Les “badgirls” de la chanson arabe bientôt au Louvre

Dans le cadre de la grande exposition consacrée au Maroc par le musée du Louvre à Paris, la documentariste Jacqueline Cau présentera l’un de ses deux derniers films consacrés aux « badgirls » de la chanson arabe. Chanteuses ou musiciennes, éternelles rebelles, ces femmes réinterpretent avec une grande liberté les mélodies traditionnelles de leurs pays et bousculent les conventions sociales. Interview de Jacqueline Cau par Sandra Joxe.

photoJacqueline Cau, documentariste et productrice indépendante présentera prochaînenement ses deux derniers films consacrés aux « badgirls » de la chanson arabe : « Si je te garde dans mes cheveux », portraits de 5 femmes musiciennes (chanteuses, compositrices, chef d’orchestre) face au printemps arabes et « Chant d’une rebelle » : portrait d’Hadda Ouakki  en avant première à l’Auditorium du Louvre le 26 novembre à 19 heures dans le cadre de la grande Exposition consacrée au Maroc par le Musée du Louvre.

Ces événements sont l’occasion de faire le point avec elle sur ces femmes courageuses, inventives, qui revisitent la musique traditionnelle tout en lui insufflant un vent de liberté… en commençant par chanter à visage découvert.

Comment ces musiciennes refusent-elles les diktats que la religion, la société, le groupe familial, voudraient leur imposer ? Comment réagissent-elles aujourd’hui aux difficultés qui affectent leur pays ? En quoi leurs chansons contribuent-elles de façon originale aux printemps arabes ? Entretien avec Jacqueline Cau.

Mondarique. Vous regrettez que les musique du Maghreb et du Machreck soient méconnues en France ?

Jacqueline Cau. Oui ! A ce point de méconnaissance, de manque de curiosité, ça confine à du mépris, c’est même une véritable ségrégation culturelle. Dans la hiérarchie des musiques, on commence toujours par le classique, puis le jazz, la techno puis les musiques du monde dont on est friand mais bizarrement assez peu celles qui fleurissent juste de l’autre côté de la Méditerranée : les musiques arabes, souvent considérées comme dérangeantes. Ce n’est pas un hasard : je pense que cette réticence a quelque chose à voir avec le fait qu’il s’agisse de nos anciennes colonies. Les Français ont dû mal à accepter la, ou plutôt les cultures arabes, dans leurs richesses et leur diversité.

Mondarique. Aujourd’hui le spectre de l’islamisme aggrave les choses et les amalgames sont vite faits.

J.C. D’où mon désir de réaliser ces films sur les « Badgirls », ces femmes musiciennes, dont certaines ont chanté et revendiqué leur liberté et « dévoilé » leurs talents, bien avant l’éclosion des printemps arabes (les premières au 8ème siècle). J’ai voulu montrer que c’est à travers ces artistes porteuses de beauté, de diversité, à travers ces femmes libres et rebelles qui ne sont pas dans la violence mais dans la détermination et l’opiniâtreté… que viendra le changement.  En tant que femme je me sens particulièrement touchée et bouleversée par le chemin de ces artistes qui usent du chant et de la danse pour s’affirmer contre les tabous, jeter le voile, revendiquer leur féminité.

Mondafrique. C’est la trajectoire d’Hadda Ouakki, à qui vous consacrez un film entier  ?

J.C. Cette  magnifique Cheikhat du Moyen Atlas, a dû fuir l’autorité paternelle à 14 ans pour échapper à un mariage imposé : elle voulait devenir chanteuse : la honte ! Guère mieux que prostituée pour la famille traditionnelle. Elle est partie étudier à Casablanca, sans argent, sans soutien mais elle a réussi. Elle a fait le choix de ne pas se marier, de ne pas faire d’enfant pour se consacrer à son art. Une vraie rebelle !

Mondafrique. Le chanteuses arabes sont-elles souvent dans le refus de la maternité, de la famille ?

J.C. De fait, oui : pas toutes mais une proportion importante, et ce n’est pas un hasard. Dans mon film Si je te garde dans mes cheveux, il y a 5 portraits de chanteuses arabes, dont une seule a été mariée et a eu des enfants. Je ne voudrais pas généraliser, mais c’est une tendance qui s’explique facilement : déjà ici en France ce n’est pas évident de concilier une vie d’artiste et de mère de famille alors là-bas… vous imaginez !

