Trois juges d’instruction ont rendu un non-lieu dans l’affaire des viols des enfants centrafricains par des militaires français. Dans sa chronique, l’écrivain Thomas Dietrich revient sur le bilan peu glorieux de la France en Centrafrique
Au plus fort de la crise centrafricaine et de l’opération Sangaris (2500 soldats hexagonaux déployés dans ce pays), des enfants furent présumés victimes d’abus sexuels de la part de militaires français, en échange de rations de nourritures ou de quelques centaines de Francs CFA. Il fallut les révélations d’un journal étranger, le britannique Guardian, pour qu’une enquête soit ouverte à Paris, puis close le 15 janvier 2018, comme si rien ne devait venir altérer l’image d’Epinal d’une France protectrice d’une de ses anciennes colonies, la République Centrafricaine.
Chemins de traverse
Le plus surprenant dans ce chapitre judiciaire, c’est qu’en rendant ce non-lieu, les magistrats ne sont même pas persuadés de l’innocence des militaires incriminés. « Il ne peut être affirmé à l’issue de l’information qu’aucun abus sexuel n’a été commis », a souligné le parquet. Mais si les chemins de traverses de la procédure lui permettent de classer l’affaire sans trancher sur le fond, personne ne pourra remettre sérieusement en cause le témoignage accablant de dizaines d’enfants centrafricains, victimes des pires sévices par des soldats censés les protéger. Et de là à penser qu’une fois de plus, la justice française s’est rendue complice des agissements douteux de l’Etat français en Afrique, il n’y a qu’un pas.
Déjà, la colonisation en RCA avait atteint des sommets de monstruosité, des dizaines de milliers de pauvres hères étant réduits en esclavage, forcés de récolter le coton ou le latex servant à fabriquer le caoutchouc. Le roman « Batouala » de René Maran, prix Goncourt 1921, se fait le témoin fidèle des exactions des colons sur une population démunie. Après l’indépendance accordée en 1960, la France ne renonça pas à son emprise sur ce pays. Du soleil des indépendances, la Centrafrique fut transportée au cœur des ténèbres de la « Françafrique ». Valery Giscard d’Estaing cautionna et finança les extravagances de Jean-Bédel Bakossa, un ancien soldat de la Coloniale qui se prenait pour Napoléon Ier, allant jusqu’à reproduire le couronnement du vainqueur d’Austerlitz dans la moiteur de Bangui. De 1981 à 1993, le président André Kolingba ne prenait aucune décision sans en référer au colonel français Mansion, qui occupait un bureau voisin du sien à la Présidence (tout en travaillant pour la DGSE). En 2003, Jacques Chirac donna son feu vert au renversement d’Ange-Félix Patassé et à son remplacement, avec l’aide du Tchad, par son ancien chef d’état-major, François Bozizé.
L’on pourrait croire que ces dernières années et notamment depuis le déclenchement de la guerre civile en 2012, le rôle de la France a été plus positif en Centrafrique. La vérité communément admise par l’opinion est celle serinée à tout bout de champ par l’ancien président François Hollande, et volontiers reprise par les médias. La France ne serait intervenue en Centrafrique que pour « sauver des vies humaines », pour « éviter un drame humanitaire ». Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères, avait même affirmé en novembre 2013 que la Centrafrique « était au bord du génocide » entre chrétiens et musulmans et que la déclenchement d’une opération militaire était nécessaire pour mettre fin à cette folie meurtrière.
Sauf que la lecture interconfessionnelle du conflit centrafricain ne résiste pas à l’épreuve des faits ; pas plus que le mythe qui voudrait que la France soit un deus ex machina venu sauver les Centrafricains de leurs propres turpitudes. Au contraire, les décisions de François Hollande et de son indispensable ministre de la défense Jean-Yves Le Drian ont contribué à précipiter ce grand pays d’un peu moins de 5 millions d’habitants dans d’insondables abymes.
