11 ans après la disparition du journaliste franco-canadien Guy André Kieffer à Abidjan, l’enquête sur les circonstances troubles de son enlèvement trépigne. Dans un entretien à Mondaftique, la veuve du journaliste, Osange Silou-Kieffer relate sa version des faits.
Mondafrique– On avait pensé que le départ de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo suffirait à élucider la disparition le 16 avril 2004 à Abidjan de votre époux, le journaliste Guy-André Kieffer. Comment expliquez-vous que plus de cinq ans après l’avènement du régime d’Alassane Ouattara cette affaire ne soit toujours pas élucidée ?
Osange Silou-Kieffer– Les choses ne sont pas si simples. Est-ce un assassinat ? Est-ce un enlèvement ? On n’en sait rien encore : on n’a pas de corps, on n’a pas de preuve. Même si on se dit que douze après l’enlèvement-on rentre en 2016 dans la 12 ème année- s’il était retenu quelque part, quelqu’un aurait parlé. Le changement de gouvernement en Côte d’Ivoire n’entraîne pas automatiquement le changement d’attitude des personnes directement concernées par l’enlèvement de Guy-André. En effet, rien ne permet de dire qu’elles aient eu envie de parler parce que le régime a changé. Par contre, je peux assurer que c’est une affaire suivie en haut lieu en Côte d’Ivoire, en France comme dans d’autres pays où Guy-André compte des amis qui respectent son travail. Pourquoi n’en sait-on toujours pas plus sur la disparition de Guy-André ? C’est une question qui me taraude aussi. Je ne saurai dire que c’est parce que le gouvernement ivoirien ne le veut pas dans la mesure où le président Ouattara nous a soutenus depuis l’enlèvement de Guy-André ; et ce soutien n’a jamais faibli. On ne peut donc pas soupçonner le président Ouattara de faire entrave à la justice. Mais la seule bonne volonté d’un chef d’Etat n’est pas le moteur de la justice. Il faut, sans doute, autre chose avec. Quand, je me suis rendu en Côte d’Ivoire, deux ans après l’élection du président Ouattara, je lui avais demandé de remettre en place la cellule ad hoc mise en place au lendemain de l’enlèvement du Guy-André, constituée d’enquêteurs ivoiriens, de quelqu’un de l’ambassade de France, de quelqu’un de l’ambassade du Canada puisque Guy-André avait la double citoyenneté. Je dois préciser que cette cellule a été créée non pas pour Guy-André lui seul mais pour l’ensemble des personnes disparues et dont les familles ne savaient pas exactement ce qui leur est arrivé. La cellule a finalement été remise en place mais il manque toujours le déclic nécessaire pour connaître la vérité sur ce qui est arrivé à Guy-André. Ce déclic-là, c’est trouver quelqu’un qui connaît l’histoire, qui a la clé de l’énigme et qui accepte de parler. Nous avons finalement 90% de l’histoire, il nous manque les 10% les plus déterminants
Mondafrique. Il y a quand même eu la piste du capitaine Jean-Toni Oulaï qui semblait très crédible. Qu’est-elle est finalement devenue?
O.S.K. Il y a eu beaucoup de pistes, beaucoup de faux-espoirs. Dès le départ, ce dossier a été pollué. Il y a toujours eu quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connait quelqu’un. Il ne se passe pas une semaine sans que quelqu’un envoie un mail à moi, à ma fille ou à un de mes beaux-frères pour dire qu’il a une information capitale. On nous disait : avec elle, vous allez reconstituer le puzzle, vous y arriverez. Mais en échange de cette information capitale, j’ai besoin d’argent pour ma mère qui est malade ; d’autres disent qu’ils ont besoin d’un visa. Depuis 2004, nous sommes dans cette situation et nous avons perdu beaucoup de temps. Pour sa part, le juge Patrick Ramaël, qui était en charge de l’affaire à ses débuts, ne voulait négliger aucune piste. La vérité, c’est qu’il nous faut un homme clé qui dise quelque chose. Pour l’instant, ce n’est pas le cas.
