La France organisera, le 4 août, une nouvelle conférence internationale sur le Liban, confronté à la pire crise socio-économique de son histoire. Voici un état des lieux d’un pays au bord de la faillite
Une chronique de Joelle Hazard
Le choix in extremis d’un « Premier ministre désigné » chargé de constituer un gouvernement a rendu un petit peu d’espoir aux moins pessimistes des Libanais. Najib Mikati,
député de Tripoli, déjà Président du Conseil des ministres à deux reprises, est un milliardaire qui a fait fortune grâce à de bons investissements, notamment dans les télécoms et l’immobilier. On le dit proche de la Syrie. Peu populaire, « rempli d’hésitation » disent ses détracteurs, « l’homme est actif et d’une vive intelligence » reconnaissent certains confrères libanais, qui le considèrent, en dépit des accusations de ses opposants, moins corrompu que bien des chefs de gouvernement précédents…
Sortir le Liban du chaos ?
Du chaos politique d’abord. Depuis les Accords de Taêf, la bataille entre les diverses factions libanaises ne se joue plus à couteaux tirés, même si elle est loin de n’être plus livrée qu’à fleurets mouchetés. Leur enjeu primordial actuel est l’élection présidentielle de 2022, qui suivra les élections législatives de mars prochain. Cette étape fondamentale pèse de tout son poids dans les débats, en primant sur les autres sujets politiques et les questions économiques et sociales. Quel dirigeant de confession maronite (comme l’impose la constitution) sera le prochain président, avec tous les pouvoirs régaliens que cela comporte encore ? Qui remplacera Michel Aoun ? Qui pourrait y prétendre dans ce pays agité par les banqueroutes et la spéculation ?
Présidentielle, des noms circulent
Le général Joseph Aoun (sans parenté avec l’actuel président) Commandant en chef de l’armée libanaise ou Sleiman Frangieh, petit-fils de l’ancien Président et dirigeant du Mouvement Marada, ou Gebran Bassil, gendre de l’actuel président de la République et chef du Courant Patriotique Libre (CPL), ou Fouad Abou Nader, médecin, petit-fils de Pierre Gemayel , ex-commandant en chef des Forces Libanaises, et président de l’ONG Al-Nawraj, voire même le très sulfureux Samir Geagea, actuel chef des Forces Libanaises.
Une alliance entre le chiite Nabih Berri, le sunnite Saad Hariri et le druze Walid Joumblatt aurait été conclue sur le choix de Sleiman Frangieh. Mais le Hezzbollah n’est pas de leur avis, qui déclare se préparer à un changement de système au Liban, mais dont le mentor iranien pourrait avoir d’autres chats à fouetter dans la région plutôt que de bouleverser l’équilibre politique interne du pays ! Actuellement, tous les combattants islamistes encore actifs en Syrie, Daech en tête, se dirigent vers l’Afghanistan et sa frontière avec l’Iran, à la suite du départ des troupes américaines et en prévision du retour des Talibans à Kaboul.
Le système ne répond plus
Les partis politiques, qu’ils soient issus ou non des milices de la guerre civile, sont consubstantiels au système confessionnel traditionnel qu’ils défendent à tous crins. Plus personne n’est en mesure de contrôler le pays du Cèdre, qui compte dix-huit communautés, toutes subordonnées à des acquis à l’intérieur et la cible de calculs extérieurs.
Le confessionnalisme procède d’une culture moyenâgeuse ; les communautés sont repliées sur elles-mêmes, jalouses de leurs intérêts et vouées à des luttes fratricides. La plupart des Libanais sont aujourd’hui convaincus qu’il faudrait changer ce système de répartition à l’origine de tant de drames. Mais, en même temps, ils estiment que, dans le fond, c’est la seule garantie commune de leur existence collective dans une région majoritairement musulmane particulièrement exposée aux dictatures, que celles-ci soient théocratiques ou laïques !
L’afflux des réfugiés syriens a encore modifié la donne. Si cent mille d’entre eux ont quitté le Liban pour rejoindre l’Europe, le Canada ou l’Australie, neuf-cent mille déplacés demeurent sur place. Ce chiffre élevé, ajouté aux trois cent mille réfugiés palestiniens quasi sédentarisés, fait du Liban un pays d’autant plus fragile que la défaillance de l’appareil bancaire est aggravée par la pandémie, la pénurie d’eau et d’électricité et la cherté du carburant. Nombreux sont ceux qui ont déjà quitté le pays. Sur les cinq millions de personnes qui n’ont pas pu fuir, trois millions trois cent mille d’entre elles seraient totalement démunies. Deux cent mille familles reçoivent de l’argent de l’étranger soit grâce à des proches soit grâce à un salaire perçu à l’extérieur du pays. Un envoi de cinq cent Dollars par mois équivaut à un salaire de ministre, à savoir entre huit et neuf millions de Livres Libanaises au taux de change actuel du billet vert.