Revenons en 2012
En 2012, François Bozizé était alors au pouvoir depuis près de 10 ans. J’ai bien connu la Centrafrique de ces années-là, pour avoir longtemps séjourné à Bangui entre 2009 et 2011. La capitale était tranquille, les salaires de la fonction publique régulièrement payés ; sauf que le régime devenait de plus en plus autoritaire, suite à des élections législatives boycottées qui avaient donné 100 % des sièges au parti au pouvoir, le KNK (Kwa na Kwa). Le président en place songeait à faire modifier la constitution pour pouvoir se représenter. Au nord et à l’est, des rébellions faisaient entendre leurs bruits de bottes. Surtout, François Bozizé avait maille à partir avec à peu près tout le monde. Nicolas Sarkozy avait peu apprécié ses ruses et sa cupidité dans l’affaire de l’exploitation du gisement d’uranium de Bakouma par Areva. Et le Tchad, son voisin et protecteur, venait de retirer ses soldats de la garde personnelle du président centrafricain.
Il y avait de multiples raisons à ce revirement d’Idriss Deby, au pouvoir depuis 1990 à Ndjamena. Des commerçants tchadiens avaient été victimes d’une émeute au PK5 (quartier à majorité musulmane de Bangui), au mois de juin 2011, et Deby avait peu apprécié que le pouvoir centrafricain ne vole pas à leur secours. Mais surtout, le président tchadien avait des visées hégémoniques sur la Centrafrique. Après avoir défait sa propre rébellion en 2010 et profitant de la place vacante laissée par la mort de Kadhafi, Deby s’était vu comme le nouveau maître de l’Afrique, ou tout du moins de l’Afrique centrale. Il entendait faire main basse sur ce pays frontalier qu’il considère comme « la 24ème région du Tchad » ; et tirer profit des immenses richesses de son sous-sol, uranium, or, diamants, manganèse, coltan mais aussi pétrole. En effet, les champs pétrolifères de Doba, au sud du Tchad, ne se révélaient pas aussi riches que prévus et Idriss Deby lorgnait sur le gisement de Boromata, au nord-est de la Centrafrique, dans une préfecture de Bamingui-Bangoran frontalière du territoire tchadien.
Le pacte avec le diable…Déby
Un événement allait précipiter la réalisation du plan de Deby et convaincre définitivement ses alliés français d’y participer. Fin 2012, à plusieurs milliers de kilomètres à l’ouest, au Mali, les djihadistes d’AQMI (Al-Qaeda au Maghreb Islamique) se mirent en marche vers la capitale Bamako. François Hollande ne pouvait faire autrement qu’engager ses troupes pour contrer la menace terroriste. Et pour ne pas risquer la vie de trop de militaires français sur le théâtre des opérations, il avait besoin de l’appui de l’armée tchadienne, dont les soldats sont réputés (à juste titre) pour être les meilleurs d’Afrique.
Lors d’une rencontre à l’Elysée avec Deby le 5 décembre 2012, le pacte fut scellé. Le Tchad enverrait des supplétifs affronter AQMI dans le désert malien, et en échange, la France donnait sa bénédiction à Idriss Deby pour renverser François Bozizé. Il faut dire que ce dernier n’avait jamais retrouvé grâce aux yeux de Paris, qui souhaitait depuis longtemps son remplacement par un dirigeant plus docile.
Quelques jours à peine après l’entrevue de l’Elysée, une rébellion apparut comme par enchantement aux marches de la Centrafrique, dans la région dite des « trois frontières ». Elle s’était baptisée « Seleka », ce qui veut dire alliance en langue nationale sango. Téléguidée depuis Ndjamena, armée par le régime du pays du Toumaï (les véhicules de la Seleka étaient des 4×4 de la gendarmerie tchadienne hâtivement maquillés), elle était majoritairement composée de mercenaires tchadiens et soudanais. Bénéficiant de la débâcle de l’armée centrafricaine (FACA), elle fondit sur Bangui et ne se heurta qu’à la résistance d’un contingent sud-africain, appelé à la rescousse par François Bozizé. Une fois les sud-africains défaits avec le concours des hélicoptères de l’armée tchadienne, la Seleka pénétra dans la capitale le 24 mars 2013. Ces mercenaires étaient si peu coutumiers de Bangui, qu’ils confondirent l’hôpital de l’Amitié, construit par la coopération chinoise, avec la Présidence et entreprirent de l’assiéger.
