Timbuktu assiégée, Abderrahmane Sissako aux abonnés absents

Depuis des semaines, Tombouctou est la cible d’attaques violentes. Lauréat de 7 césars en 2015, le réalisateur Abderrahmane Sissako avait filmé la prise de la ville par les salafistes. Making of

SISSAKOAu-delà du 16ème parallèle Nord, votre ticket de cinéma n’est plus valide. C’est en effet dans cette bande de sable mou entre l’Algérie et le fleuve Niger, la Mauritanie et la Libye, que les bandes armées de jihadistes évoluent, et que Timbuktu au 16°77 N de latitude, a été prise en 2012 par une coalition d’islamistes nomades. C’est pour cette raison que Sissako a préféré tourner son film Timbuktu à Oualata, une ville abandonnée, en Mauritanie plutôt qu’au Mali.

De l’esclavage au djihad

Hasard du calendrier, Sissako terminait son film en janvier 2014, une année mois pour mois après que l’armée française n’attaque Tombouctou et en déloge les Jihadistes. Sissako connait bien la région et ce 16ème parallèle qui suit globalement la route Nationale 3, démarrant de Nouakchott où Sissako est toujours chargé de mission à la Présidence mauritanienne, finissant à Nema où la route s’arrête, épuisée, aux frontières du Nord-Mali et de l’incertitude. Dénommée la route de l’espoir, c’est sur ce mince ruban de goudron cassé que Sissako est né, à équidistance entre Nouakchott et Néma, dans la petite ville de Kiffa en 1961. Il devient cinéaste puis un salarié culturel du général Mohamed Ould Abd-el-Aziz, président mauritanien depuis son putsch qui a renversé le président élu Sidi Ould Cheikh Abdellahi en 2008, un fervent partisan de l’abolition totale de l’esclavage, toujours en résidence plus ou moins surveillée loin de Nouakchott.

C’est d’ailleurs ce thème de l’esclavage, aboli en 1981 en Mauritanie mais sanctionné pénalement seulement depuis 2007, que voulait au départ traiter Sissako avec l’aide de la chaîne française Arte. « Metou », un film écrit par Mbareck Ould Beyrouk, écrivain et autre conseiller du président mauritanien. Le projet est abandonné en 2010, Sissako pour avoir rallié l’équipe d’un documentaire sur Timbuktu, quitte furtivement le groupe et sent l’idée. Il attaque Timbuktu le film et les méchants salafistes, thème plus porteur en France, pays qui va produire cette œuvre. Ce qui a plu au général Ould Abd-el-Aziz, préférant écarter de ses terres la problématique de l’esclavage, lui qui avait reçu malgré son coup d’état la caution de l’Occident par sa détermination à combattre le terrorisme islamique, mais qui pourtant n’a pas posé un seul soldat dans l’opération Serval censée être une coalition des forces de la région. En lui ouvrant les portes et les caisses de l’état, le général a fourni à Sissako l’aide logistique, l’encadrement sécuritaire et les militaires pour jouer les Jihadistes dans le film, ainsi qu’armes et munitions. Des balles à blanc bien sûr.

La femme au gros nombril

Tombouctou est Timbuktu et Timbuktu est Tim Bouktou, en Tamashaq « là où il y a Bouktu », une femme légendaire qui aurait construit la ville autour d’un premier puits, qui existe encore aujourd’hui. De l’eau, de l’air et du désert. C’est donc une ville targuie à l’origine et c’est pour cette raison que les premiers à avoir pris d’assaut Timbuktu en 2012 furent les groupes du MNLA de Libération de l’Azawad (la nation targuie), en lutte contre le gouvernement malien depuis la nuit des temps. Ce qui explique que le personnage principal du film est un Targui, Kidane, vivant paisiblement avec sa famille au bord du fleuve Niger, à la lisière de Tombouctou. En réalité, Kidane, de son vrai nom Ibrahim Ahmed, de son vrai surnom Pino, est chanteur d’un groupe Targui, Terakaft, originaire de Gao d’où il a fui les combats et habite un camp de réfugiés touareg en Mauritanie, au sud de Oualata, où le film a été tourné.