Il y a tant de choses que ces femmes doivent bousculer pour réussir à tout simplement chanter, c’est très compliqué. Les hommes acceptent que les femmes enseignent la musique, mais pas  qu’elles s’imposent en tant qu’artistes, pas qu’elles occupent le devant de la scène… encore moins si elle refusent de porter le voile ! Et malgré les pressions elles persistent à refuser de le porter.

Mais il n’y a pas que cette affaire de voile : elles s’aventurent dans des thématiques nouvelles, plus politiques. Par exemple Camilia Djubran, une artiste palestinienne formée dans la plus pure tradition par son père musicien, a ressenti le besoin de rompre avec la thématique de la chanson d’amour. Dans mon film, elle explique bien comment, vivant à Ramallha, elle n’est pas dans une « situation d’amour » et ne peut donc reprendre à son compte le répertoire de ses aînées, comme Oum Khalsoum. A travers ses textes audacieux, elle aborde de front des sujets politiques et elle réinvente aussi la musique en allant voir du côté de la musique électronique. Sans rejeter ce qui lui a été transmis, elle invente, elle prend des risques et s’aventure dans des domaines nouveaux.

Au risque de se faire mal voir.

Tout cela avance lentement, il y a encore beaucoup de résistances mais ces pionnières ne sont plus isolées : elles sont conscientes que les changements prendront du temps mais que le mouvement est en marche, inéluctable, dans tous les domaines : littérature, musique, cinéma.

Il faut lire le superbe ouvrage Figures du féminin dans l’Islam de Houria Abdelouahed (PUF) qui éclaire et revisite la complexité de la condition féminine à travers toutes les femmes de Mahomet.

Mondafrique. Ces chanteuses sont donc très mal vues ?

J.C. Oui, parfois considérées comme des prostituées, bien qu’elle soient admirées et célèbres.

Hadda Ouakki est jugée, même parmi ses fans, comme une femme de mauvaise vie parce qu’elle n’est pas mariée, qu’elle boit et fume.

Tout comme la célèbre Cheikha Rimitti, qui dans les années 70 était interdite à la radio et à la télévision pour « atteinte à la morale publique » alors qu’elle enregistrait des disques qui s’arrachaient ! Une anecdote révélatrice : en 1984 lorsque je préparais avec mon mari et Patrice Chéreau les Journées Musicales Arabes (à Nanterre) nous avions proposé d’inviter cette magnifique chanteuse mais les responsables culturels du gouvernement algérien que nous avons contacté nous ont répondu qu’elle venait de mourir. Naïvement nous les avons cru ! Or quelques temps tard, quelle ne fut pas notre surprise d’écouter un soir dans un club à Barbès la fameuse Cheickha Rimitti en chair et en os ! Nous lui avons raconté l’histoire de sa pseudo-mort annoncé, ça l’a fait beaucoup rire, malgré sa colère.

Il faut dire que les paroles de ses chansons étaient provocantes, comme par exemple la célèbre  « Vas y déchire, déchire, Rimitti recoudra » qui s’attaquait au tabou de la virginité et prônait la volupté, le plaisir féminin.

Mondafrique. Est-ce que les « badgirls » d’aujourd’hui rejettent toutes les traditions ?

J.C. Non. Elles s’inscrivent dans la lignée des premières chanteuses, au 8 ème siècle, qui étaient des esclaves affranchies, les « descendantes de Caïn » : elles étaient des parias et la société tolérait leurs spectacles puisqu’il s’agissait de filles perdues. Aujourd’hui les femmes artistes se heurtent au retour du religieux et de la censure, elles résistent au puritanisme à l’image de leurs ancêtres et rendent hommage à la sensualité féminine, sans pour autant tomber dans clichés attendus par l’homme : ces chanteuses ne sont pas « dans la séduction » fabriquée, elles séduisent, oui, car elles sont plongées dans leur Art. Elles ne sont pas dans le paraître, mais dans l’Etre, c’est ça qui les rend si belles.

 

– « Si je te garde dans mes cheveux » (sortie du DVD en novembre 2014)

– « Chant d’une rebelle », en avant première à l’Auditorium du Louvre le 26 novembre à 19 heures