Nouadhibou est une ville qui se meurt. Poumon de l’économie mauritanienne, port dynamique proche de la principale mine du pays et au cœur de l’activité de pêche, la ville n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même, en proie au chômage et à l’insécurité grandissante, malgré une communication étatique fondée sur la mise en avant d’une zone franche supposée dynamiser l’économie de tout le pays.
La Chine, ogre de la pêche mauritanienne
Pour exploiter ses ressources halieutiques, la Mauritanie a recours à des accords et conventions avec certains partenaires. C’est dans ce cadre qu’a été signée, le 7 juin 2010, l’une des conventions les plus polémiques de l’histoire du pays : la convention avec la société chinoise Poly Hondone Pelagic Fishery Co. Ltd ; une filiale d’une autre société chinoise Poly Technology. Les Chinois étaient déjà bien présents dans le pays depuis les années 1990 par le biais de partenariats privés, la Mauritano-Chinoise des Pêches (MCP) ayant permis à des centaines de bateaux chinois de battre pavillon mauritanien à travers des sociétés mixtes.
Les avantages accordés à Polyhondone, l’entreprise chinoise, 80 000 à 100 000 tonnes de poisson par an, la durée de la convention (25 ans) et les facilités d’établissement pour un investissement de 100 millions de dollars seulement ont créé un précédent jamais enregistré dans les annales de l’histoire de la pêche en Mauritanie. Ces « souplesses », sans commune mesure avec celles consenties à un quelconque autre partenaire, recoupent l’accès à la ressource, nombre d’exonérations fiscales, y compris en termes de droits et taxes douanières, la liberté de commercialisation en dehors des circuits établis de la S.M.C.P. (Société Mauritanienne de Commercialisation des Poissons), l’acquisition d’une aire d’implantation gratuite de 60 000 mètres carrés…
Cette convention, qui semble au premier abord n’être signée qu’en vue de l’établissement d’une usine est complétée par le protocole du 7 juin 2010, qui garantit l’accès au poulpe, ainsi qu’au chalut en bœuf… Ce protocole est de fait le document le plus important : c’est lui qui, au-delà de l’établissement d’un « complexe industriel » à Nouadhibou, donne à la flotte chinoise accès au territoire de pêche mauritanien. Il n’a jamais été présenté devant le Parlement lors de la discussion de la Convention. L’événement a soulevé un tollé parmi les députés de l’Opposition et les ONG mauritaniennes qui y ont vu une dilapidation des ressources du pays sur l’autel d’un clientélisme qui ne dit pas son nom.
La société chinoise a été introduite par Mohamed Abdellahi Ould Iyaha, ancien délégué à l’investissement au lendemain du putsch contre le premier président démocratiquement élu dans le pays, en 2007. Elle suscite aujourd’hui encore beaucoup d’interrogations…
La conclusion de ce partenariat sino-mauritanien est intervenu à mi-parcours du premier Accord de Partenariat de Pêche signé entre la Mauritanie et l’Union Européenne (2008-2012). Lors du renouvellement de cet accord en 2012 pour deux ans, cette dernière sera de facto interdite d’accès au poulpe pourtant consenti à Poly Hondone Pelagic Fishery, et les conditions de l’accord sino-mauritanien, tant financières et fiscales qu’en termes de contrainte environnementale ou sociale –contraintes inexistantes-, sont clairement destinés à signifier à l’Union Européenne son éviction pure et simple des eaux mauritaniennes. Comme on l’a vu plus haut, ce n’est qu’au prix d’un long et amer processus de négociations, et en cédant à ce qui s’apparente –comparativement aux conditions accordées aux Chinois- à du racket pur et simple, que l’Union Européenne a sauvé les meubles en juillet 2015 en assurant à sa flotte l’accès aux eaux mauritaniennes pour 4 ans de plus.
