Qui, en ces jours de la mémoire noire, songera d’avoir une simple pensée pour ceux qui sont morts parce qu’ils ont osé se lever contre le pouvoir dictatorial de Bahreïn ? Dawwar al Lou’lou’a (Rond-point de la Perle), équivalent bahreïni de la Place Tahrir au Caire, a été le haut lieu de la contestation à Manama contre le pouvoir de la dynastie Al Khalifa. Le célèbre monument qui symbolise la traditionnelle culture de la perle du Bahreïn a été rasé par l’armée, peu après la révolte, en mars 2011. On oublie tout
Malchanceux ce pays, archipel d’entre deux mers, coincé entre les chefs de file des deux branches rivales de l’Islam, l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite, il est voué à constituer une des premières cibles iraniennes en cas d’attaque israélienne ou américaine. Pas de chance, non plus, que la révolte des Bahreïnis soit survenue un mois jour pour jour après le dégagement de Ben Ali, et, pire, à la date commémorative du 3eme anniversaire de l’assassinat du premier ministre milliardaire saoudo libanais, Rafic Hariri, le 15 février 2005, l’homme lige des Saoudiens au Liban, propulsé au rang de «martyr absolu» du camp occidental au Moyen Orient. Le héros Hariri mort, les chiites, montrés du doigt comme coupables, désignés sans preuve, n’avaient plus qu’à se faire tuer en silence.
Aux premières flammes de la révolte, «Al Jazira» s’est aussitôt muée en « lanceur d’alerte », portant les « valeurs » atlantistes contre le Monde arabe. Parallèlement, l’Arabie saoudite établissait, elle, un cordon sanitaire autour de la totalité des monarchies arabes. Pour prévenir l’effet de contagion, notamment au sein de la composante chiite de sa population, -le quart des Saoudiens, qui plus est implantée dans les zones pétrolifères-, le Roi Abdallah gratifiera ses sujets de 400 milliards de dollars en soutien à leur niveau de vie.
Dans la foulée le Royaume dépêchera un bataillon de mille soldats pour restaurer l’ordre chez les voisins de Bahreïn, sous le regard impavides des grandes démocraties occidentales complaisantes à l’égard d’un pays qui détient le record mondial des décapitations par an. Pas de printemps pour Manama. Puis Riyad contribuera puissamment à l’éviction de l’islamiste égyptien Mohamad Morsi, premier président démocratiquement élu dans le plus grand pays arabe. Pour l’Arabie Saoudite, c’est la mise en cause du principe même de cette élection qui mettait en péril la transmission héréditaire du pouvoir, principe en application chez les gardiens de La Mecque et fondement du pouvoir wahhabite. Le verrouillage imposé le roi et ses princes va interdire toute solution politique au conflit bahreïni. Et l’obsession de ne supporter que des régimes à sa botte va se répercuter jusqu’au Liban où les Saoud font obstacle à la formation d’un gouvernement qui ne répondrait pas à ses conditions à ses objectifs :
-Entraver la conclusion d’un accord international pour la mise en exploitation des gisements pétroliers des côtes libanaises, ce qui ferait du Liban un état pétrolier non dépendant des subsides pétro monarchiques.
-Tenter d’ouvrir une guerre de dérivation au Liban pour soulager la pression sur les djihadistes, amis de l’Arabie, en Syrie, et compenser leurs revers sur le champ de bataille.
Et qu’avons-nous vu ? Depuis les revers des ces djihadistes qui entendent prendre Damas, la banlieue sud de Beyrouth, fief de Hezbollah, a fait l’objet de deux attentats meurtriers pour les civils libanais, mais aussi une attaque aveugle dans la ville chiite de Baalbek, enclenchant un nouveau cycle de violence au Liban, il faut bien tenter d’allumer la mèche d’une nouvelle guerre civile…
Deux autres attentats particulièrement douloureux pour l’Iran et le Hezbollah, ont été revendiqués par la brigade «Abdallah Al Azzam». Celui contre l’ambassade iranienne à Beyrouth qui a fait 29 morts le 19 novembre 2013, et l’assassinat du chef de la force balistique de la formation politico-militaire chiite, Hassan Lakiss. Fondé en 2003 par un saoudien, Salah Al Qarawi, ce mouvement jihadiste est placé sous la gouverne d’un saoudien, Majed Al Majed. Ce personnage recherché par les Américains (mais aussi par les Iraniens !), a été arrêté par l’armée libanaise fin 2013. Selon des informations de la presse libanaise Majed, finalement mort dans une prison hôpital le 4 Janvier 2014, souffrait « d’insuffisances rénales. Il avait été intercepté, le 24 décembre 2013, alors qu’il était convoyé vers un hôpital de Beyrouth pour une dialyse. Son repérage a eu lieu sur indications des services américains, dans une démarche qui apparait comme un «geste de bonne volonté» des Américains à l’égard de l’Iran. Le début d’une forme de dégel entre Washington et Téhéran.
