Un rapport de Crisis Group signé par le chercheur Michael Ayari, un des meilleurs spécialistes de la Tunisie, explique comment l’actuel président, Kais Saîed, cherche à placer l’indépendance économique au coeur de son projet politique. Extraits
« …. La thématique de la défense de la souveraineté nationale, qui a joué un rôle décisif dans l’émergence de nouvelles personnalités et partis politiques à l’issue du cycle électoral de fin 2019, est apparu en plusieurs étapes depuis 2013. Au cours de 2013, dans un contexte de reflux du « printemps arabe » à l’échelle régionale, de faible rendement économique et social de la troïka et de montée de la violence jihadiste, l’idée que l’affaiblissement de l’Etat sape la souveraineté du pays a gagné du terrain dans la société tunisienne. Cette idée se traduit alors par une certaine nostalgie pour l’ancien régime (1956-2011). La scène politique se polarise entre islamistes et anti-islamistes, les seconds accusant les premiers de « vendre le pays à leurs alliés du Golfe », de ne pas croire à la Tunisie mais plutôt à la « nation islamique » (oumma), et d’affaiblir ainsi l’Etat à dessein pour mieux le pénétrer et le détruire.
En 2016, alors que l’attrait du salafisme jihadiste diminue parmi la jeunesse des zones déshéritées, cette demande de renforcement de l’Etat et de réhabilitation de l’ancien régime, que Nida Tounes n’était pas parvenu à satisfaire en s’alliant avec An-Nahda fin 2014, gagne en popularité dans cette frange de la population. Un nombre important de ces jeunes disaient, en 2015, espérer que l’organisation de l’Etat islamique « vienne les délivrer », comme le déclarait l’un d’eux. Un an plus tard, ils expriment plutôt le sentiment que le pays a besoin d’un homme fort comme Ben Ali.
En 2017, les discours répandus tant au sein des catégories populaires que des classes plus aisées, convergent vers l’idée que l’Etat et ses services publics (santé, éducation, transports) se délitent et que les Tunisiens ne sont pas prêts pour la démocratie, surtout parlementaire, laquelle entrainerait la généralisation du clientélisme, de la corruption et de la misère sociale et profiterait seulement à des politiciens vénaux et opportunistes.
Plusieurs responsables politiques, notamment de Nida Tounes, ainsi que des hauts fonctionnaires, affirment que la Constitution de 2014 et le mode de scrutin proportionnel au plus fort fragmentent la scène politique. Selon eux, ces deux éléments seraient les principaux responsables de la généralisation de la corruption dans un pays marqué par une crise d’autorité généralisée. Ainsi, comme l’avait noté Crisis Group, ces responsables sont convaincus que la seule manière de sauver le pays serait de reconcentrer les énergies et les moyens d’action aux mains d’un pouvoir exécutif solide, homogène sur le plan idéologique et de renouer avec l’hyperprésidence.
Par ailleurs, à partir de la seconde moitié de 2016, la concordance entre, d’un côté, marasme économique et baisse du niveau de vie et, de l’autre, pression accrue, notamment du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Union européenne, conduisent plusieurs forces politiques et syndicales à dénoncer les atteintes à la souveraineté économique du pays telles que l’austérité budgétaire prônée par le FMI ou la prétendue appropriation des ressources naturelles de la Tunisie par des compagnies étrangères. C’est notamment le discours de certains membres du parti islamiste radical Hizb ut-Tahrir, de proches de l’ex-troïka, de militants de base d’An-Nahda, de nostalgiques de l’ancien régime, d’activistes de centre gauche ou d’extrême gauche, de nationalistes arabes et de cadres de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT).
Enfin, durant la seconde moitié de 2018, le débat autour des questions de l’égalité hommes-femmes en matière d’héritage, de la dépénalisation de l’homosexualité et de l’abolition de la peine de mort, trois points d’attention identifiés par le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) publié en juin 2018, a été fortement médiatisé dans la presse nationale et surtout internationale.
Les interventions des médias étrangers soutenant ces propositions engendrent notamment un mouvement de réaffirmation de la souveraineté sur le plan identitaire. Nombre de Tunisiens, la plupart sensibles aux discours des forces politiques d’opposition (nostalgiques de l’ancien régime ; « révolutionnaires » de 2011, de gauche ou islamistes), dénoncent les mesures en faveur de l’égalité hommes-femmes en matière d’héritage. Ils les perçoivent comme une tentative de la classe politique, de concert avec l’Occident – notamment la France et l’Union européenne – de changer le mode de vie des Tunisiens, et en particulier de détruire la cellule familiale, dernier espace de solidarité face au durcissement des conditions d’existence.
De la résignation à l’espoir
Kais Saïed, principal représentant de cette nouvelle vague « souverainiste », s’est fait l’écho de ces préoccupations. Cette approche a porté ses fruits : en tête du premier tour de l’élection présidentielle anticipée du 15 septembre 2019 avec environ 18 pour cent des suffrages, il a quasiment été plébiscité au second tour, le 13 octobre 2019, avec près de 73 pour cent, soit plus de 2,7 millions de voix pour un taux de participation de près de 57 pour cent. Des jeunes des quatre coins du pays ont peint spontanément son portrait. L’atmosphère politique semblait passer de la résignation à l’espoir.
