Longtemps à la tète d’un « centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam » financé par le gouvernement, Dounia Bouzar vient de tourner la page de cette collaboration avec le gouvernement, profondément choquée par la proposition d’inscrire la déchéance de la nationalité pour les djihadistes. Elle a expliqué qu’elle compte poursuivre ses recherches dans un cadre qui reste à définir. Son entourage parle de la création d’une « école de déradicalisation en collaboration avec une institution, probablement une université ».
Dans le cadre d’un master réalisé en 2016 à Paris 8 sur « l’imprévisible passage à l’acte des nouveaux djihadistes français », Amine Remache a pu s’entretenir avec Dounia Bouzar sur le bilan de son action.
Amine Remache. Quelles raisons poussent les djihadistes français au passage à l’acte ?
Dounia Bouzar. Dans le rapport de 2016, nous avons classifié au moins six motifs d’engagement différents. C’est-à-dire que la spécialité des recruteurs djihadistes de Daesh, ou d’El Nosra depuis 2014, est d’individualiser leurs embrigadements. Justement, par rapport à l’ancien embrigadement d’el Qaïda, ils adaptent l’idéologie djihadiste au profil psychologique et social des jeunes. Donc, ils n’embrigadent pas de la même façon, et ils ne font pas miroiter le même mythe pour les inciter à les rejoindre. La différence entre les recruteurs de Daesh et d’el Nosra, et les anciens recruteurs traditionnels d’el Qaïda est que depuis 2014, on a des recruteurs qui arrivent maqués par internet, et qui utilisent massivement l’outil de la toile pour faire parler le jeune, pour cerner son profil à la fois psychologique, social, culturel et convictionnel, et ensuite individualiser l’embrigadement.
C’est à dire qu’ils vont adapter l’idéologie djihadiste à ce profil et vont proposer des mythes qui vont être des motifs d’engagements différents. Ils vont proposer, Par exemple, au jeune qui a posté sur son réseau social qu’il voudrait un monde plus juste, et qu’il voudrait s’engager pour plus de justice, un mythe qui consiste à lui faire croire que Daesh construit un monde de justice, dans lequel il n y a pas de pauvres, et où il y a une solidarité, et une fraternité. Au jeune qui a besoin de se venger, et qui a été victime de stigmatisation, ou de discrimination, on va proposer un motif d’engagement en lien avec ce sentiment etc. Il y a une adaptation du motif d’engagement au profil du jeune, et c’est en ça qu’il y a une différence avec les anciens recrutements.».
Amine Remache. La radicalisation est-elle sociale ou religieuse ? Ces jeunes passent à l’acte parce qu’ils sont animés par une idéologie salafiste? D’autres facteurs notamment sociaux les poussent-ils à l’extrême ?
Dounia Bouzar. Ce n’est pas comme ça que ça se joue, du tout. La radicalisation a plusieurs étapes. C’est-à-dire, il y a des jeunes qui n’ont pas conscience de se radicaliser et qui se radicalisent parce qu’ils sont en lien avec des interlocuteurs, notamment sur la toile, et qui vont avoir une approche émotionnelle anxiogène vis-à-vis d’eux. Ils vont classer le jeune dans une vision du monde où il doit se méfier de tous les adultes qui l’entourent : de ses parents, de ses professeurs, des médias, des éducateurs, de tout le monde. Ils lui font croire que tout le monde lui ment, que ce n’est pas que du mensonge, et qu’il y a bien des sociétés complotistes qui gardent le pouvoir pour elles, et qui veulent empêcher les gens d’être réveillés ou d’avoir du discernement. L’embrigadement commence, donc, par une procédure, où on va profiter de la vulnérabilité du jeune, car souvent le jeune est à un moment de sa vie vulnérable ; soit quand il perd quelqu’un, soit il a plus d’espoir, soit il a des relation difficiles, soit il a des problèmes avec ses parents, etc. comme chez tout adolescent, Il y a toujours une vulnérabilité soit psychologique, soit sociale, soit les deux, et il y a une concomitance entre cette vulnérabilité et la rencontre du discours. L’embrigadement radical commence par une approche anxiogène des recruteurs qui ne disent pas leurs noms. Après, et une fois que le jeune n’a plus confiance en personne, et qu’il devient de type paranoïaque, les recruteurs vont utiliser des versets de ruptures, en les enlevants de leurs contexte. Par exemple, les versets qui disent qu’il faut se méfier des juifs et des chrétiens, et que ceux-là ne seront satisfaits que quand le musulman aura abandonné son islam. Tous ces versets, qui sont enlevés du contexte de Médine, vont être pris pour que le jeune se méfie encore plus des autres. Il va donc y avoir l’utilisation de l’islam mais dans l’optique de renforcer la grille paranoïaque du jeune qui ne fait plus confiance à personne. Une fois que ce jeune a cette approche anxiogène, musulmane et non musulmane, et qu’il se méfie, ils (les recruteurs) ils lui proposent des solutions dysfonctionantes pour s’enfuir de ce monde corrompu. Ces solutions vous les connaissez : se séparer des autres, fuir la terre de kuffar (de mécréance), ou régénérer la terre de mécréance avec une confrontation finale donc : passer à l’acte. Si je dois répondre à votre question, Ce sont plusieurs étapes qui passent de mettre le jeune dans un monde de paranoïa à des solutions qui mènent au passage à l’acte. Ce n’est ni social, ni religieux. C’est une rencontre entre la vulnérabilité du jeune avec un discours totalitaire qui utilise des techniques de dérives sectaires, qui utilise l’islam et qui va donner au jeune un motif d’engagement auquel il va croire »
Amine Remache. Quel rôle joue la famille dans la radicalisation des jeunes ?
