Batailles coloniales (I), le désastre italien face à l’Abyssinie

Nous publions une série de papiers sur les « grandes batailles » qui ont marqué la conquête coloniale, dont certaines ont été perdues par les forces militaires venues d’Europe face aux formidables résistances locales. En écrasant les Italiens à Adoua, le 1er mars 1896, l’Abyssinie, du nom alors de l’actuelle Éthiopie, obtenait  un statut d’État à part entière.
 
Un article d’Eric Laffite
 

« Oh Ethiopie ! Nous patientons depuis 40 ans, maintenant ça suffit ! » Mussolini

 

Adoua peut être considérée comme « la mère des batailles » des indépendances africaines.  Pour la première fois, un Etat africain imposait – durablement – sa souveraineté face à une puissance européenne, et pas seulement le temps d’une bataille comme à Isandhlwana où l’impie zoulou devait châtier les troupes de l’empire britannique.

En échouant face à des troupes africaines, l’infortunée armée italienne est humiliée et traîne depuis 1896 la réputation – par ailleurs infondée – d’être peu combative quand elle ne passe pas pour être composée de froussards…

« Paix perpétuelle et amitié » 

Pourtant, tout avait plutôt bien commencé entre l’Italie et l’Abyssinie, ainsi que l’on nomme alors l’Ethiopie. En cette fin du XIXesiècle, l’Italie est une toute jeune nation dont l’unité politique ne date que de 1871.  Le contexte géopolitique du moment, c’est le Congrès de Berlin (1885) au cours duquel les puissances européennes vont fixer les frontières, les sphères d’influence, de leurs empires coloniaux.

L’Italie est présente en Afrique depuis 1869. Elle y fonde sa première colonie en Erythrée, étend ensuite son emprise sur la Somalie.Sur la mer Rouge donc, voie désormais stratégique du commerce mondial depuis l’ouverture du canal de Suez, et sur laquelle veillent déjà jalousement les Français et les Anglais.En mai 1889, les Italiens ont signé avec leur grand voisin éthiopien, le traité de Wuchale dit « de paix perpétuelle et d’amitié ». 

Le Négus Ménélik II vient de monter sur le trône. Il a besoin d’asseoir sa légitimité et il est par ailleurs engagé dans une vaste « reconquista » des régions insoumises de son royaume.

Dans cette alliance avec le Négus, qui lui concède quelques portions de territoires, l’Italie peut affirmer sa présence dans la Corne de l’Afrique. Ménélik II lui se trouve un allié européen puissant. Puissant, mais pas trop non plus…

L’Italie prête ainsi de l’argent, vend des armes et promet son soutien diplomatique et militaire aux Ethiopiens. Du gagnant-gagnant sur le papier. Problème, il existe deux versions du traité « de paix perpétuelle et d’amitié ». L’une en italien, l’autre en amharique. Au mot près, elles sont identiques.  Au mot près…

Ainsi, l’article 17, dans sa version amharique, « autorise » l’Ethiopie à utiliser l’Italie comme représentant diplomatique à l’étranger. La version italienne stipule, elle, que l’Ethiopie « doit » passer par Rome pour sa politique étrangère.  La nuance est de taille. Dans un cas, elle affirme la pleine souveraineté du royaume du Négus, dans l’autre, elle place la diplomatie éthiopienne sous la tutelle de Rome.Le conflit s’envenime, et en 1893, Ménélik II dénonce le traité mais se heurte à l’intransigeance italienne pour le renégocier.

Taytu Betul : Impératrice d’Ethiopie et chef  de guerre. 

Taytu Betul : « une femme puissante » 

À noter que dans un premier temps, le Négus est favorable à l’apaisement et partisan d’une solution négociée du  conflit.  Tel n’est pas du tout le cas de son épouse Taytu Betul. Bien que ne jouissant d’aucun statut officiel, celle-ci est ce qu’on appellerait aujourd’hui une « femme puissante ». L’impératrice est farouchement hostile à tout compromis comme aux ambitions coloniales italiennes. Elle se rendra d’ailleurs en personne sur le champ de bataille d’Adoua pour stimuler l’ardeur de ses troupes au combat.

Le Négus se range finalement à l’avis de son épouse, et en septembre 1895, lance un appel à la mobilisation générale : c’est la guerre. Les deux armées vont s’affronter aux confins de l’Érythrée italienne et du nord de l’Ethiopie.

« L’immense armée du Négus » 

Le Négus a mobilisé une immense armée de 100 à 150 000 hommes. Par ailleurs, celle-ci – grâce aux Italiens – est bien équipée de fusils à répétition, de mitrailleuses « Maxim » et même en artillerie. Tout cela donc fraîchement acquis.

Côté italien, le général Oreste Baratieri qui dirige les opérations dispose de 17 700  hommes et 56 pièces d’artillerie.

Si parmi ses troupes il peut compter sur quelques unités d’élite (chasseurs alpins), la majorité des soldats italiens sont des conscrits, sans expérience de la guerre, et en réalité mal équipés et au moral très incertain. Une partie de l’armée est composée d’auxiliaires Askari.