Pillage et esclavage
Malgré les avantages comparatifs dont Poly Hondone Fishery a bénéficié au détriment des partenaires traditionnels plus regardants sur les questions de préservation de la ressource, la Chine n’a pas respecté les engagements souscrits notamment pour ce qui est du programme d’investissement (article 2) du protocole se rapportant à l’investissement à terre.
Il était, en effet, prévu que l’investissement à terre (infrastructures) soit exécuté en une seule phase de dix huit mois. Or, cinq ans plus tard, il manque à l’appel :
- une unité de fabrique de farine de poisson.
- l’installation d’un chantier de construction et de réparation d’embarcation de pêche artisanale.
- la création de 2500 emplois (les emplois créés sont aujourd’hui d’environ 700 dont 400 travaillant dans l’usine). La plupart des employés travaillant dans le cadre de la Convention, que ce soit à terre ou en mer, sont en fait chinois.
Pire encore, des témoignages d’employés mauritaniens à l’usine font état d’un travail assimilé à de l’esclavage (plus de 16 heures de travail pour les journaliers et un pointage des jours de travail qui s’arrête le 25 de chaque mois, difficultés de prise en charge des frais de santé…). Pour ces employés, Poly Hondone reste « intouchable » parce que protégée « en hauts lieux ». Enfin, aucun rassemblement syndical n’est autorisé pour défendre les droits sociaux des employés.
Concernant la construction de navires admis à la pêche (article 5), notons que 50 navires de pêche côtière (à l’origine des bateaux de pêche fluviale) n’ont été livrés qu’en 2015 alors que dans le même temps Poly Hondone Pelagic Fishery a bénéficié d’une douzaine d’autorisations pour chalutiers céphalopodiers (1200 tonnes TJB) et autant pour le chalut en bœuf pour la pêche pélagique.
En outre, profitant des avantages fiscaux liés à la convention d’établissement, Poly Hondone achète une importante production de poulpe à terre auprès de producteurs mauritaniens. Toute la production n’est pas connue et l’exportation se fait par le canal de bateaux collecteurs, notamment le La Fayette, réputé plus grand bateau-usine du monde et repéré dans les eux mauritaniennes (2012).
L’Europe hors jeu
En dépit d’une vieille tradition de coopération avec ce pays, l’Union européenne se révèle le dindon de la farce dans son partenariat de pêche noué avec la Mauritanie. La coopération bilatérale entre les deux parties est estimée dans le cadre du 10ème FED (2007-2013) à plus de 209 millions d’euros. Mais de partenaire privilégié, l’U.E. a vite été reléguée au second plan au profit d’une coopération opaque avec les chinois.
Outre ses propres revers de coopération (avantages comparatifs au profit des chinois), l’accord de partenariat de pêche avec la Mauritanie (prolongation 2012-2014 de l’APP 2008 et nouvel APP 2015-2019) révèle au grand jour les dysfonctionnements des objectifs des APP (développement sectoriel et durabilité de la ressource), les difficultés de leur évaluation et surtout un énorme déficit de transparence de gestion des fonds alloués.
305 millions d’euros ont ainsi été alloués par l’U.E. sur quatre ans (2008-2012) en contrepartie de l’accès de navires européens aux zones de pêche en Mauritanie, puis 110 millions € par an sur 2012-2014 –rappelons que le nouvel accord prévoit 59 millions € par an sur 4 ans –mais sans compter la participation privée, incluse auparavant et calculée différemment dans le nouvel accord, selon la production.
Ces montants servent surtout à couvrir des dépenses de fonctionnement (surveillance et « recherche scientifique ») et n’ont aucunement servi jusqu’ici à la construction d’infrastructures de base pourtant indispensables pour le développement du secteur.