Dounia Bouzar. En général, la famille est celle qui sauve la vie du jeune, en tout cas dans les familles qui appellent le numéro vert. C’est la famille, qui voit la différence entre l’islam et la radicalisation, qui appelle. Ces familles ne sont pas forcément musulmanes, elles peuvent être de toute confession. Selon les chiffres officiels, sur 13000 signalements on retrouve 40% de jeunes qui ne viennent pas de familles musulmanes. Nous, dans le CPDSI, on a beaucoup de famille non- musulmanes qui appellent aussi pour qu’on déradicalisent leur jeunes. Des fois, ce sont des familles athées, des familles chrétiennes, et même quelques familles juives. Donc, c’est très diversifié. ».
Amine Remache. Quel est le rôle des réseaux sociaux et des mosquées dans la radicalisation ? L’un a-t-il plus d’impact que l’autre ?
Dounia Bouzar. Parmi les 1075 jeunes qu’on a déradicalisé, il y a zéro jeune ayant fréquenté un vraie groupe musulman avant, il y a 10% de jeunes qui sont passés par la mosquée, et qui connaissent la moquée, et il y a zéro jeune ayant fréquenté des groupes proches des frères musulmans. Par contre, il y a un jeune sur deux, soit 50% des jeunes, qui ont écouté un imam qui se dit salafiste sur YouTube. En fait, quand le jeune écoute un imam dit « salafiste » sur You Tube, souvent il prend l’habitude d’être dans le suivisme. Il ne va pas penser son islam lui-même, va se référer à son groupe, et c’est le groupe qui va lui apprendre ce que l’islam dit. Souvent on perçoit des jeunes qui ont un peu remplacé le raisonnement par la répétition, et le mimétisme. C’est bien ça le problème de ces imams « You Tube », on a l’impression que le jeune peut passer d’un groupe à l’autre. Il a tellement l’habitude de se référer à son groupe, c’est tellement le groupe qui lui dicte la conduite à tenir pour avoir la foi, que certains groupes qui sont piétistes peuvent, quand même, rendre fragile le jeune qui change de groupe sans s’en apercevoir. Il passe du groupe salafiste piétiste au groupe djihadiste, sans vraiment voir la différence, du fait qu’ils soit tous le Qamis, qu’ils aient les mêmes références, et les mêmes discours sur l’incompatibilité des lois humaines et des lois de Dieu, et qu’ils aient tous l’impression qu’on ne peut pas vivre dans un pays de kuffr (mécréance). Cette similitude fait que quand le jeune a l’habitude d’un groupe qui lui dicte sa conduite, et qu’il a les mêmes références, il peut passer d’un groupe salafiste piétiste à un groupe djihadiste, même si le salafiste piétiste condamne Daesh, et Daesh condamne le salafiste piétiste. Il (le jeune) peut passer d’un groupe à l’autre, à cause de ces références similaires et de cette habitude de suivre le groupe.».
Amine Remache. Qu’en est-il des convertis ?