Place à l’Etat Séléka
A cette époque, la France possédait environ 300 soldats sur place, dans le cadre de l’opération Boali. Lors de la déferlante de la Séléka, elle resta armes au pied. Pire, durant toute l’avancée de cette horde de mercenaires, elle fournit de précieux renseignements à la partie tchadienne sur l’état et les mouvements de l’armée centrafricaine en déroute. Bien sûr, les services tchadiens s’empressaient de transmettre les informations à la Seleka ; ce que la France ne pouvait ignorer.
Une fois au pouvoir, l’Etat-Seleka, avec à sa tête Michel Djotodia, fut traité avec beaucoup d’égards par l’Elysée. Les autorités hexagonales fermèrent de longs mois les yeux sur les exactions des différentes factions de la Seleka, et notamment celle du plus puissant d’entre tous, Nourredine Adam, Ministre de la sécurité publique et homme-lige de Deby en Centrafrique. C’est notamment à cause de l’arrivée de la Seleka que le tissu social centrafricain se déchira. Avant 2012, les musulmans (environ 15 % de la population) et les chrétiens (85 %) avaient de tous temps vécus en bonne harmonie. Les mariages mixtes étaient fréquents et aucun pogrom à caractère religieux n’était à déplorer. Sauf les violences de « l’Alliance » dirigées quasi-exclusivement contre des chrétiens entraînèrent une réaction de ces derniers. Instrumentalisés par François Bozizé depuis son exil camerounais puis ougandais, ils se constituèrent en milices, les anti-balakas, qui à son tour s’en prirent aux musulmans. Néanmoins, ces bandes armées ne s’attaquèrent pas uniquement aux combattants de la Seleka, mais aussi aux centrafricains de confession musulmane qui avaient toujours vécu à leurs côtés, en paix. Ce regrettable amalgame entraîna une escalade de violence, qui contraignit la France à déclencher l’opération Sangaris au mois de décembre 2013.
Contrairement aux dires de Hollande, l’opération Sangaris est loin d’avoir relevé la Centrafrique. L’armée française n’a nullement désarmé les milices armées, Seleka ou anti-balaka. Elle en aurait eu les moyens pourtant, forte de ses 2500 hommes. Mais, a contrario, elle a entretenu des liens troubles avec ces bandes armées qui font régner la terreur partout dans le pays. Après leur éviction du pouvoir au début 2014, les principales composantes de la Seleka se sont repliées dans le nord-est, où elles contrôlent les villes de Birao, Ndélé ou encore Bria et prospèrent jusqu’à l’heure actuelle, sans que les français n’y trouvent rien à redire. Quant aux anti-balaka, les militaires hexagonaux ont souvent été accusés d’entretenir avec ces bandes armées des liens de connivence. A Bangui même, lors d’attaques de quartiers musulmans par les anti-balaka en 2014, les soldats français sont restés passifs, rappelant au monde le terrible souvenir de l’inaction des grandes puissances lors du génocide rwandais.
Aujourd’hui, alors que l’opération Sangaris s’est piteusement achevée en 2016, l’ancien colonisateur est vu par la grande majorité des Centrafricains comme étant l’une des causes principales de leur malheur. D’autant que le comportement de certains officiels français au pays de Bokassa fut loin d’être exemplaire ; en plus des suspicions de viols d’enfants, l’opinion centrafricaine peine à oublier les frasques de l’ambassadeur Charles Malinas, en poste de 2013 à 2016, qui est suspecté d’avoir vendu des visas pour la France à des salafistes radicalisés. Une enquête a d’ailleurs été ouverte contre lui par l’inspection générale du Quai d’Orsay, et l’ambassadeur a été rappelé de son nouveau poste à Prague.
La Centrafrique de 2018 rappelle étrangement la République Démocratique du Congo (RDC) de la fin des années 90, après la chute de Mobutu. Un pays complétement démembré, dépossédé de sa souveraineté nationale au profit de puissances étrangères. La France a réduit sa présence à une centaine de militaires en poste à Bangui, mais un centre d’écoutes est installé au sous-sol de l’Ambassade et permet d’écouter, de manière totalement illégale, l’ensemble de la classe politique centrafricaine.
