Avec « Tempête sur Bangui », le dessinateur Didier Kassaï propose une vision poignante, réaliste et personnelle des événements récents qui ont secoué sa ville, la capitale centrafricaine
Centrafrique, décembre 2012. Les rebelles de la Séléka opposés au Président François Bozizé sont stoppés dans la ville de Damara à proximité de Bangui par des troupes de la Fomac (la force d’Afrique centrale composée congolais, du tchadiens, gabonais, camerounais, guinéens et angolais).
Leur face à face aux portes de la ville délimite le terrain des forces qui soutiennent Bozizé et les rebelles. En 2013, un accord est trouvé afin de satisfaire les deux parties. Bozizé reste en place mais il doit former un gouvernement d’union nationale avec les forces de la Séléka. Cependant, en janvier 2013, des rumeurs sur les ondes annoncent que les rebelles de la Séléka veulent envahir la ville de Bangui. La pression monte. Quelques mois plus tard, le Président Bozizé fête dans le stade des « 20000 places » ses dix ans de pouvoir. La Séléka réagit et demande la fin de l’union nationale. Les hostilités reprennent et les rebelles gagnent du terrain, se rapprochant dangereusement de la ville de Bangui…
Rebellions, milices, manifestations, antagonismes religieux, violences, atrocités : le cocktail explosif n’a pas cessé de ravager le pays depuis.
Humour et émotion
A travers des dessins colorés et très structurés – dans la pure tradition de la ligne claire chère à Hergé mais aussi dans la lignée du Jano des récits africains – le dessinateur fait la chronique documentée et palpitante de l’arrivée au pouvoir des Séléka, qui s’attaquent – notamment – à la communauté chrétiennequi représente près de 80 % de la population. Et ensuite de leur déroute, ce qui provoque une chasse aux Musulmans tout aussi sanguinaire.
D’un trait énergique qui mélange humour et émotion, exactitude historique mais aussi visions cauchemardesques, voire surréalistes, Didier Kassai évoque la vie chaotique d’une population prise sous le feu des factions de rebelles Séléka qui terrorisèrent la ville. Avec humour parfois et humanisme toujours, il donne à voir les petites gens, ses voisins, les habitants de sa ville, de son pays, un des plus pauvres du monde, ravagé par une guerre civile fratricide qui n’en finit pas. Depuis son indépendance (en 1960), en effet, le pays ne cesse d’enchaîner les coups d’état : entre les abus de pouvoir des militaires (auteurs en 2003 d’un putsch) et la corruption à tous les étages, la population civile est la première victime et c’est cela que dénonce Tempête sur Bangui.
Un « roman graphique » politique et autobiographique
C’est tout l’intérêt de cette œuvre que d’adopter un point de vue très personnel : le narrateur en effet n’est autre que Didier Kassai en personne, qui se dessine et se met en scène dans son vécu au quotidien, entouré de sa femme et de ses gosses, mais aussi au boulot, ravi de décrocher un contrat avec une maison d’édition de BD française, ou bien tentant de traverser sa ville à feu et à sang (sans sa moto qu’il a trop peur de se faire taxer par des pillards armés jusqu’au dents) pour aller remettre ses planches à ses collaborateurs ou encore chercher le chèque qui lui permettra de subvenir aux besoins de sa famille.
On est alors totalement immergé, grâce au regard percutant et au dessin précis de Didier Kassai, dans le déchirement d’une population divisée et soumise à une violence quasi surréaliste. L’auteur se refuse à mettre en image les viols (pourtant suggérés sans ambiguité) mais ne recule pas devant d’autres images terrifiantes : bras, pieds ou organes sexuels brandis en trophées, enfants soldats déchaînés etc. Et notre impuissance nous saute à la figure, comme le rappelle la 4ème de couverture de l’album, un véritable appel au secours : « A Bangui, en dépit des condamnations qui fusent des 4 coins du monde, la violente tempête continue de faire des sinistrés. Elle ratisse aussi bien les quartiers huppés que les trous pourris où posséder une bécane peut susciter des convoitises. » . Tout comme l’épilogue signé Amnesty International : « La haine et la peur n’ont cessé de nourrir le massacre entre chrétiens et musulmans : nous restons mobilisés pour que la communauté internationale prenne et assume ses responsabilités, ne laisse pas la Republique Centrafrique sombrer dans l’oubli et la violence sans fin ».