C’est dans ce camp désolé de Mberra que Sissako a fait son casting et son shopping, prenant au passage Mehdi (le petit frère de Kidane) et la petite Toya (sa fille dans le film), oncle et nièce dans la vraie vie, habitant ensemble le pauvre camp de Mberra. Des réfugiés donc, parmi lesquels les plus chanceux ont été payés 300 euros par mois (pour deux mois de tournage), les autres 7 euros par jour pour les jours sans tournage, 25 les jours avec. C’est tout le problème, car sitôt prise (dans la vraie vie) en 2012 par les Touaregs, Timbuktu est reprise par les Jihadistes embusqués de Ansar Eddine, alliés au Mujao et à l’AQMI. Là, les Français interviennent, militairement (coût de l’opération, 70 millions d’euros), puis cinématographiquement puisque le film Timbuktu a été produit avec des capitaux français pour un budget total de 2,4 millions d’euros. Deux mois de tournage et si l’on sait où sont allés les Salafistes, dans les sables du Sahara, on en sait moins sur les 2,4 millions d’euros. A Oualata, une ville médiévale abandonnée, la fameuse Iwoullaten des récits de voyageurs arabes comme Ibn Battouta, les maisons sont louées pour 20 euros par jour, les Picks up pour 1000 euros par mois. Le reste est fourni par l’armée-état mauritanienne et Dune vision, la société de Sissako à Nouakchott, productrice exécutive locale du film. Question de philosophie au bord du fleuve, quelle est la taille du nombril de Tombouctou ?

Dites « 333 »

Tout semblait réglé depuis l’opération française Serval, sans l’aide de la Mauritanie, et le film de Abderrahmane Sissako, avec l’aide de la Mauritanie. Les méchants ont été repoussés au Nord du 16ème parallèle dans ce grand désert qu’ils n’auraient jamais du quitter, Timbuktu respire, se remet à danser et à chanter mais n’a toujours pas vu le film Timbuktu. La médecine française est revenue, les 333 saints et autant de mausolées détruits en partie par les Jihadistes sont en reconstruction et les accords d’Alger tentent de ressouder les familles, les ethnies et les entités géopolitiques. Sauf que, depuis quelques semaines, les combats ont repris. Les armées occidentales faisant semblant de chasser du Daesh ailleurs, les groupes nomades du 16ème parallèle ont recommencé leurs attaques. Embuscades et assassinats contre Timbuktu, à tel point que le PAM, Programme Alimentaire Mondial, organe de l’ONU, lance l’alerte le 2 juin dernier, «environ 31.000 personnes ont été obligées de fuir au cours des deux dernières semaines, la plupart dans la région de Tombouctou, suite à une escalade d’attaques par des groupes armés», ajoutant dans son communiqué que  « plus de 500 autres personnes ont traversé la frontière vers le Niger, le Burkina Faso et la Mauritanie voisins. » Retour à Oualata ?

En Mauritanie, le général Ould Abd-el-Aziz est toujours au pouvoir et Sissako auréolé de ses 7 césars, observe. Même à Bamako, 1000 kms au Sud et capitale sécurisée du Mali, la situation n’est pas reluisante, l’AQMI (Al Qaida au Maghreb Islamique) venant de revendiquer l’attaque du 25 mai contre la Minusma (la mission de l’ONU au Mali) près de l’aéroport de la ville. Deux ans et demi après l’opération française et un an et demi après la fin du tournage de Timbuktu, tout ne s’est pas passé comme prévu. Les voies du désert étant incontournables, reste la critique du film.

Les Maliens du Sud, Bambaras, n’ont pas aimé le film car il représente le gentil Targui paisible au bord de son désert, exécuté par des milices venues de nulle part, alors qu’il y a des Touaregs avec les groupes salafistes et que ce sont eux qui ont attaqué Tombouctou en premier, dans une vraie-fausse alliance avec les islamistes multiethniques, arabes, songhaïs et peuls. Mais les Touaregs n’ont pas non plus aimé Timbuktu, puisque le premier meurtre de ce film de guerre est le fait d’un Targui blanc, paisible aussi mais qui criminel, il tue au bord du fleuve bleu un pêcheur noir pour une vache ocre. On n’a pas encore l’avis des poissons et des vaches mais les Français et les Mauritaniens ont beaucoup aimé le film. C’est du cinéma, en couleur. Avec la reprise des attaques des groupes armés, Sissako va peut-être devoir tourner Timbuktu II, le retour.