La révolte populaire arabe ainsi refoulée de Bahreïn et des rives inflammables du Golfe pétro monarchique vers les rives de la Méditerranée où l’Occident va sponsoriser deux guerres, en Libye et en Syrie, afin de tailler en pièce l’influence Russe et faire la place à l’ allié régional numéro un: Israël.
Pour les autocrates du Golfe, l’Islam remplit une fonction d’obéissance collective au «Prince», qu’il soit juste ou injuste, en ce qu’il assure une mission auto proclamée de cohésion sociale. L’argument majeur de propagande reposant sur la sacralité du mandat d’un souverain «élu» par Dieu. L’Islam fait alors office de repoussoir au modèle démocratique. Effrayé par un possible effet domino du « printemps arabe » les dictatures monarchiques arabes ont développé un discours de propagande basé sur ce concept, l’Arabie saoudite est la gardienne des lieux Saints, elle est intouchable. Et le roi du Maroc, Commandeur des croyants, n’est pas la Tunisie de Ben Ali, «le mari de la coiffeuse». Dans la foulée, le roi de Jordanie chef de la dynastie hachémite, descendant lui aussi de la famille du prophète, est de la caste des intouchables.
La première tache de Riyad est d’affirmer la supériorité de toute monarchie sur les contingences républicaines. Glacis stratégiques de l’Arabie Saoudite, le Yémen et Bahreïn ont bénéficié d’un régime de faveur avec un soutien très appuyé des pays occidentaux. Le roi de Manama et l’autocrate yéménite misant sur leur positionnement stratégique pouvais appeler au secours en s’écriant : « C’est moi ou le chaos». Il est bien évident que, dans cette zone pétrolifère si sensible, véritable porte-avion américain, il n’était pas envisageable que Washington vote pour le « chaos », c’est-à-dire la démocratie.
Depuis Manama, l’émir Hamad Ben Issa Al Khalifa a justifié son recours aux forces saoudiennes. Dans une déclaration à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, il « crache le morceau » en précisant qu’il a demandé l’aide des forces armées du Conseil de Coopération du Golfe (regroupant l’Arabie Saoudite, le Bahreïn, les Emirats Arabes Unis, le Koweït, Oman et le Qatar) « pour protéger les installations stratégiques au cas où l’Iran se montrait plus agressive »… On ne peut être plus clair. Mais, souvent, le diable se niche dans les détails. Ainsi Mohamad Hassanein Haykal
Pour sa part, Mohamad Hassanein Haykal, le grand journaliste égyptien, a révélé qu’un arrangement était intervenu entre l’Iran et les pétromonarchies ! Il visait à laissé le pouvoir de Bahreïn à la minorité sunnite, représentée par la dynastie Al Khalifa. Tant pis pour les chiites locaux et leur rêve de printemps. En contrepartie Manama reconnaissait la souveraineté iranienne sur les trois ilots du golfe persique, Abou Moussa, la grande et la petite Tomb. A l’appui de ses informations, Haykal relève que les Émirats Arabes Unis n’ont jamais cherché à récupérer ces trois ilots, trois jalons du dispositif du contrôle de la navigation vers le détroit d’Ormuz. Au temps du Chah, depuis ces points de terre dans la mer, l’Iran assumait, pour le compte de la stratégie atlantiste, le rôle de «gendarme du golfe».
Finalement, pour les rois Arabes, brandir le « péril chiite apparait comme le meilleur anti dote aux revendications populaires, le meilleur dérivatif aux luttes démocratiques. Comme trente ans auparavant, la lutte contre l’athéisme soviétique était le meilleur alibi pour détourner le combat pour la libération de la Palestine. Moralité, le 70% de chiites de Bahreïn sont priés de souffrir en silence…
En septembre 2013, la « justice » de Bahreïn a condamné à des peines allant jusqu’à 15 ans de prison 50 militants chiites, accusés de diriger la contestation contre la monarchie sunnite dans le royaume, « en collusion avec un pays étranger » qui serait l’Iran. La sentence visant des activistes du «Mouvement du 14 février» n’a suscité la moindre réprobation des pays occidentaux, ni interrompu la livraison du matériel de répression de la France à la police de Manama.
A coups de pétrodollars, si printemps de Bahreïn a été étouffé, il a muté vers la Syrie, où les pétrodollars monarchiques l’ont installé, pour la plus grande tranquillité de ces sponsors et la plus grande satisfaction d’Israël et des puissances occidentales. Pour faire un raccourci, s’il n’y a pas eu de « printemps » en Syrie, celui-ci ayant été étouffé dans l’œuf pour laisser le terrain au jihad, c’est tout bonnement parce le « printemps » a été interdit à Barheïn. Et ceci pourrait expliquer cela. Une vérité qui ne coule pas aisément de la plume de tout islamologue officiel et estampillé. Ainsi dans le livre collectif qu’il a dirigé, et publié en novembre 2013, aux éditions de La Découverte, «Pas de printemps pour la Syrie», François Burgat est comme cette héroïne du film d’Alain Resnais « Hiroshima mon amour », qui répète hébétée « Je n’ai rien vu à Hiroshima »… Pour trouver cette douce saison à Damas, il aurait fallu la promouvoir et l’accepter à Manama.