Après avoir lu la bande dessinée « Tempête sur Bangui » on ne peut pas oublier !
Par le biais de l’image et de la fiction, Kassai nous immerge in medias res sans aucun didactisme. Malgré un récit dur, réaliste, sans concession ni complaisance, l’artiste parvient aussi à insuffler une poésie et même de l’humour à ses planches, tant il est soucieux du détail et amoureux des faits et gestes de ses concitoyens : la beauté d’une silhouette, le chatoiement d’un tissu, l’ironie d’une réclame publicitaire, la tendresse d’une mère, l’innocence d’un gosse pourtant armé d’une kalachnikov…
La BD comme « arme efficace »
Didier Kassai a choisi de rester vivre à Bangui avec les siens, malgré la destruction de sa maison, il s’investit dans la lutte contre la corruption, le terrorisme et les violences inter-communautaire, à sa manière :
« C’est justement un combat que je ne cesse de mener depuis quelques années. Je n’ai pas d’autres moyens pour combattre l’injustice et les maux qui gangrènent notre société. La bande dessinée est pour moi l’unique arme efficace. Tout mon souci est de faire du neuvième art un outil pour, à la fois, distraire, éduquer et dénoncer certaines pratiques néfastes ».
Lui même, de religion chrétienne, est marié à une musulmane et s’insurge contre la façon dont les communautés sont parfois manipulées : « La terreur, les armes, sont dans les rues. Les populations civiles se sentent totalement abandonnées. Comment trouver la paix ? Qui peut encore nous protéger ? Les gens se promènent armés comme ils veulent, attaquent qui ils veulent. C’est un sentiment de désespoir, d’abandon. On ne peut pas laisser des humains être terrorisés à ce point. »
Une BD malheureusement d’actualité …
Après une trop courte accalmie, Bangui a renoué avec les pillages. Des ONG ont été récemment attaquées et saccagées, des barricades érigées sur les grands axes…. Un témoin s’alarme : « Il n’est pas du tout impossible de voir dans ces violences la main d’hommes politiques du passé : Djotodia, Bozizé et d’autres qui voient dans la stratégie du chaos une issue politique pour essayer de revenir aux affaires. Le fait que ces violences récentes se soient déroulées en l’absence de Catherine Samba-Panza,(la présidente de la transition, depuis le 23 janvier 2014) laisse supposer qu’il y a chez certains une volonté politique d’organiser des violences et que celles-ci sont moins spontanées qu’elles ne le laissent paraître. »
Une lutte fratricide
La grande qualité de Didier Kassai, outre son talent de dessinateur incontestable, c’est de ne pas choisir son camp entre les extrémistes (musulmans et chrétiens tour à tour victimes et bourreaux) et de pointer du doigt (ou plutôt du bout de son pinceau), toujours avec subtilité, les enjeux politiques ou les gigantesque intérêts économiques en jeu (n’oublions pas le diamants de l’affaire Bokassa) ainsi que les manipulateurs qui tirent les ficelles d’un conflit favorisant la corruption tous azimuts et le pillage d’un pays au ressources considérables.
De quoi le peuple de Centrafrique ne s’est il pas encore fait déposséder ? Ni de son or, ni de ses diamants… mais d’un artiste au bon coup de crayon.
« Tempête sur Bangui », Didier Kassai, Ed. La boîte à Bulles
Auteur du scénario et des illustrations, il a bénéficié du soutien d’Amnesty International. Editions La Boite à Bulles, octobre 2015.