L’incroyable destin de l’homme d’affaires tunisien Chafik Jarraya

La Cour d’appel de Tunis a ramené, dans une décision du 9 mai, la peine de prison de l’homme d’affaires Chafik Jarraya de 101 ans à 4 ans, une information confirmée par son avocat Fayçal Jdellou. Il a bénéficié de la confusion des peines prononcées le 26 décembre 2024, dans une quinzaine d’affaires distinctes de corruption et de falsification, dont le cumul atteignait 95 ans, et six ans dans six autres dossiers.

Détenu depuis 2017, il pourrait donc être libéré, mais il reste en détention provisoire dans l’attente d’un procès devant la chambre spécialisée dans les affaires de terrorisme pour « collaboration avec une armée étrangère en temps de paix », reporté au mois de juin.

Chafik Jarraya avait été arrêté le 23 mai 2017 pour « trafic d’armes et intelligence avec une puissance étrangère et complot contre l’État ». Il avait en effet établi des relations d’affaires avec le libyen Abdelhakim Belhaj, l’un des leaders du mouvement islamiste Fajr Libya qui avait pris le contrôle de Tripoli et de l’ouest du pays après la chute de Kadhafi, lui permettant de développer ses activités transfrontalières avec la Libye, alors que le commerce informel prospérait. Les soupçons de liens entre commerce informel et trafic d’armes avaient justifié son arrestation, ainsi que celle deux cadres sécuritaires accusés d’avoir permis la libération de jihadistes en échange de renseignements obtenus grâce aux relations de Chafik Jarraya. Accusation dont ils ont été innocentés en avril 2019. L’homme d’affaires avait été innocenté à son tour six mois plus tard, mais maintenu en détention pour des affaires de corruption.

Mais c’est surtout son soutien à la tentative de Hafedh Caïd Essebsi, fils du président Béji Caïd Essebsi, de prendre le contrôle du parti Nidaa Tounes, qui lui avait valu l’hostilité de son rival, l’ambitieux Youssef Chahed, alors Chef du gouvernement, qui l’avait fait arrêter sous couvert d’une opération « main propre ».

Chafik Jarraya était devenu, avant 2011, l’une des figures de la corruption du régime de Ben Ali. C’est lui qui avait initié Imed Trabelsi (le neveu de Leïla Trabelsi) aux affaires en lui permettant, au début des années 2000, de prendre le monopole de l’importation de bananes d’Amérique latine, point de départ de la montée en puissance du clan Trabelsi qui avait mis la main sur l’économie tunisienne. Et tremplin aussi pour Chafik Jarraya, qui y avait gagné au passage le surnom de « Chafik Banana ».

Après 2011, il avait réussi à se recycler en mettant ses relations au service des nouveaux maîtres du pays, Ennandha d’abord, puis Béji Caïd Essebsi. Et se pensait intouchable en raison du capital de vilains petits secrets qu’il détient sur les uns et les autres.

Alors qu’on le pensait définitivement hors circuit, il est cité avec insistance comme l’auteur d’un des témoignages anonymes sur lesquels reposent les accusations dans l’affaire du « complot ». Une allégation niée par son avocat.
Il est tentant de voir dans la réduction de sa peine, une mesure de clémence pour service rendu, lui permettant une nouvelle fois de rebondir. Mais dans l’attente de la conclusion de son prochain procès, rien ne permet d’en être sûr.

                                                                                Selim Jaziri

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                  Splendeur et déclin de Chafik Jarraya

Surnommé « Chafik Banana », ou encore « monsieur Banane »; en raison des premiers succès commerciaux de ce modeste enfant de Sfax dans la vente des fruits et légumes, Chafik Jarraya force le respect par le parcours incroyable qui fut le sien. Mêlé aux pires turpitudes financières lors de ses débuts en Libye en compagnie du clan Trabelsi, du nom de l’épouse de l’ex président Ben Ali, Leila Trabelsi, ce bandit souriant traversa sans encombres le printemps arabe de 2011.