Le Négus dispose donc d’une supériorité numérique écrasante.

Mais cette force est aussi une faiblesse qui pose d’énormes problèmes logistiques. Il faut en effet nourrir, entretenir cette multitude. Un défi qui ne peut guère s’éterniser dans le temps.

D’où le projet initial de Baratieri, qui est de laisser s’épuiser cette immense concentration humaine, laquelle, faute de ressources, ne peut que se disloquer à brève échéance.

Le général Oreste Baratieri et son Etat- Major avant la bataille. 

De la gloire, du panache, Pronto ! 

Dans cette perspective, il est partisan, dans un premier temps, de maintenir ses troupes sur de solides positions défensives.   Pour ensuite passer à l’offensive. Mais à Rome, ce n’est pas du tout comme cela que l’on voit les choses.On veut de l’action immédiate, de la gloire, du panache et surtout pas d’oiseuses tergiversations. Baratieri reçoit l’ordre de marcher à l’ennemi. Sans délai.

Adoua, où a pris position l’armée éthiopienne, est un pays de rocailles, de montagnes difficiles d’accès. Il faut franchir des cols.

Le 29 février au soir, Baratieri décide de frapper par surprise. Il espère surprendre – sur la base d’informations erronées – l’ennemi occupé soi –disant occupé à se ravitailler.

Qui plus est, le lendemain, le 1ermars est un jour de fête religieuse chez les Ethiopiens. 

L’offensive italienne commence donc par une marche de nuit. Baratieri a divisé son armée en quatre colonnes qui chacune, suivant des routes différentes, doit converger et cerner le camp du Négus.

« Sauve qui peut ! » 

La progression est difficile. L’une des colonnes italiennes dirigée par le général Albartone se trompe de chemin et confond le col de « Kidane Mehret » avec celui d’« Enda Kidane Mehret »…

 Il prend finalement position à 7 km de l’endroit prévu par le plan. 

Les quatre colonnes supposées se couvrir les unes les autres lors de l’attaque du camp à l’aube, se trouvent en réalité pour certaines d’entre elles, totalement isolées.

A 6 heures 30, Albartone passe, seul, à l’attaque. A 8 heures 30, il est déjà contraint d’appeler au secours des renforts. Qu’on lui envoie, mais qui eux-mêmes se trouvent vite encerclés par les Abyssins. Les combats sont furieux, on se bat au corps, à la baïonnette, mais dès 9 heures 30, la colonne Albartone submergée est contrainte de battre en retraite.

Retraite qui très vite, prend la forme d’un « sauve qui peut » désespéré.

Dès lors, il n’y a plus de dispositif italien. Une à une, les colonnes italiennes se font tour à tour massacrer.

« Pour qui se prend-elle celle-là ? » 

Lorsque le soleil se couche, il n’y a plus de force militaire italienne dans la région. C’est un désastre absolu. Les italiens ont perdu 10 500 hommes tués ou blessés, 2 500 prisonniers et toute leur artillerie. Sur les six officiers supérieurs du corps expéditionnaire, cinq ont été mis hors de combat. Trois tués dont deux généraux. L’infortuné  Albertone est fait prisonnier. UN dernier général est sérieusement blessé. 

Côté éthiopien, les pertes sont estimées entre 5 000 et 7 000 morts et 8 à 10 000 blessés. La bataille d’Adoua n’a donc rien d’une escarmouche. Pour le Négus, cet éclatant succès lui confère un immense prestige. Il n’a alors qu’un mot à dire pour que son armée fonde sur la colonie italienne d’Érythrée. Ce qu‘il se garde avec prudence de faire.

A Rome, la nouvelle de la déroute de son armée parvient le 2 mars.  C’est la date retenue depuis par l’Ethiopie pour célébrer sa fête nationale. En Italie, c’est un séisme dans l’opinion qui provoque aussitôt la chute du gouvernement. Cette première guerre italo-éthiopienne va marquer durablement les esprits.

A l’exemple de cette formule populaire, encore employée aujourd’hui, pour désigner une femme trop autoritaire ou à qui l’on reproche de trop « porter la culotte ». « Ma chi si crede di essere quella là, la regina Taitù? » (Pour qui se prend-elle celle-là ? La reine Taytu ?

Première victoire définitive d’une nation africaine face à l’armée d’un Etat européen, Adoua contraint l’Italie à renoncer à ses prétentions coloniales sur l’Ethiopie. C’est le sens du traité d’Addis-Abeba signé entre les deux Etats le 26 octobre 1896 et rédigé cette fois en français et en amharique. Mais  en matière de relations internationales le « définitif » a bien souvent un caractère très provisoire. 

En octobre 1935, Mussolini, lors d’un discours enflammé, annonce sa décision d’envahir à nouveau l’Ethiopie : « Oh Ethiopie ! Nous patientons depuis 40 ans, maintenant ça suffit ! ». La deuxième guerre italo-éthiopienne débute