Notre série Barkhane (volet 4), un départ précipité de la France

Dans quelques semaines, la France quittera la ville de Gao, sa dernière base au Mali, et mettra officiellement fin à l’opération Barkhane. Retour en cinq actes sur la plus longue opération militaire extérieure de la France depuis la guerre d’Algérie. 

Ce quatrième volet est consacré au départ des Français et à l’alliance du Mali avec la Russie.

Une chronique de David Poteaux

« En quelques mois, je dois bien dire que ces autorités de transition ont donné plus de gages que les autorités précédentes en trois ans » Emmanuel Macron

Ce retrait de l’armée française ne signifie pas la fin de la guerre de la France au Sahel. Un nouveau dispositif allégé est d’ores et déjà en discussion avec les pays de la sous-région. Mais il acte la défaite de la force Barkhane face aux groupes djihadistes sahéliens qui ne cessent de gagner du terrain. 

C’est un coup d’État qui va précipiter la fin de Barkhane au Mali et, par effet domino, dans l’ensemble de la région. Pas le premier coup d’État d’Assimi Goïta and co, le 18 août 2020. Celui-ci, la France s’en accommode assez facilement. Certes, elle le condamne pour la forme – parce que c’est inévitable aujourd’hui de condamner un coup d’État (sauf quand il se déroule au Tchad…). Mais très vite, les colonels putschistes donnent des gages à Paris et assurent que la lutte antiterroriste sera leur priorité. Voilà qui rassure les Français, qui avaient de toute manière compris qu’IBK n’arriverait plus à rien, qu’il avait échoué et qu’il fallait bien qu’il passe la main, d’une manière ou d’une autre.

De fait, sur le terrain, la coopération entre l’armée française et l’armée malienne se passe au lendemain du coup d’état comme si de rien n’était. Elle s’améliore même. Quelques mois plus tard, en février 2021, au cours d’un nouveau sommet de chefs d’État consacré à la situation au Sahel, Macron leur décernera un satisfecit : « En quelques mois, je dois bien dire que ces autorités de transition ont donné plus de gages que les autorités précédentes en trois ans ».

Les amis de Paris évincés

Déclaration imprudente. Trois mois plus tard, la posture diplomatique d’Emmanuel Macron change du tout au tout après le deuxième coup d’État des colonels, le 24 mai. Ce jour-là, Goïta met aux arrêts le président de la transition, Bah N’Daw, et le Premier ministre, Moctar Ouane. Tous deux avaient été nommés à ces postes à la suite des pressions de la Cédéao, qui voulaient que des civils dirigent la transition. N’Daw est un ancien militaire à la retraite – c’est en quelque sorte un demi-civil. Sa nomination relevait a priori d’un joli pied de nez des putschistes, d’autant que Goïta, qui le connaît depuis tout petit, le considère comme un oncle. Ouane, lui, est un diplomate reconnu mais sans réel poids politique. La junte pense qu’elle pourra facilement les instrumentaliser.

Seulement voilà, au fil des mois, les deux « civils » leur ont tenu tête et surtout, ils ont tissé des liens étroits avec Paris, qui semble leur faire confiance. Or au sein des putschistes, certains, parmi lesquels Sadio Camara, le ministre de la Défense (considéré comme le numéro 1 bis de la junte), souhaiteraient se rapprocher de Moscou.

Cette lutte d’influence se traduit par une crise. Le 14 mai, le gouvernement démissionne. Moctar Ouane est chargé d’en constituer un nouveau. Il entend se débarrasser de deux des colonels putschistes, Sadio Camara et Modibo Koné (le ministre sortant de la Sécurité), les deux homes qui, justement, militent en faveur d’un rapprochement avec la Russie. Inacceptable pour la junte. Dix jours plus tard, Goïta prend les choses en main. Il fait arrêter les deux « civils » et endosse le rôle de président de la transition. Quelques jours plus tard, il nommera Choguel Kokalla Maïga, un partisan de l’alliance avec Moscou, à la place de Ouane.

Emmanuel Macron, changement de ton

Dès lors, la rupture est consommée. Macron, que le premier coup d’État n’avait pas vraiment choqué, hausse le ton. Début juin, la France indique qu’elle suspend sa coopération militaire avec le Mali. Désormais, les militaires français mèneront seuls des opérations sur le terrain. Quelques jours plus tard, le 10 juin, Macron annonce la « fin de l’opération Barkhane en tant qu’opération extérieure ». En réalité, le président est allé vite en besogne. Les jours suivants, l’état-major fait savoir qu’il s’agira d’un retrait très progressif et partiel, qui ne débutera que début 2022, et qui aura pour objectif de passer de 5 100 soldats à 2 500 à l’horizon 2023 – on est loin du retrait total. Certes, la France prévoit de quitter certaines bases au nord du Mali (à Kidal, Tessalit et Tombouctou), mais elle ne dit pas qu’elle va quitter le pays (de fait, à cette époque, elle est également stationnée à Gao, à Menaka et à Gossi).