Mondafrique. Peut-être que cet homme-clé c’est Mme Simone Gbagbo ou son beau-frère Michel Legré ?
O.S.K. Je ne sais pas du tout ! On n’a que des présomptions sur Mme Gbagbo. On a même dit que c’est elle qui a donné l’ordre d’enlever Guy-André. Que c’est le commandant Anselme Yapo dit Seka Seka qui a formé le commando en charge de son enlèvement. Autant je suis convaincue que toutes ces personnes n’ont pas été citées par hasard, autant nous n’avons pas de preuves formelles. Michel Legré, par exemple, a servi d’appât pour attirer le 16 avril 2004 Guy-André qui le connaissait bien. Mais toute la difficulté aujourd’hui , c’est de situer le niveau de responsabilités des personnes citées dans l’enlèvement.
Mondafrique. Que deviennent Michel Legré et Jean-Toni Oulaï qui restent tout de même des témoins-clés dans cette affaire?
O.S.K. Michel Legré se balade tranquillement en Côte d’Ivoire, Jean-Toni Oulaï est rentré à Abidjan après avoir déjoué la surveillance de la justice française qui l’a placé sous contrôle judiciaire. Il est rentré pour soi-disant porter secours à Gbagbo et l’aider à se débarrasser de Ouattara. Tous coulent donc des jours tranquilles en Côte d’Ivoire. En tant que partie civile dans le dossier, j’avais demandé il y a deux ans, lors d’un séjour en Côte d’Ivoire, que ces personnes-là soient entendues. On a également demandé au nouveau juge d’instruction Cyril Paquaux de solliciter une mise à disposition de MM. Legré et Oulaï, en vertu de l’accord d’entraide judiciaire franco-ivoirien. Manifestement, cette demande n’a pas été faite. La vérité, c’est qu’en Côte d’Ivoire certains continuent de penser que Gbagbo va quitter la Cour pénale internationale (CPI) pour revenir au pouvoir. C’est pour cette raison que certaines personnes qui détiennent des informations capitales ne veulent toujours pas les confier. Mais, nous, en tant que famille de la victime, avons grand besoin que les langues se délient.
Mondafrique. Si le volet ivoirien de l’enquête n’avance pas autant que vous le souhaitez, qu’est-ce qui explique l’absence des progrès dans le dossier en France aussi ?
O.S.K. Je dois souligner que le juge Ramaël qui s’était beaucoup investi dans le dossier a changé d’affectation. Comme le veut la règle, après dix années passées à son poste il a été appelé à d’autres fonctions. C’est donc son collègue Cyril Paquaux qui a pris sa suite dans ce dossier tentaculaire, ouvert depuis plus de dix ans et qui comporte des centaines de pièces. Sans dire qu’il n’en a pas fait sa priorité, je dois reconnaître qu’après seulement dix-mois à son poste le nouveau juge d’instruction n’a pas, peut-être, encore eu le temps de prendre connaissance de l’ensemble du dossier.
Mondafrique. Avez-vous justement rencontré le nouveau juge d’instruction en tant que famille ?
O.S.K. Il a plutôt reçu nos avocats. Quand le juge Ramaël nous a prévenus qu’il partait, j’ai fait la démarche de me rapprocher de son remplaçant qui n’avait pas jugé utile de nous contacter pour nous dire qu’il était là. A la suite de mon appel téléphonique, il a répondu qu’il ne discutait pas avec les parties civiles. J’ai alors indiqué qu’il discutera donc avec nos avocats, la mienne Chantal Hounkpatin, celui de l’un de mes beaux-frères Bernard Kieffer. Nous avons également comme avocat en Côte d’Ivoire Joachim Bilé-Aka, l’actuel Bâtonnier de l’Ordre, qui est aussi l’avocat de Reporters sans frontières (RSF). Pour ma part, je n’ai pas encore eu connaissance de nouveaux actes d’instruction posés par le juge. J’ai appris, par nos avocats, qu’il envisageait de se rendre en Côte d’Ivoire. Vous savez, c’est lui qui choisit son timing, même si nous pouvons de temps en temps monter au créneau pour dire ce que nous pensons, en tant que parties civiles.