Prédateurs et trafiquants
Le Tchad reste bien évidemment présent, continuant tout comme le Soudan à soutenir les ex-Seleka, désormais regroupés dans le FPRC (Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique). Les troupes de Nourredine Adam campent d’ailleurs très régulièrement à l’intérieur du territoire tchadien. Le chef rebelle et ancien garde du corps de l’émir d’Abou Dabi se rend tous les quatre matins à Ndjamena, quand il ne visite pas le chef de Boko Haram, avec lequel le Tchad est accusé de jouer double jeu.
Des divisions au sein des ex-Seleka apparaissent, sur fond de rivalités pour le contrôle des matières premières. Dernier épisode en date : l’affrontement entre Nourredine Adam et Ali Darassa, le seigneur de guerre qui contrôle Bambari. Car ces milices tirent des revenus conséquents de la vente de diamants, d’or ou encore du racket des commerçants qui s’en vont vendre leurs bambous ou leurs cafés au Soudan.
Les forces de la MINUSCA (Mission des Nations Unies en Centrafrique), composées de 11 200 soldats issus de 10 pays, n’agissent pas différemment. Comme en RDC, les troupes onusiennes ne protègent pas les populations civiles mais s’ingénient plutôt à piller les richesses locales et à tisser des liens avec les milices, le plus souvent en fonction de leur appartenance religieuse. Les casques bleus originaires du Congo-Brazzaville sont par exemple accusés d’organiser le pillage du bois précieux des forêts de la Lobaye (sud de la RCA), et de soutenir certains groupes affiliés aux anti-balaka. Denis Sassou-Nguesso, le leader congolais, possède en outre une influence non-négligeable à Bangui, le président de l’Assemblée nationale Abdou-Karim Meckassoua étant l’un de ses protégés. Enfin, à l’est, dans les préfectures du Mbomou et du Haut-Mbomou, un contingent de l’armée ougandaise vient tout juste de se retirer après 10 ans passés à traquer l’insaisissable Joseph Kony, le leader d’une Armée de résistance du Seigneur (LRA) qui continue à terroriser les populations.
Noirceur désespérante
Les Centrafricains semblent comme interdits de présider aux destinées de leur propre pays. Le Président en exercice Touadéra n’a pas les moyens d’action que la légitimité populaire et son honnêteté avérée devraient lui conférer. Peut-être que le plus urgent serait de rendre à la Centrafrique une armée nationale digne de ce nom, des FACA capables de vaincre les seigneurs de guerre, ce que ni la France ni la MINUSCA n’ont pu ou n’ont voulu faire. A ce titre, la livraison d’armes aux FACA par les russes est une nouvelle à saluer, même si celles-ci proviennent de l’arsenal de l’autocrate Poutine. Car ce n’est que en ramenant la sécurité qu’une réconciliation de tous les Centrafricains sera possible, qu’ils soient chrétiens, musulmans, ex-Seleka, anti-Balaka ou même éleveurs peuls mbororo. Et que ce pays du cœur de l’Afrique pourra se remettre sur les rails du développement, fidèle à la devise de leur père fondateur Barthélémy Boganda, « Nourrir – Vêtir – Guérir – Instruire – Loger ».
ENCADRE, FAISONS UN REVE, par Thomas Dietrich
il faudra aussi que la Centrafrique coupe le cordon ombilical avec l’ancienne puissance coloniale et ses envahissants voisins. Et on se prend à rêver que la Cour pénale spéciale, ce tribunal mixte mis en place pour juger les crimes les plus graves commis depuis 2003 n’appellera pas seulement à la barre Bozizé ou les chefs de la Seleka, mais aussi les puissances étrangères qui se sont ingérées dans la crise centrafricaine et dont la responsabilité est patente. C’est sans doute un doux rêve mais qu’importe, il n’est pas interdit de réclamer justice.
Enfin, les Centrafricains doivent espérer que dans les pays limitrophes, le Tchad ou le Congo-Brazzaville, surviennent des révolutions démocratiques qui mettent à bas les autocrates, ces mêmes tyrans qui, non contents d’opprimer leur propre peuple, sèment la désolation dans cette Centrafrique qui chaque jour, s’enfonce un peu plus dans la nuit.