Les audiences se sont poursuivies vendredi dans le cadre des enquêtes européennes menées par des instances judiciaires dans cinq pays à l’encontre du gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, pour « malversations financières ». Au cœur de l’actualité libanaise et internationale, le gouverneur de la BDL fait l’objet depuis plusieurs années d’un lobbying initié par le clan aouniste.
Depuis qu’il est au centre d’une enquête au Liban et dans divers pays européens (dont l’Allemagne, la France, le Liechtenstein, le Luxembourg et la Suisse), M. Salamé est devenu en quelque sorte le bouc émissaire d’un système politico-économique qu’il a dû couvrir pendant 30 ans, et qui lui a, lui-même, renouvelé son mandat. Nous sommes en 2017, lorsque le gouvernement libanais, dirigé par l’ancien Premier ministre Saad Hariri, proroge, en concertation avec l’ancien président de la République, Michel Aoun, de six ans le mandat du gouverneur, à la tête de la BDL depuis 1993. Ironie du sort : c’est ce même président qui mène, avec son camp politique, une bataille acharnée contre lui. Une cabale qui s’inscrit dans une perspective purement politique et où le judiciaire et le sociétal ont rapidement été placés au service des impératifs stratégiques du Courant patriotique libre (CPL).
Pour bien conduire sa manœuvre, le parti orange élargit ses champs de bataille. Pour se dérober à ses responsabilités, n’ayant pas réussi à réformer le secteur de l’électricité dont il était responsable de la gestion pendant plusieurs années, et ayant fait partie de ceux qui ont conduit le pays à la dérive, le CPL a jugé bon de contre-attaquer. Le meilleur bouc émissaire était sans conteste le gouverneur de la Banque centrale, devenu « vulnérable » et « craignant un audit financier à la BDL », comme l’a longtemps prétendu le CPL qui, dans sa « lutte contre la corruption », a cherché à faire assumer à M. Salamé la responsabilité de la crise.
Le rôle du Hezbollah
Le camp aouniste n’est pas le seul à vouloir achever le règne du gouverneur. Une autre formation, qui a réussi à se constituer un mini-État dans l’État, dispute à M. Salamé le titre de véritable dirigeant du Liban. Avec sa milice, ses partisans, ses partenaires politiques, le financement de l’Iran, le soutien de la Syrie et ses organisations et institutions économiques et sociales, le Hezbollah tient le pays en main et contrôle sa politique et son pouvoir judiciaire au côté de ses alliés. Par ailleurs, M. Salamé est perçu comme celui qui tire les rênes de l’économie libanaise, qui exerce une influence sur le budget de l’État et qui connaît les secrets financiers de l’élite politique libanaise. On peut ainsi comprendre l’engouement du CPL et du Parti de Dieu à s’engager dans une bataille féroce et populiste contre celui qui détient les clés de leur chute.
Pour ce faire, il fallait concevoir une bonne et légitime mise en scène. Les regards se sont donc tournés vers le Palais de justice, en proie aux ingérences politiques. Apparaît alors progressivement le nom de l’ancienne avocate, devenue procureure générale près la Cour d’appel du Mont-Liban, Ghada Aoun. Ses affinités politiques ne sont un secret pour personne. Elle devient le vecteur judiciaire à travers lequel le CPL brandira l’arme de son projet de prétendue « lutte contre la corruption ». Ses attaques contre le gouverneur se sont donc multipliées. Mêlée à un groupe d’activistes qui mènent une obscure campagne contre le secteur bancaire, Mme Aoun n’hésite pas à rendre compte à ses supérieurs en convoquant M. Salamé, en janvier 2022, à une audience et en lui interdisant de voyager. Une démarche qu’elle entreprend à la suite d’une plainte déposée par plusieurs avocats du collectif particulièrement douteux « Le peuple veut la réforme du système », qui accuse le dirigeant de la BDL de « détournement de fonds, enrichissement illicite et blanchiment d’argent ».
Cet activisme populiste, la magistrate ne semble pas en mesurer les conséquences, multipliant les abus de pouvoir au niveau de plusieurs dossiers. Certaines investigations lui ont valu des rappels à l’ordre de son supérieur, le procureur général de la République, Ghassan Oueidate. Avertissements dont elle ne tient pas compte, agissant dans la plus grande impunité.
L’interventionnisme de Wadih Akl
Avec Mme Aoun, un avocat proche de la mouvance aouniste se distingue par ses remarques sur les réseaux sociaux, qui visent le gouverneur. Il s’agit du chef de la commission de « la lutte contre la corruption » au sein du parti orange Wadih Akl qui, depuis 2019, décuple ses efforts tant au Liban qu’à l’étranger pour blanchir l’image du camp auquel il est affilié. Participant aux grands rendez-vous internationaux, accompagnant souvent le chef du CPL, Gebran Bassil, il anticipe les jugements judiciaires à l’encontre de M. Salamé.
