« Tenue de soirée exigée » peut-on lire sur le carton d’invitation à ce « rendez-vous exceptionnel » au Pavillon Wagram. Avec ses 800 mètres carrées sur trois niveaux, ses baies vitrées art déco ouvertes à la lumière du jour et à une vue imprenable sur l’Arc de Triomphe, le pavillon est une des salles les plus huppées de l’événementiel parisien, « l’espace par excellence dédié aux entreprises et aux particuliers exigeants ». Le soir dit, une foule d’élégants barbus et de femmes en drapés chatoyants se presse aux portes de la salle de réception. Ils sont plus de 350 à prendre place aux tables nappées de blanc qui accueillent le dîner gala annuel de soutien du CCIF, le Collectif Contre l’Islamophobie en France. On reconnait aux premières loges quelques personnalités médiatiques : Mireille Fanon-Mendès France, Pascal Boniface, Rokhaya Diallo, Alain Gresh ou encore Houria Bouteldja la porte parole du Parti des indigènes de la République. Mais la plupart des invités qui ont payé les 200 euros d’inscription sont les anonymes d’une petite beurgeoisie parisienne mobilisée autour du CCIF depuis 2003.
Enfants du numérique et du coran
Voici treize ans, ce collectif qui dit n’appartenir à aucun courant politique ou religieux s’est créé sous le nom d’« Association de défense des droits de l’homme » pour réagir à la montée des déclarations hostiles aux musulmans dans l’espace public. Pas question de devenir les otages passifs des passions politico-médiatiques. Comme le souligne les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat auteurs d’un ouvrage très documenté sur l’islamophobie, « Ce n’est donc pas un hasard si les fers de lance de la lutte contre l’islamophobie sont nés en France, souvent diplômés, acteurs associatifs et qu’ils maitrisent notamment l’outil numérique. Ils ont créé un véritable espace alternatif de mobilisation contre l’islamophobie. C’est une génération qui a retenu les leçons des échecs des précédentes luttes de l’immigration, qui mise sur l’indépendance, se saisit de l’arme du droit et de la communication. » En treize ans d’existence, le collectif qui compte 700 adhérents et 8 antennes régionales, a réussi à mettre en œuvre une stratégie médiatique performante, en pointe pour défendre une présence musulmane dans la société civile au-delà des questions de culte. Que le patron de l’UMP, Jean François Copé, dénonce qu’un collégien puisse se faire arracher des mains son goûter pendant le ramadan, le CCIF organise une distribution gratuite de pains au chocolat à la gare Saint_Lazare, le 10 octobre 2012. Que Marine Le Pen compare les prières de rue à une nouvelle occupation, le collectif dépose plainte le 31 janvier 2011 et obtient la levée de l’immunité parlementaire de la députée européenne. Que le Figaro s’en prenne le 23 juillet 2013 à un « collectif contre l’islamophobie aux méthodes contestées », le journal est poursuivi pour diffamation et condamné. Mais le CCIF s’est surtout fait connaître par le sérieux du rapport annuel qu’il publie sur un bilan et une cartographie des actes islamophobes. Son réseau national qui s’appuie sur les nouvelles technologies – en particulier une application pour smart-phones et tablettes – lui permet d’être alerté en temps réel, d’apporter une assistance juridique aux victimes et de mobiliser les soutiens. Ces derniers se multiplient, et au-delà des adhérents et des donateurs qui peuvent bénéficier d’une déduction fiscale – le CCIF a été reconnu comme association d’intérêt général en juin 2011 – ce sont aussi certains poids lourds de la finance qui lui apportent leur aide. Mais c’est d’abord la qualité du travail du CCIF qui en fait un partenaire incontournable des institutions. Ses statistiques font référence auprès du conseil de l’Europe, de l’Agence des Droits Fondamentaux (FRA), ou de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération. Même l’ONU reconnait la qualité du travail du CCIF qui peut se prévaloir d’un statut Consultatif au sein du Conseil Economique et Social. Ajoutons que la méthodologie du CCIF a été exportée dans plusieurs pays européens pour établir une plateforme statistique contre l’islamophobie.
La montée en puissance
La visibilité du CCIF est d’abord le fait de son parte parole entre 2010 et 2014, Marwan Mohammed. Né en 1978, ce franco-égyptien enfant de la Goutte d’Or est un petit génie de la statistique. Il travaille comme trader sur les marchés de la finance pendant cinq ans avant de quitter la banque pour s’investir dans le milieu associatif. Depuis septembre 2014, il est conseiller auprès du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme. Et personne ne s’étonnera que le CCIF bénéficie encore de son réseau. On comprend dès lors que le parti socialiste se soit fait représenter par sa porte parole Corinne Narassiguin au diner gala du 29 mai 2015. Elle est assise à la table d’honneur en compagnie du président du CCIF et de l’émissaire de « la première banque et assurance islamique de France » qui s’engage à reverser une partie de ses bénéfices au collectif.
L’islamophobie, un gros mot
Quelques jours plus tôt, au grand dam de Manuel Valls, alors Premier ministre, qui n’a jamais prononcé le mot, la rue de Solferino a voté à 60% des voix une motion reconnaissant la réalité de l’islamophobie après des années de valse hésitation. Le diner gala est une sorte de vente de charité avec des enchères concernant des tableaux comme d’autres lots. Soudain dans cette kermesse apparait le visage d’un homme qui met en jeu un déjeuner en sa compagnie. On reconnait Tarik Ramadan, « le Georges Clooney de l’Islam », selon l’animateur de la soirée qui ne manque pas d’humour.
Il faudra compter, demain, avec cette nouvelle identité musulmane, qui oscille entre militantisme, citoyenneté et religion. L’influence de ces nouveaux notables pieux a anéanti, depuis longtemps, le capital de confiance que les beurgeois de la République ont fait mine de posséder dans les quartiers délaissés de la République française.