exterminez toutes ces brutes ! » Ce qui n’est pas sans évoquer les frappes ointes de valeurs humanistes sur Gaza. Ou encore, pour remonter plus loin, l’effroyable formule du légat du pape lors de la Croisade contre les Albigeois : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » 

Mais la terrible sentence de Kurtz témoigne d’abord du mensonge des missions civilisatrices de la domination coloniale. Sous le vernis de la civilisation, Marlow le narrateur de l’histoire découvre l’avidité, l’avilissement, la terreur : l’horreur occidentale dans son plus simple appareil ! Mais son drame, c’est d’être complice de ce mensonge tant il est empêtré dans la contradiction entre le devoir sacré de porter le fardeau civilisateur de l’homme blanc et l’impossibilité de dire ce qu’est vraiment la colonisation vécue par ceux qui la subissent.

Et c’est là qu’il faut revenir en Israël bien avant la brutalisation et le radicalisme colonial façon Netanyahou. Car depuis la déclaration Balfour, ce sont les puissances occidentales qui ont permis au sionisme de réaliser son projet de coloniser « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Pour une Europe gangrénée par l’antisémitisme, la création d’un foyer national juif est apparue comme la seule solution pour régler le « problème juif ». Et pour payer sa dette à l’égard des rescapés de la shoah… en faisant casquer les Palestiniens ! Ces « indigènes » ne comptaient pas vraiment aux yeux des maîtres du monde qui en rajoutaient ainsi dans la pathologie coloniale à l’origine de la catastrophe européenne. Les Israéliens vont reprendre à leur manière le fardeau de l’homme blanc en développant des colonies dans les territoires palestiniens en violation même du droit international. Qu’importe ! Les occidentaux ferment les yeux au nom de la légende héroïque du petit Etat des victimes de la shoah assiégé par les Arabes.

Dès lors, on ne saurait réduire le conflit israélo-palestinien à une haine ancestrale entre les enfants d’Abraham ou circonscrire localement celui-ci, comme si ses origines n’étaient pas politiques et européennes. Et comme si les occidentaux pouvaient jouer les Ponce Pilate, oublier leur propre histoire et laisser sur place les Israéliens et les Palestiniens gérer dans une éternelle guerre les errements et les avatars monstrueux de l’impérialisme occidental. Le paradoxe c’est que l’occident qui ne croit plus lui-même en ses propre valeurs morales et politiques les brandit en magnifiant la démocratie israélienne contre la barbarie islamiste. C’est un cadeau empoisonné comme le souligne dans son blog (27/10/2023) Mona Chollet, car cette grille de lecture héroïque qui s’oppose à une grille coloniale place encore les Juifs en première ligne, à la fois comme peuple éclairé, gardien des valeurs et des intérêts occidentaux au Proche-Orient, et comme créanciers d’une dette antisémite qu’il s’agit de faire payer, non seulement aux Palestiniens, mais aussi à tous les postcoloniaux infiltrés entre les lignes du grand récit de la modernité. C’est ainsi que même l’extrême droite peut se refaire une virginité, en s’imaginant qu’elle n’a jamais été antisémite tant elle est islamophobe. En France, l’alignement politique sur le radicalisme du gouvernement Netenyahou relève ainsi d’un retour du refoulé colonial. Ancien ambassadeur de Palestine, l’écrivain Palestinien, Elias Sanbar le reconnaît : « En France, la guerre d’Algérie n’a toujours pas été réglée, et beaucoup pensent que c’est le moment de répondre, de marquer un point. C’est cela le nœud et c’est un nœud spécifiquement français » (L’humanité, 27 octobre 2023).

Il s’agit d’évoquer plus largement la posture de l’autre camp occidental. Le camp dominant. Le camp de la mauvaise foi.

[1] Lacoue-Labarthe souligne ainsi qu’un sauvage peut en cacher un autre et que c’est le vertige de la destruction propre à l’occident qui est l’objet de la nouvelle de Conrad : « Cette horreur est moins celle de facto de la sauvagerie que le pouvoir de fascination qu’elle exerce sur les civilisés qui reconnaissent là soudain le « vide » sur quoi repose – ou ne parvient jamais à reposer – leur volonté de conjurer l’horreur. C’est sa propre horreur que l’occident cherche à faire disparaître. D’où son œuvre de mort et de destruction, le mal qui provoque et qu’il étend jusqu’aux confins de la terre (…) l’occident exporte son mal intime. » Philippe Lacoue-Labarthe La réponse d’Ulysse et autres textes sur l’occident. Editions Lignes, 2012