« L’âme cassée » d’Eugène Zadi détricote la politique de préférence ethnique en vigueur en Côte d’Ivoire
Z. Bati Abouè
Membre d’une fratrie qui compte en son sein l’universitaire Zadi Zaourou, le maître de la stylistique, Eugène Zadi fait ses premiers pas dans l’univers de l’écriture artistique avec un recueil de poèmes intitulé : « l’âme cassée » qui sonne comme un cinglant réquisitoire contre la préférence ethnique en vigueur en Côte d’Ivoire et une thérapie personnelle pour son cœur qui a souffert de multiples trahisons.
« Esprit faisandé d’instinct fourbe »
S’il n’est pas dans la même tranche d’âge qu’Alfred de Musset qui meurt à seulement 47 ans, après avoir enduré la trahison de George Sand, son amour de jeunesse, la souffrance d’Eugène Zadi qui affleure dans son tout premier recueil de poèmes intitulé « l’âme cassée » est bien comparable à celle vécue par le jeune poète français. Ne serait-ce qu’à l’expression virulente de ses vers et à la façon dont ceux-ci jaillissent de son cœur outrageusement affligé. « Pourquoi donc belle créature divine ?/ Pourquoi ne pas avoir passé ton chemin ?/ Seul je le tirais pourtant par la queue/ Mon diable à moi/ Il était tenace et hargneux/ Il me gratifiait de son funeste amour », concède-t-il d’abord, un brin masochiste, avant que n’éclate la colère longtemps contenue : « Prends garde à toi belle rose des monts/ (…) Ta haine congénitale t’as déjà vaincue/ Infectés sont tes gênes/ D’émanations malsaines/ Tes souches ne sont point épargnées/ Âme vile et pouilleuse/ Esprit faisandé d’instinct fourbe/ Prisonnier d’un corps si difforme/ Rabougri par tant de félonie/ Ta duplicité t’a déjà vaincu/ Chante oh ! double fond’âme/ Fredonne ton hymne à la trahison/ Du bout de ta langue-fauche venimeuse. »
Dans la vie de tous les jours Eugène Zadi est plutôt est homme doux, apaisé et presqu’effacé. Ayant grandi à l’ombre protectrice de ses aînés, Marcel Kessy, qui a dirigé le couple d’entreprises françaises Sodeci-Cie pendant plusieurs décennies, et de Bernard Zaourou, l’autre non moins célébrissime frère qui fut à la fois homme politique, poète et dramaturge, il a eu une vie rangée, forgée par un destin écrit à l’avance.
« La préférence ethnique » clouée au pilori
Pourtant ces dernières années, Eugène Zadi n’a pas été épargné par le sort. Coup sur coup, il a perdu ces deux frères aînés auxquels il reste encore très attaché malgré tout, puis son poste de directeur général adjoint qu’il occupait à la Cie. C’est donc à cette fragilité que s’est ajoutée la trahison de la femme qu’il aimait, « une belle rose des monts » et « une oreille entêtée » qui a refusé de passer son chemin comme il le lui demandait.
Mais « l’âme cassée » n’est pas seulement l’expression d’une tragédie familiale, fut-elle, à bien des égards, thérapeutique pour l’auteur lui-même. C’est également un violent réquisitoire contre une société cassée par la politique de préférence ethnique mise en place par le régime d’Alassane Ouattara depuis plus d’une décennie. Ancien Directeur général adjoint à la Compagnie ivoirienne d’électricité où il s’est occupé de gestion de crise, Eugène Zadi connaît le cœur humain. C’est la raison pour laquelle, face à cette tragédie humaine qui se joue en Côte d’Ivoire, il se sent violenté dans son être. « Pourquoi pleures-tu ?/ Abidjan/ Pourquoi ces chaudes larmes matinales ?/ Abidjan/ Pourquoi tant de larmes ?/ Abidjan/ Viens dans mes bras consolateurs/ Ma douce cité/ (…) Abidjan cité balafrée en souffrance ».
Difficile par ailleurs de vivre dans un tel pays où la menace de se voir retiré « tabouret et pain » suinte de partout. « Mes enfants, tenez ferme votre tabouret/ Torses bombés/ De fierté en bandoulière/ Le front haut/ Sur le dos usé et vouté par l’innée posture de tartuferie/ Sur le crâne dégarni par tant de perfidie/ Tenez-le ferme/ Tenez-la ferme la gamelle (…)/ Malgré les coups de canines venimeuses ». Gageons que « l’âme cassée » qui traduit aussi la révolte d’un homme courageux aide à dégivrer la littérature engagée dans notre pays, la Côte d’Ivoire.