L’ancien allié d’une dictature qui emprisonna et tortura des milliers d’islamistes noua une solide alliance avec les proscrits d’hier et passa ainsi à travers les gouttes des ennuis judiciaires qui auraient du l’attendre.

L’intermédiaire obligé

Au mieux avec les dirigeants islamistes d' »Ennahdha » qu’il arrosa généreusement une fois ceux ci parvenus au pouvoir en 2012 et 2013, le généreux homme d’affaires noua également une alliance solide avec Abdelhakim Belhadj, un des chefs libyens du mouvement « Fajr Libya », qui rêgna en maitre sur les milices et les puits de pétrole de la région de Tripoli avant de ses consacrer aujourd’hui aux ventes d’armes en compagnie de ses amis turcs.

En l’absence de toute relation diplomatique entre la Tunisie et la Libye dans les années post printemps arabe, « monsieur Banane » devint l’intermédiaire obligé entre Tunis et Tripoli et joua le « monsieur Bons Offices » entre les deux capitales. Ce qui ne l’empêcha pas de vendre  de nombreux biens immobiliers aux anciens cadres du régime de Khadafi réfugiés en Tunisie avec des sacs remplis de dollars. De l’art de joindre l’utile et l’agréable….

C’est l’époque où l’on découvre l’ami Jerraya dans les cafés de l’avenue Bourguiba proposant l’échappée belle, tous frais payés, chez ses « frères » libyens. Ainsi Isabelle Mandraud, responsable à l’époque du Maghreb au journal « Le Monde », répondit à l’invitation qui déboucha sur un livre qui fera date et qui était consacré au parcours d’Abdelhakim Belhadj. Le titre, largement mensonger, « du jjihad aux urnes » est à mettre au crédit des efforts de communication de Jerraya.

Pour peu que les islamistes tunisiens quittent le pouvoir fin 2013, et ce communicant hors pair se rapproche du fils du nouveau président tunisien, Hafedh Caïd Essebsi, à qui son père confie la direction du mouvement, Nidaa Tounes, fondé en 2012. Hafedh et Chafik font la paire, ne se quittent plus et concluent ensemble, à l’ombre de l’Etat, de juteux contrats.

Tout allait donc pour le mieux dans le royaume enchanté de Chafik Jerraya, jusqu’à ce jour fatal où il s’est bêtement embrouillé avec son nouvel associé, le fils du Président. Et de là vont naitre tous ses ennuis…..

Coup de tonnerre

Par une belle journée de mai 2017 dans ce quartier des Berges du lac, dont il possède une bonne partie de l’immobilier, notre flamboyant homme d’affaires est interpellé. Qui plus est, il est mis au secret par la justice militaire, qui n’a de comptes à rendre qu’au chef de l’Etat. Et elle l’inculpe d’intelligence avec l’ennemi et de trahison, dans un contexte de terrorisme qui fait de lui l’homme à abattre.

L’opération de communication organisée autour de cette arrestation est parfaitement orchestrée. Sans attendre, le jeune Premier ministre, Youssef Chahed, entame une vaste croisade contre l’argent sale. « C’est la corruption ou l’Etat, déclare-t-il, la corruption ou la Tunisie. J’ai choisi la Tunisie et l’Etat ». Autant de déclarations qui lui assurent une popularité soudaine dans une opinion publique touchée de plein fouet par la crise et lasse de voir la corruption s’installer au coeur de l’Etat.