Lorsque les jugements émis ne correspondent pas à ses attentes, il attaque les juges qui les rendent. Il a présenté, aux côtés de Mme Aoun, une plainte contre le gouverneur au Lichtenstein et adressé des mémorandums aux autorités judiciaires de différents pays européens, en violation des procédures judiciaires prévues par la loi. Une instrumentalisation judiciaire et médiatique qui jusqu’à présent ne connait aucune limite.
La caution de l’international
Visé par plusieurs plaintes au Luxembourg, en France, au Royaume-Uni et en Suisse, le gouverneur de la BDL est ainsi, plus que jamais, au centre de manigances politiques. Elles servent la classe politique libanaise qui cherche à se maintenir en place. À l’étranger, les procédures juridiques qui y sont entreprises par des protagonistes membres du CPL sont « blanchies ».
Côté suisse, M. Salamé est pointé du doigt par l’association Accountability Now, connue pour sa proximité avec le CPL. Dans cette affaire, les noms de deux principaux membres de l’association, dont la neutralité est remise en question, sont retenus: celui de l’avocate libanaise Zeina Wakim et celui du directeur de la filiale néerlandaise de la société pétrolière saoudienne Delta Oil, Walid Sinno.
Mme Wakim est à l’origine de la Fondation Interpol que dirige l’ancien ministre libanais de l’Intérieur, Elias Murr, qui a fait assumer, en 2020, la responsabilité de la crise économique libanaise au gouverneur de la BDL. Du fait du poste qu’il occupe dans le monde des ressources pétrolières, M. Sinno serait, selon certaines sources, intéressé par des alliances avec le CPL qui veut mettre la main sur le potentiel gazier au Liban.
En Grande-Bretagne, un cabinet d’avocats activistes, Guernica 37, agit parallèlement à l’association suisse. En juillet 2020, peu de temps avant le déclenchement des poursuites judiciaires contre M. Salamé en Suisse, un homme d’affaires libanais résidant aux Etats-Unis, Nadim Matta, cosigne avec Elian Sarkis, président du Mouvement des Citoyens Libanais du Monde (MCLM), une lettre destinée au Fonds Monétaire International (FMI), l’exhortant à agir contre la corruption au Liban.
Pour comprendre leur acharnement contre le gouverneur, rappelons la tribune parue dans le journal français Le Monde, le 5 avril 2021. Elle porte le titre suivant : « Monsieur le président, gelez les actifs d’origine douteuse détenus en France par les responsables libanais ». Elle est signée par une centaine de personnes dont M. Sarkis et ne porte atteinte qu’au gouverneur de la BDL, les autres coupables étant désignés par de vagues termes.
Sherpa et le CPL
Avec Accountability Now et Guernica 37, Sherpa constitue une de ces associations dont les liens avec le CPL mettent en doute la portée purement judiciaire des actions intentées contre le gouverneur. Aux commandes de Sherpa, le très mystérieux avocat français William Bourdon, connu pour le dossier emblématique des « biens mal acquis » au Gabon, au Congo et en Guinée équatoriale. Il est à l’origine des deux plaintes déposées contre Riad Salamé via son association, en collaboration avec le « Collectif des victimes de pratiques frauduleuses et criminelles au Liban » et la fondation suisse Accountability Now.
Il convient ici de rappeler que M. Bourdon entretient des liens étroits avec des membres du CPL. Remontons jusqu’en avril 2022, lorsqu’un colloque s’est tenu, dans une annexe du Sénat français, pour réfléchir à « l’indemnisation des victimes de la corruption et des conflits armés ». Y étaient présents la procureure libanaise, Ghada Aoun, instrument judiciaire de l’ex-présidence libanaise ; un mystérieux richissime homme d’affaires libanais et candidat aux futures élections législatives, Omar Harfouche, à la réputation sulfureuse; la sénatrice française de l’Orne et membre de l’Union centriste, Nathalie Goulet, dont le nom est apparu dans plusieurs dossiers sensibles de financement politique (Qatar, Azerbaïdjan) ; et enfin l’avocat William Bourdon. Simple coïncidence ?
Sans vouloir chercher à déterminer les responsabilités à l’origine de la crise dans laquelle se débat le pays, il semble clair que la campagne de dénigrement dont fait l’objet le gouverneur de la Banque centrale prend des connotations significatives importantes. Et pour cause: l’effondrement actuel n’est-il pas le fruit d’un long processus de clientélisme et de corruption tentaculaire qui, à la base, a été enclenché, stimulé et entretenu par le Hezbollah et ses proches alliés au sein des gouvernements et des Parlements qui se sont succédé sur la scène libanaise? N’est-ce pas ce même pouvoir qui a renouvelé le mandat du gouverneur?