Algérie, journées noires à Ghardaïa

De violents affrontements ont fait plus de vingt de morts dans la région de Ghardaïa à 600km au sud d’Alger. Cette zone est le théâtre régulier de heurts sanglants entre communautés mozabites berbères et chaâmbas arabes. Retour sur l’origine de ces fractures

Berriane, petite ville à l’apparence paisible, plantée tel un palmier sur la mythique Nationale 1 qui relie Alger et la Méditerranée à In Guezzam et le Niger sur 2500 kilomètres. Cette artère primordiale du pays traverse Berriane du Nord au Sud au PK550 et coupe la ville en deux parties Est et Ouest. D’un côté les Mozabites, Berbères de rite musulman ibadite et les Chaâmbas, Arabes de rite musulman sunnite malékite, qui s’affrontent régulièrement. Des brigades de police sont stationnées en permanence au centre de la ville sur la Nationale 1 depuis des années et les autorités, lassées de voir cette route importante souvent coupée, ont même construit une petite déviation pour éviter Berriane et Ghardaïa, chef-lieu de la wilaya (département), 50 kilomètres plus au Sud.

Centre Ibadite

C’est dans cette petite ville de Berriane que se sont installés il y a plus de 1000 ans les Beni Mzab, ou Ait Mzab en Berbère, chassés du Nord tant par les Chiites que les Sunnites pour cause d’Ibadisme, doctrine distincte et du Chiisme et du Sunnisme. Pour se déplacer ensuite à Ghardaïa et attirer tout le reste de la communauté éparpillée sur l’ensemble de l’Afrique du Nord. C’est dans cette chabka inhospitalière, ainsi dénommé ce vaste réseau de collines sèches et de vallées qu’il faut creuser patiemment pour tirer un peu d’humidité, que la ville devient le centre Ibadite. Les Chaâmbas, d’une tribu d’éleveurs arabes arrivent bien plus tard et s’y installent, la cohabitation se déroulant plus ou moins bien sur des règles précises définies de part et d’autre.

Mais régulièrement dans l’histoire, pour des histoires de terre, d’eau, de prérogatives ou d’actes de racisme, les Mozabites et Chaâmbas en viennent aux mains, faisant souvent des morts, mais jamais comme ces derniers temps. Pour la seule journée noire du 8 juillet, plus de 20 morts sont comptabilités, une centaine de blessés, des hommes brûlés vifs dans leurs voitures et des maisons incendiées. Surtout, l’usage pour la première fois d’armes à feu. Ce qui a alerté les autorités, accusées de laxisme depuis de longs mois et d’avoir laissé la situation dégénérer. Dans la région de Ghardaïa, il n’y a pas de pétrole.

Un mercredi en Algérie

Guerrara, petite ville à 50 kilomètres à l’Est de Berriane, 4 heures du matin en ce 8 juillet. Prière du fedjr, la première, celle de l’aube qui honore le soleil levant. Il fait déjà 30° à cette heure et la température va rapidement monter à 50. Mais si l’heure de la prière est la même pour les deux communautés, les mosquées ne le sont pas, chacun prie dans la sienne, pour cause de rites différents. Tout s’enflamme à la sortie, croisement et vengeance de la veille où des morts ont été dénombrés, dont un enfant brûlé vif (par accident semble-t-il), ainsi que plusieurs victimes des semaines passées.

La guerre fait rage et les bilans sont incertains, on parle de découvertes macabres, des hommes des deux camps sont retrouvés morts dans des chantiers. Les heurts se propagent à Berriane et Ghardaïa. De la capitale Alger, le ministre de l’intérieur descend à Ghardaïa, suivi par le commandant de la région militaire de Ouargla, capitale de la préfecture du pétrole, 200 kilomètres à l’Est de Ghardaïa. Sur ordre de l’intérieur, les policiers ont quitté la ville, dépassés par l’ampleur de la confrontation pendant qu’à Alger, une manifestation de soutien aux Mozabites de Ghardaïa est méchamment réprimée par la police et se réfugie à la Maison de la Presse, siège de plusieurs quotidiens nationaux. L’après-midi, le président Boutelika sort de sa torpeur et convoque une réunion de crise, ordonnant à l’armée de se charger des opérations de sécurité à Ghardaïa. Le Premier ministre, le Chef d’état major et tout le premier cercle sont extirpés de la sieste en cette canicule qui a atteint les 40° dans la capitale pour cette dernière semaine de ramadan. A quelle heure on mange ?

Sortez, sortants !!