Dounia Bouzar. Il n y a pas des particularités des convertis. En fait, c’est presque tous des « convertis ». C’est rare qu’on trouve un jeune qui connait bien son islam, qui a une bonne instruction religieuse et qui se fait embrigader. Souvent ce sont des jeunes qui ne connaissent pas bien leur religion. Même quand les parents sont maghrébins, soit ces parents ne pratiquent pas beaucoup, soit ils n’ont pas transmis leur instruction religieuse à leur enfant. Il y a quelques parents qui pratiquent, mais souvent leur enfant leur reproche de ne pas lui avoir transmis. Moi j’assiste à des conflits pendant la déradicalisation, où le parent gronde en disant : «pourquoi tu as été sur internet ? Tu n’avais qu’à me demander ! ». L’enfant répond : « mais toi tu t’en foutais de moi ! Tu voulais le paradis pour toi tout seul ! Tu ne m’as rien appris. Moi, je ne sais même pas faire la prière, tu ne m’a jamais rien dis ! » .C’est souvent rare que les parents pratiquent l’islam. Ils (les jeunes) se voient donc tous comme des convertis, même quand ils sont maghrébins, même quand ils s’appellent Mohammed, ils se nomment eux-mêmes « convertis ». C’est très rare qu’ils aient une famille qui pratique sauf, parfois, pour les handicapés. Les jeunes issus de familles musulmanes pratiquantes que j’ai connues sont des jeunes handicapés qui ont quand même été embrigadés ; ils avaient le plus souvent un handicap psychique. Entre Le processus des vrais convertis, qui ne sont pas maghrébins, et qui n’ont pas de parents musulmans, et des femmes et des hommes qui ont des parents musulmans, honnêtement, il n y a pas de système de différenciation, dans la mesure où, comme je vous l’ai dit, les recruteurs vont les faire parler et vont leur proposer quelques chose qui correspond à leur psychisme. Si le converti est une fille qui a été abusé sexuellement, ou qui a été très déçue par les hommes, ils vont lui miroiter l’idée que le système de Daesh est un système qui protège énormément les femmes, et que le djihadiste est un homme bon, qui se sacrifie pour aller sauver les enfants gazés par Bachar El Asad. Ils vont, donc, lui faire miroiter la protection. Si c’est une fille qui voulait faire assistante sociale ou infermière, ils vont lui faire croire que, là-bas, elle va pouvoir sauver les enfants gazés par Bachar el Asad. Donc, qu’ils soient convertis, d’origine italienne, yougoslave, française, bretonne, maghrébine ou africaine, que les parents soient musulmans ou pas, ça ne change pas grand-chose si ce n’est que quand ce sont des musulmans ils vont très vites utiliser des versets ou des hadiths, et ils vont plus vite parler au nom de Dieu. Si c’est un non musulman, ils vont lui parler plus longtemps de l’injustice, du massacre des musulmans, du fait que les sociétés secrètes nous font manger des produits chimiques, qu’elles nous intoxiquent et de toutes ces choses qui ne sont pas liées directement à l’islam. C’est la seule différence. »
Amine Remache. Quel rôle jouent les femmes dans la radicalisation ?
Dounia Bouzar. Les motifs d’engagement des femmes sont différents. Il y a souvent « mère Theresa ». C’est-à-dire le motif de l’humanitaire. On leur fait miroiter que là-bas elles vont sauver les enfants gazés par Bachar El Asad, ce qui n’est pas vrais, puisqu’une fois là-bas, elles sont enfermées, et doivent se marier avec le premier venu et faire des enfants. Sinon, on leur fait également miroiter « Daesh Land ». C’est un mythe à travers lequel on leur fait croire que là-bas c’est un monde utopique de fraternité et de solidarité. C’est comme si là-bas les valeurs de la république étaient abdiqués pour de bon, grâce à la soumission à Dieu. Beaucoup de filles partent donc pour « Daesh Land », un monde de solidarité et de partage, où il n y a pas de pauvres, et où « mère Theresa » pourrait faire de l’humanitaire. Il y a aussi ce qu’on appelle nous « la belle au bois dormant », c’est-à-dire celle qui est à la recherche de la protection, avec un prince qui va la protéger. »
Amine Remache. Enfin de quoi la déradicalisation des djihadistes français est-elle révélatrice ? Sur quelles incohérences repose-t-elle ?
Dounia Bouzar. En fait, vous déradicaliser quelqu’un quand vous lui faites comprendre que son engagement chez Daesh ne correspond pas à son motif d’engagement premier, et que pour être fidèle à son motif d’engagement et ce qu’il voulait changer, ce n’est pas Daesh qui va répondre à ce besoin mais bien à un autre type d’engagement. C’est-à-dire, vous déradicaliser quelqu’un en lui montrant l’incohérence entre ce que Daesh lui a dit, et ce que Daesh fait pour de vrais. Si par exemple on fait miroiter au jeune le fait que là-bas il y a la fraternité, le repenti qui va nous aider à le déradicaliser, va lui expliquer que ceux qui ont le chauffage et l’hôpital gratuits, sont ceux qui ont fait allégeance à Daesh. Les autres n’ont, ni le chauffage, ni l’hôpital, ils sont même tués. Et même s’il s’agit d’enfants, si les parents n’ont pas fait d’allégeance, ceux-là seront tués. La fraternité n’est que pour ceux qui se soumettent à l’esprit totalitaire. Celui qui veut sauver les enfants gazés par Bachar El Asad, on va le déradicaliser on lui montrant que, là-bas, il n y a personne qui sauve les enfants gazés par Bachar El Asad, parce que, si les parents n’ont pas fait allégeance à Daesh, tout le monde s’en fou ; Ils vont les laisser mourir. La déradicalisation se repose sur le fait de montrer au jeune les incohérences entre ce qu’il voulait, c’est-à-dire la propagande, le rêve, et l’idéal qui lui ont fait miroiter, et la réalité de leurs projets (Daesh) là-bas sur place. C’est comme ça que le jeune comprend qu’il a été floué, que ce n’était pas le bon engagement, et que s’il voulait faire de l’humanitaire, il serait mieux qu’il s’inscrive dans une association humanitaire. Cela se fait avec des repentis, parce qu’il faut des gens qui ont vraiment vu la réalité de Daesh. ».