Sauf que l’annonce de Macron du 10 juin a changé la donne. Au Mali, la junte se dit surprise : selon plusieurs sources, dont Abdoulaye Diop, le ministre des Affaires étrangères, personne n’avait été prévenu à Bamako. « Il n’y a pas eu de consultations sérieuses sur cette question, affirmera Diop quelques mois plus tard dans une interview accordée au journaliste Nicolas Gros-Verheyde (lien : https://club.bruxelles2.eu/2022/01/le-mali-est-souverain-nous-avons-le-droit-de-faire-nos-choix-de-securite-entretien-avec-abdoulaye-diop/). Le président [Assimi] Goïta et le gouvernement l’ont appris à la télévision. Je ne pense pas que ce soit la meilleure façon pour travailler ensemble. Au Mali, on a vraiment eu le sentiment que c’était une punition pour notre pays, parce qu’il y a eu les événements de mai ».

La France sur le banc des accusés

Dès lors, le retrait de Barkhane ne sera plus dicté par Paris, mais par Bamako. Durant les semaines suivantes, les autorités maliennes se rapprochent de Moscou et entament des négociations avec le groupe de sécurité privé Wagner, considéré comme le bras armé officieux du Kremlin. En septembre et en octobre, Choguel Maïga ouvre une guerre des mots avec l’exécutif français. D’abord, il reproche à la France d’avoir lâché le Mali « en plein vol » – et pas n’importe où : cette déclaration, il la fait à la tribune des Nations unies, lors de l’Assemblée générale, un rendez-vous annuel particulièrement médiatisé ! Puis il l’accuse d’avoir « formé et entraîné une organisation terroriste ». Il fait référence ici à l’alliance sur le terrain entre l’armée française et le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) en 2013, aux dépends de l’armée malienne, et aux liens étroits entre les services français et les indépendantistes touaregs. Mais il dit cela alors que les thèses complotistes fourmillent sur les réseaux sociaux, notamment une particulièrement en vogue, selon laquelle la France serait complice des groupes djihadistes. Et il ne l’ignore pas évidemment.

Face à ces multiples attaques, le gouvernement français réagit. Jean-Yves Le Drian et Florence Parly lancent eux aussi des mots incendiaires contre le gouvernement de transition qu’ils qualifient d’« illégitime ».

En décembre, Bamako demande à revoir l’accord-cadre qui lie la France et le Mali et qui légitime, d’un point de vue juridique, la présence des soldats français sur le sol malien. En janvier, le Mali exige des soldats danois qui devaient entamer leur mission au sein de la task force Takuba qu’ils quittent le pays au plus vite, au motif que leur présence n’a pas été validée par les nouvelles autorités – ce refus sonnera le glas de cette opération. Puis les autorités prennent des mesures contraignantes vis-à-vis de la Minusma, qui voit ses autorisations de vol restreintes. Enfin, le 31 janvier, après les propos de Le Drian qu’elles qualifient d’« hostiles et outrageux », elles donnent 72 heures à l’ambassadeur français, Joël Meyer, pour quitter le pays. Dans le même temps, les premiers mercenaires de Wagner arrivent sur le terrain. Ils sont aperçus à Bamako, à Ségou, à Tombouctou (dans la base rétrocédée par Barkhane)…

Le débarquement des mercenaires russes

Macron n’a pas d’autre choix que d’annoncer le retrait des soldats français du Mali le 16 février. Un retrait qui devrait prendre six mois, annonce-t-on alors du côté de l’état-major. Alors que sur le terrain, les militaires quittent une à une les dernières bases (Gossi en avril, puis Menaka en juin et enfin Gao – départ prévu pour août), les hommes de Wagner les remplacent. Très vite, ils sont accusés de massacres, notamment à Moura (300 morts environ du 27 au 31 mars), et d’attaques informationnelles contre la France (ils tentent de faire croire que les Français ont laissé derrière eux un charnier à Gossi). On ignore tout des termes du contrat qui lient le Mali à Wagner. Selon plusieurs sources citées par différents médias, Bamako devrait payer 6 milliards de francs CFA par mois (9,15 millions d’euros) au groupe russe, en plus de lui accorder des droits sur des sites miniers (sans que l’on sache lesquels pour l’instant). Wagner, en échange, s’engagerait à envoyer un millier de ses hommes, voire plus, et à accompagner les soldats maliens dans leur guerre antiterroriste. Mais l’on soupçonne aussi la junte de vouloir ainsi assurer sa propre protection.

En l’espace de quelques mois, la France s’est ainsi fait remplacé par son ennemi numéro 1, la Russie, dans un pays de son pré carré où elle se battait depuis neuf ans. C’est une déroute que personne n’envisageait il y a seulement deux ans. À Paris, on tente malgré tout de faire croire non seulement à une victoire militaire, mais en plus à un retrait maîtrisé. L’état-major et l’exécutif assurent quitter ce pays la tête haute, et rabâchent que l’armée française a fait mal à l’ennemi, et que sans elle, le Mali serait déjà aux mains des djihadistes.

La réalité, la voico: la France a été chassée du Mali, et si elle en a été chassée, c’est en partie parce qu’elle s’est montrée incapable, comme les armées sahéliennes, de contrer l’avancée des djihadistes.

Série Barkhane (volet 3), la fuite en avant, 2019-2021