Enfin, la question de la transparence relative à l’utilisation du fonds d’appui européen au secteur des pêches en Mauritanie a encore ressurgi en octobre 2014 lors de la rencontre entre les deux parties à Bruxelles pour le 1er round de renégociation de l’accord 2012-2014. Comme vu ci-dessus, les Européens se sont à cette occasion montrés moins compréhensifs sur l’affectation d’une enveloppe de plus de 25 millions d’euros pour lesquels les autorités mauritaniennes n’ont pas pu produire de justificatifs (dépollution des épaves, cf. plus haut). Ils ont été jusqu’à exiger des explications (seuls 10 millions d’euros ayant servi à construire un patrouilleur par les Chinois encore eux à l’issue d’un marché attribué dans des circonstances aberrantes par l’ex-commission centrale des marchés publics), mais ne se sont pas pour autant retirés des négociations en vue du nouvel APP finalement signé en juillet 2015.
Corruption à tous les étages
La suspicion de mauvaise gouvernance du secteur a très certainement été renforcée par les déclarations ostentatoires d’enrichissement de l’ancien premier responsable de la Surveillance des pêches (2009-2013), le Colonel Cheikh Ould Baya, faisant étalage dans un meeting politique d’une fortune de plusieurs dizaines de milliards d’ouguiyas « légalement » acquise à la tête de la D.S.P.C.M. (Délégation à la Surveillance des Pêches et du Contrôle en Mer).
Mieux, le colonel Cheikh Ould Baya, atteint par la limite d’âge, a été parachuté depuis Conseiller du ministre des pêches chargé de diriger les négociations de pêche avec l’U.E. C’est bien lui qui a présidé le 10 juillet dernier la séance de signature du nouvel APP, marquant ainsi son territoire face aux Européens humiliés, et alors que chacun connaît ses pratiques : au-delà de l’enrichissement dont il se vante et de son rôle dans l’octroi de l’accès à la zone de pêche nationale aux Chinois de Polyhondone dans des conditions pour le moins opaques, Cheikh Baya a récemment étendu son influence au-delà des eaux mauritaniennes puisqu’il a été élu haut la main maire de Zouérate, la capitale historique de l’industrie minière (fer extrait par la SNIM -Société Nationale des Industries Minières), faisant ainsi main basse sur un nouveau « joyau » national. Gageons qu’il saura en tirer un maximum de profit.
Depuis qu’il est à ce poste, des mesures visant à « domestiquer » le secteur au profit de son sérail ont été prises à tous les niveaux. L’ex-Colonel met vite hors jeu Mohamed Abdellahi Ould Iyaha, homme de Poly Hondone Pelagic Fishery et depuis de Tasiast filiale de Kinross pour l’Or, pour conforter son statut à la fois vis à vis des Chinois, des Européens, du palais présidentiel et des autres acteurs en particulier russes. Tout passe désormais par cet homme qui a, par ailleurs, investi dans les hydrocarbures, le bâtiment, le foncier, la sécurité (société de gardiennage M.S.P.)…
Sous sa houlette une circulaire a été émise empêchant toute société de consigner plus de 10 navires. Une manière de redistribuer les licences au profit du sérail, et de régler des comptes avec les consignataires récalcitrants à la gestion « personnalisée » du secteur (mise en place à l’époque de la D.S.P.C.M.). Les navires russes épinglés au Sénégal seront ainsi consignés en Mauritanie par des hommes qui lui sont proches et des navires islandais battant pavillon russe écument aujourd’hui impunément les eaux mauritaniennes.
Certains pêcheurs évoquent aussi la présence de « bateaux fantômes protégés » –i.e. sans pavillon- : à bord on parle russe. A qui profite leur pêche ?
C’est dans ce contexte anarchique que des entreprises espagnoles tentent aujourd’hui de contourner le blocages des renégociations de l’APPU.E.-R.I.M. pour mettre en place des sociétés mixtes privées avec des hommes souvent bien introduits auprès de…l’ex-colonel Baya, Conseiller Pêche, maire de Zouérate, et heureux négociateur en sous-main de licences de 5 ans attribuables à des navires espagnols qui voient là une opportunité de contourner, contre rançon, les restrictions du nouvel APP européen 2015-2019.