Mondafrique. Finalement, pensez-vous que la lumière finira par se faire dans ce dossier ?
O.S.K. Toutes les vérités finissent par éclater. Je pense que même un des secrets le mieux gardé de la terre comme l’assassinat du président américain finit pas se savoir. J’ai l’intime conviction qu’on finira un jour par élucider l’enlèvement de Guy-André.
Mondafrique. Pour vous, la vérité viendra-t-elle de l’instruction en France ou de celle en Côte d’Ivoire ?
O.S.K. Je compte plus sur la Côte d’Ivoire pour connaître la vérité
Mondafrique. Pourquoi ? Parce que c’est le lieu du crime ?
O.S.K. Il y a ce facteur, mais pas seulement. Là-bas, je note une mobilisation permanente de tous les acteurs pour connaître toute la vérité dans cette affaire. Par exemple, les journalistes ivoiriens sont très mobilisés sur ce dossier : dès qu’il y a un élément nouveau, ils réagissent tout de suite. Ils ont une vigilance permanente sur ce dossier qui n’a pas faibli depuis dix ans. En revanche, ici en France il n’y a pas de suivi permanent de l’affaire. On est plutôt sur du coup par coup ! Quand il y a un élément nouveau, nous appelons les journalistes qui suivent l’affaire, ensuite ils réagissent. Par ailleurs, en Côte d’Ivoire les gens ont mieux compris la personnalité de Guy-André. Les Ivoiriens l’ont pris pour un des leurs, pour quelqu’un qui aimait l’Afrique et s’y sent bien. En un mot, il n’était pas une sorte de coopérant pressé de repartir. Guy-André était soucieux du sort des gens qui travaillaient dans la filière café, cacao et or. Aujourd’hui encore, chaque fois que je me rends en Côte d’Ivoire, il y a une sorte de cordon d’amitié autour de moi. Je ne suis jamais sentie menacée là-bas, ni avant ni maintenant.
Mondafrique. Pour la famille, quelle est la première urgence : récupérer le corps de Guy-André pour lui donner une sépulture ou connaître la vérité sur son enlèvement?
O.S.K. Les deux vont ensemble. Une fois qu’on connaîtra la vérité, on saura en même temps où il est. S’il est mort, on nous dira aussi là où son corps a été déposé.
Mondafrique. Est-il possible pour vous de faire votre travail de deuil sans avoir récupéré son corps, s’il était décédé ?
O.S.K. Moi, je ne suis pas dans cette philosophie. Qu’on retrouve le corps de Guy-André me semble essentiel parce que ce sera la preuve que quelque chose lui est arrivé. Tant qu’on n’aura pas le corps, on restera finalement dans le doute, même douze années après son enlèvement. Toute la famille est dans cette posture. Après, on ne fait pas le deuil de quelqu’un qu’on aime. On peut apaiser la douleur mais elle reste présente. Quand on perd sa mère, son père ou un être cher, même 20 ou 30ans après, la douleur est là, on vit avec, on la gère. En plus, quand la disparition intervient de façon aussi brutale, injustifiée que celle de Guy-André, c’est encore plus difficile. Plus que de faire le deuil, le travail que j’ai fait sur moi, c’est d’essayer de pardonner. Je dois dire que ça été très difficile. J’ai mis du temps à chasser en moi l’idée de voir en chaque Ivoirien un ennemi. Pour moi, ce fut l’épreuve la plus difficile. J’en étais au point où je refusais de donner la main à une personne qu’on me présente parce qu’elle est ivoirienne. Puis, je me suis rendue compte que j’entrais dans quelque chose qui ne me ressemblait pas et qui ne ressemblait pas à Guy-André et moi. Il fallait donc que je lutte contre l’idée que je puisse détester un pays parce que dix énergumènes ont commis un forfait. C’est un travail que je continue de faire 12 ans après. Je dois dire que la chaleur et l’amitié des Ivoiriens m’ont aidé à comprendre que ce pays-là n’est pas mon ennemi. Ce travail a pris du temps, mais j’y suis arrivée.
Propos recueillis par Seidik ABBA