Depuis une année au moins, la hache de guerre avait été déterrée entre Chafik Jerraya et l’entourage présidentiel. « Le Premier ministre n’est pas en mesure de mettre une chèvre en prison », avait-il déclaré, fanfaron et sur de son impunité puisqu’assis sur son tas de secrets. C’était sans compter sur l’action de Sihem Bensedrine, l’ancienne opposante à Ben Ali devenue la présidente de « l’Instance Vérité et Dignité » chargée d’enquèter sur les atteintes aux droits humains sous la dictature. Or dans les premiers mois de 2017, cette opposante déterminée de la corruption ambiante et adversaire du président Beji était décidée à élargir son champ de compétence et à s’intéresser, au delà des droits de l’homme, aux malversations économiques. Ce qu’elle fit dans les premiers jours du mois de mai 2017 en interrogeant dans sa prison Imed Trabelsi, le neveu de la femme de Ben Ali, qui se disait prèt à livrer quelques secrets de fabrication.

Panique au Palais de Carthage

Dans l’entourage du président Beji, on craint le pire. Dans la foulée, Sihem Bensedrine que rien n’arrête s’apprèterait à interroger Chefik Jerraya, Et ce dernier, imprévisible et rancunier, pourrait bien raconter les frasques commises avec Hafedh, le fils de Beji. Il fallait agir rapidement. La décision est prise au sommet de l’Etat d’en appeler à la justice militaire plus facile à manipuler  et de faire passer Jerraya pour un ennemi de la patrie.

Encore fallait-il trouver l’affaire pendable qui permettrait à la justice militaire de « doubler » ainsi l' »Instance Vérité et Dignité » et de prévenir tout bavardage inutile. C’est ainsi qu’un dossier va être monté de toutes pièces pour habiller la mise en cause de Chafik Jerraya. Plus grave, deux grands patrons de l’anti terrorisme au ministère de l’Intérieur vont payer de leur liberté la minable cabale montée contre Jerraya. Il s’agit d’Imed Achour et de Sabbeur Laajili qui avaient été nommés en décembre 2015 respectivement directeur général des services spéciaux et chef de la brigade anti terroriste nationale. Après l’année noire des attentats en 2015, ces deux patrons de la police antiterroriste ont permis de reconstruire l’appareil sécuritaire.

Ce sont eux deux notamment qui purent contrer l’offensive des commandos djihadistes venus de Libye qui avaient investi, le 7 mars 2016, la ville frontière de Ben Gardane. Or ces deux grands flics sont aujourd’hui en prison accusés eux aussi de trahison en raison de leur supposée complicité avec Chafik Jerraya. Cette situation inédite provoque un profond malaise au sein des forces sécuritaires tunisiennes qui sept ans après le départ du président Ben Ali et l’éviction de nombreux cadres de la police liés au régime passé, commençaient à se réorganiser enfin.

Une mascarade judiciaire

Venons en aux faits qui leur sont reprochés. Avec l’accord de leur ministre, à l’époque Najem Gharsali qui devrait être lui aussi mis en examen prochainement, Imed Achour et Sabbeur Laajili avaient reçu à sa demande Chafik Jerraya. Lequel leur avait proposé, avec la rouerie qui lui est propre et son sens aussi des réseaux, de les mettre en relation avec ses amis islamistes libyens de « Farj Libya »i. Ces derniers en effet détenaient à la maison d’arrêt de Sebrata, un des fiefs djihadistes en Libye, des jeunes tunisiens susceptibles d’être interrogés et de dévoiler leurs secrets.

Dans une pure logique de renseignement, les deux patrons de l’anti terrorisme acceptèrent le deal qui leur permit en effet d’obtenir de précieuses informations sur les cellules dormantes de l’Etat Islamique. En 2016, de nombreuses arrestations de djihadistes furent possibles qui doivent beaucoup à ces discrets échanges entre les milices de Farj Libya et le ministère tunisien de l’Intérieur. Et c’est cela qui leur est aujourd’hui reproché bien à tort dans ce qui s’apparente à une mascarade judiciaire.

La face cachée de l’affaire Jerraya, la voici: l’Etat tunisien n’a pas hésité à décapiter ses services anti terroristes pour faire taire un chef contrebandier. Ce n’est pas glorieux !