L’environnement aux oubliettes
Au-delà de la surexploitation des ressources dépassant aujourd’hui, en l’absence des chalutiers européens, les taux permissibles pour la majorité des pêcheries (céphalopodes et pélagiques), la biomasse liée à l’écosystème marin de Mauritanie n’a jamais autant subi de pression.
À cet égard, les conclusions du dernier rapport scientifique conjoint U.E.-Mauritanie sont sans appel : toutes les espèces commercialisées ont atteint des stades critiques –c’est le cas de la sardinelle, en raréfaction avancée. Certaines espèces protégées comme le Fou de Bassan (pêché et mis en boite à volonté par les Chinois en Mauritanie les jours de mauvaise pêche, voir plus haut) ne sont plus épargnées.
Par ailleurs, frappées en 2015 par une marée noire dont l’origine n’a pas encore été identifiée, les côtes mauritaniennes ont également subi récemment la présence de bateaux toxiques comme le King Dory (voir l’alerte lancée par Greenpeace fin 2014 et début 2015 sur la présence au Sénégal et en Mauritanie de ce bateau-poubelle).
Aujourd’hui encore et malgré le financement en avril 2011 par l’U.E. sur fonds STABEX (outil du F.E.D. , le Fonds Européen de Développement) à concurrence de plus de 25 millions € (cf. plus haut), ni l’enlèvement d’épaves sur le chenal d’accès au port de Nouadhibou ni le traitement du fréon récupéré sur les épaves n’ont été réalisés par les autorités mauritaniennes, qui avaient pris l’engagement de l’enfouissement du fréon et peinent à se justifier depuis février 2013 quant à l’utilisation de l’enveloppe en question.
Ecosystèmes en danger
La contribution de Poly Hondone dans la pression exercée sur les ressources est communément dénoncée. Les pêcheurs artisans témoignent sans cesse de la concurrence que leur livre la flotte de chalutiers de la société. Le constat de surexploitation des céphalopodes est aussi confirmé par l’I.M.R.O.P. (Institut Mauritanien de Recherches Océanographique et des Pêches) qui indique qu’en dépit de l’absence de la flotte européenne, la surexploitation du poulpe n’a pas baissé en intensité. Il en est de même pour les petits pélagiques (sardines, sardinelles, chinchards, maquereau…) : la production de Poly Hondone et Inimer, estimée à plus de 200 000 tonnes, pourrait « modifier en profondeur les conditions d’exploitation des petits pélagiques en Mauritanie ».
A ces deux producteurs s’ajoutent également 400 000 tonnes produits de la pêche artisanale et côtière (18 usines de fabrique de farine de poissons).
« Dans un contexte global de pleine exploitation voire de surexploitation pour la sardinelle ronde et les chinchards, ces niveaux de capture posent des questions de soutenabilité » conclut le C.S.C. (Conseil Scientifique Consultatif), composé de scientifiques mauritaniens et européens.
De plus, et selon une étude de l’I.M.R.O.P. (Institut mauritanien des recherches océanographiques et des pêches), les chalutiers céphalopodiers qui affectent déjà les écosystèmes marins et les coraux (Atlas des Zones vulnérables) capturent 350 espèces accessoires, les crevettiers 206 espèces, et les merlutiers 121, surtout des juvéniles.
Une forte partie de ces « espèces accessoires» est constituée de requins, de raies ou encore de tortues de mer.
Au rythme de cette surexploitation effrénée et mercantiliste des ressources, le secteur des pêches en Mauritanie risque le sinistre complet à moyen terme. Les Européens ont-ils manqué l’occasion d’imposer un changement de cap lors des négociations du 1er semestre, et en acceptant de signer un accord à nouveau aussi défavorable à leurs intérêts d’abord, aux principes du développement durable ensuite ?