Saïed est devenu une figure médiatique après le départ de Ben Ali, en tant qu’expert constitutionnaliste. Il était présent lors des sit-in populaires de la Kasbah en janvier-février 2011. Il a pris position à plusieurs reprises pour le processus de justice transitionnelle. Ses discours insistent sur le respect de l’équité régionale par la force du droit et la lutte pour la redistribution régionale et locale du pouvoir central.
Néanmoins, son orientation idéologique est beaucoup moins claire. Ses compagnons de route se partagent principalement entre membres de la gauche islamique tunisienne, inspirée de penseurs iraniens de la révolution de 1979, et ex-dirigeants d’extrême gauche, fondateurs d’une sorte de club d’idées en 2011, le Front des forces de la Tunisie libre. Pour Saïed et ses partisans, le peuple dans son ensemble doit redevenir le principal acteur politique. Cette idée est clairement formulée dans son slogan de campagne, « le peuple veut », entendu lors des sit-in de la Kasbah et de la Kasbah II en janvier-février 2011. Pour beaucoup, son côté rigide et juridiste, sa diction méticuleuse en arabe classique et sa frugalité personnelle, illustrent le caractère légal rationnel et impersonnel des institutions, que les partis politiques auraient fait disparaître en investissant l’administration publique.
Le formalisme juridique de Saïed semble répondre à l’exigence populaire d’une application du principe d’égalité devant la loi, une égalité qui passe par la moralisation et la restauration de l’autorité publique, la stricte neutralité du pouvoir judiciaire et le démantèlement des réseaux de « passe-droit ». Il défend l’idée d’un rétablissement de services publics forts dans le domaine de l’éducation, de la santé et des transports, et cite en exemple la Tunisie des années 1960.
Saïed critique la Constitution et le régime parlementaire mixte qui en découle. D’après lui, la Constitution de 2014 et le mode de scrutin proportionnel qui en est le prolongement auraient perverti la volonté populaire au profit d’un cartel de partis politiques. Il réprouve ainsi le régime politique défini par cette Constitution. Il voue aux gémonies les organisations partisanes et propose la mise en place d’une nouvelle architecture institutionnelle et politique basée sur la démocratie locale et la révocabilité. Les « supporteurs » de Saïed, comme ces derniers se qualifient, se sont abstenus aux élections législatives du 6 octobre 2019, dont le taux de participation a difficilement dépassé les 40 pour cent, car celui-ci n’avait présenté ni parti politique ni liste indépendante.
Il a également fait campagne sur le thème de la promotion d’une certaine indépendance économique. Il a mis l’accent en particulier sur la lutte contre la corruption de l’élite et sur la redistribution du pouvoir politique aux catégories les plus lésées de la population, deux mesures qui permettraient au pays de mieux résister à la pression de l’étranger, notamment dans le domaine économique.
En outre, son apparence jugée intègre et austère renvoie l’image d’une certaine Tunisie frugale qui peut « se passer de l’argent des bailleurs de fonds et que personne ne peut acheter », comme le note un sociologue. La probité de Kaïs Saïed en témoigne : mode de vie simple, habitat dans un quartier populaire, tournée dans les cafés de l’intérieur du pays dans une voiture bon marché, refus de remboursement public des frais de campagne du premier tour qui s’élèveraient à moins de 4000 dinars (environ 1400 dollars).
Par ailleurs, les électeurs de Saïed sont nombreux à dénoncer le prétendu pillage des ressources naturelles et à souligner leur potentiel apport décisif à la lutte pour l’indépendance économique. Nombre de ses sympathisants, en partie de jeunes Tunisiens estimant qu’ils méritent une meilleure condition sociale (diplômés chômeurs par exemple), affirment que la Tunisie est riche en ressources naturelles. Ils expliquent qu’il est nécessaire, dans un premier temps, d’éradiquer la corruption en restaurant l’autorité de l’Etat. Selon eux, cela faciliterait l’obtention de l’indépendance réelle du pays face aux grandes puissances. Il ne resterait plus ensuite qu’à redistribuer librement les richesses pour qu’advienne la prospérité, ce qui sous-entend que l’Occident est un obstacle à cette prospérité.
Le discours de Kaïs Saïed défend également une certaine souveraineté sur le plan identitaire. La dimension arabo-musulmane de l’identité tunisienne serait selon lui menacée par des interventions étrangères en tout genre, y compris dans les espaces intimes. Saïed s’est notamment prononcé à plusieurs reprises pour la criminalisation de toute tentative de normalisation diplomatique avec l’Etat d’Israël. Il s’est opposé à l’abolition de la peine de mort et à l’égalité hommes-femmes en matière d’héritage et a également émis un avis mitigé sur la question de la dépénalisation de l’homosexualité, les trois points controversés du rapport de la Colibe … ».