Très entreprenante, ce qui attise la jalousie des autres, c’est le commerce qui fait vivre la communauté mozabite en dehors de l’agriculture, dans cet endroit particulièrement reculé. Florissant et millénaire, le commerce est à tel point important que quand un magasin mozabite est fermé, la Azzaba, conseil des sages, va voir le propriétaire pour lui demander ce qui se passe, de l’aider le cas échéant, n’admettant pas qu’un espace commercial soit inutilisé. C’est tout naturellement qu’au début des hostilités il y a un an et demi, les Chaâmbas ont attaqués les magasins mozabites, qu’ils ont brûlés et taggé  de « khaouredj ekherdjou », c’est-à-dire « sortants, sortez », référence à leur appellation par les autres Musulmans, littéralement « les sortants », autrement dit déviants, par rapport à l’Islam en vigueur en Algérie.

« Retournez à Oman », disent encore d’autres tags, cette fois-ci allusion à l’origine du Ibadisme, courant dominant à Oman dans le Golfe persique, alors que les Mozabites sont des Berbères  d’Afrique du Nord. Les griefs sont nombreux des deux côtés, encouragés pour les Chaâmbas par un climat d’hostilité ambiante aux minorités religieuses et au particularisme ibadite, relayés par des imams salafistes, des médias islamistes et dans une certaine mesure par l’ancien ministre des affaires religieuses qui a plusieurs fois fustigé les « sortants » sans nommer les Mozabites.

Berbères contre Arabes, Ibadites contre Malékites, riches contre pauvres, endogènes contre allogènes, les clivages, plus ou moins réels, recoupent aussi des problèmes sociaux-économiques, d’extensions de terres et même des griefs historiques. Les Mozabites étant accusés d’avoir collaboré avec la France pendant la colonisation, les Chaâmbis d’avoir aidé la France à s’introduire dans le Hoggar pour soumettre l’indomptable pays des Touareg, autre faction berbère qui vit 700 kilomètres plus au Sud. Révoltés, les Mozabites accusent même la police, traditionnellement chaâmbie, de ne pas être neutre dans le conflit, les Beni Mzab étant de nature mystique, pacifique et pratiquement autarcique, n’entrent jamais dans la police ni l’armée. Ghardaïa est défigurée, ville classée au patrimoine culturel de l’Unesco, étagée de couleurs multicolores qui a autant inspiré les architectes comme Le Corbusier que Simone de Beauvoir qui l’a décrite comme « un tableau cubiste, magnifiquement construit. » Un joli cube mais qui brûle.

Le ciment de la nation se fissure

Quelques jours après la célébration du 53ème anniversaire de l’indépendance du 5 juillet, les lignes de fractures, plus ou moins visibles, apparaissent. La Kabylie, depuis une décennie, le , très agricole Tidikelt (In Salah, 600 kilomètres au Sud de Ghardaïa) autour de l’exploitation du gaz de schiste qu’elle refuse, et des groupes ça et là, hostiles au pouvoir central. Rien de très inquiétant pour l’instant, même si des franges minoritaires des Beni Mzab, excédées, ont noué des liens avec une autre frange, celle du MAK, mouvement pour l’autonomie de la Kabylie qui revendique l’indépendance, rejoints aussi par une fraction minoritaire des Chaouis, Berbères des Aurès, au Nord Est du pays.

C’est pourtant un Mozabite, Moufdi Zakariya qui a écrit les paroles de l’hymne national algérien pendant la guerre d’indépendance. Mais c’est mal tombé, au même moment, l’armée algérienne annonçait que juste pour le premier semestre de l’année 2015, 102 terroristes ont été abattus, 653 engins explosifs détruits et 150 armes récupérées, principalement au Nord. De son côté, la police vient de faire état de 700.000 Algérien(ne)s ayant manifesté depuis le début de l’année, en augmentation de 62% par rapport à l’année dernière, sans comptabiliser les manifestations hostiles au gaz de schiste.

Pour le pouvoir central d’Alger, installé dans ses certitudes, la situation est difficile, d’autant que les ressources manquent, le baril de pétrole trainant autour des 60 dollars le baril. Il n’est plus question d’acheter la paix sociale, même si le président vient d’ordonner la relance des projets pour la région de Ghardaïa. Pour les Mozabites, déjà chassés du Nord il y a 20 ans, il est hors de question de partir de cette ville du désert qu’ils ont construite, plantant des milliers de palmiers, foré près de 3000 puits et étagé autant de jardins. Le Premier ministre Sellal, qui avait promis pendant la campagne pour le président Bouteflika en 2014 de régler rapidement le problème de Ghardaïa, y est reparti jeudi 9, soit plus d’une année après les affrontements de 2014.

Pour y faire encore des promesses alors que chacun sait que la résolution du conflit risque d’être longue. Les propositions divergent, faut-il construire un mur entre les deux communautés qui ne vont pas se réconcilier de sitôt ? Ou les isoler et déplacer l’une des deux en dehors la vallée du Mzab ? Les analyses divergent aussi, le pays est-il trop grand (le plus grand d’Afrique) ou ses dirigeants trop petits ?