Seuls un million de Libanais ont conservé leur richesse et continuent de vivre aisément et d’aller au restaurant et à la plage, comme si de rien n’était ! Car même pour accéder aux bords de mer aménagés, il ne faut pas être pauvre : sur les deux cent kilomètres de la côte libanaise, une hôtellerie autrefois florissante continue d’accueillir une clientèle adepte des plages privées, en occupant des parcelles du littoral (5 millions de m² au total) sans payer la moindre taxe à l’État ! Près de deux cent millions de Dollars sont ainsi passés chaque année par pertes et profits pour le Trésor public.
Un contexte régional bouleversé
Mais le Liban, qui vivait essentiellement des services et du tourisme, a perdu la plus grande partie de sa clientèle d’Arabie saoudite et du Golfe persique ces dernières années à cause de la concurrence de Dubaï, de l’afflux des réfugiés syriens, de la mauvaise image du Hezbollah parrainé par l’Iran et du lâchage de MBS, lorsqu’il renonça à subventionner l’armée libanaise de trois milliards de Dollars ! Le projet saoudien de Neom – la « mégapole du futur » au bord de la Mer Rouge, un Dubaï « puissance 20 » – risque de reléguer Beyrouth à un rang plus que secondaire. L’explosion du 4 août a anéanti jusqu’à la force de résilience du pays.
Que s’est-il passé ? Le pays découvre mais trop tard qu’il est usé… que son mode de fonctionnement n’est plus approprié.. que son système est périmé et qu’il ne s’est pas fait beaucoup d’amis dans la jungle qui l’entoure
À partir de 1989 (Taêf) le pays se relève d’une guerre civile qui l’a plongé dans la nuit, puis vient la Guerre du Golfe (1991) suivie des Accords d’Oslo (1993). Le conflit israélo-palestinien avait jusque là rythmé la vie de la région et les « battements de cœur » du Liban, où la tension est à son comble avec September 11 (2001). Le Liban se sent épargné et profite des retombées de l’invasion de l’Irak (2003) par l’Amérique. En 2005, les Libanais subissent un double électrochoc : l’attentat contre Rafiq Hariri et sa mort et le retrait des Syriens de leur territoire. Le pays assiste à la chute de Moubarak sans broncher. Les Libanais « tirent parti de toutes les situations », ils ne se soucient ni du pays « présent » ni de son avenir : ils vivent dans l’illusion.
La refondation d’un État failli
En dépit de l’insurrection de la Syrie en 2011, l’effet « domino » ne les atteint pas : jusqu’en 2013, ils en retirent même un maximum d’avantages (les riches Syriens affluent, les banques libanaises redoublent d’activité, la contrebande fait florès). En 2015, avec la mort du roi Abdallah, tout bascule, mais les Libanais ne le réalisent pas encore. Le Hezbollah se mobilise contre Daec ; la fonction de mercenaire du Hezbollah (comme autrefois pour la France celle des Gardes Suisses) est rémunérée.
Mais le conflit syrien s’internationalise (coalition de vingt-deux pays, plus les Russes, les Iraniens et les Turcs. Donald Trump transgresse les règles du jeu avec une panoplie de sanctions qui enraye la mécanique… et l’écran de fumée se déchire tout à coup en 2020 avec les Accords d’Abraham. Le Liban ne sert plus à rien, pis, on dirait qu’il a la gale.
Jadis la « Suisse du Moyen-Orient », le Liban d’après-guerre a vu la dette publique s’élever de trois milliards de Dollars en 1992 à quatre-vingt-dix milliards en 2020. L’arrimage de la Livre au Dollar (la dollarisation de la monnaie à taux de change fixe) a précipité l’effondrement de l’économie. Le pays ne peut pas se redresser sans la mise en œuvre de réformes radicales. Rien n’a été ni sérieusement repensé, ni courageusement entrepris au Liban, à part la reconstruction du centre de Beyrouth pour y développer à nouveau le commerce et le tourisme comme avant la guerre civile de 1975. Indépendamment de la corruption et du népotisme, dont le pays doit absolument se débarrasser, le Liban doit aujourd’hui se doter d’une équipe de bâtisseurs de l’avenir, pas de bricoleurs « à l’ancienne ».
Des menaces inconvenantes
C’est comme tirer sur un convoi d’ambulances.
L’Union Européenne s’est dite prête à instaurer un régime de sanctions sur le Liban ciblant les personnalités responsables du blocage politique actuel ! Est-ce bien son rôle ? N’est-ce pas incongru ? Le Liban a cruellement souffert depuis un demi-siècle par la faute de nos politiques étrangères soumises à nos intérêts propres. Toutes les grandes puissances et les pays pétroliers sont largement responsables des destructions successives du pays du Cèdre et de sa corruption généralisée. Tout s’est acheté au Liban, même la paix. Cette dernière menace européenne est un immense aveu de faiblesse.
Qu’en revanche, l’aide financière internationale soit liée à de sérieuses réformes, c’est nécessaire et urgent. Pour l’heure Michel Aoun et Najib Mekati recherchent une solution qui ne lèse aucune communauté dans l’attribution des portefeuilles ministériels. Le président souhaite une rotation sur l’Intérieur et la Justice entre Chrétiens et Sunnites. Le Premier Ministre désigné s’interroge sur une rotation complète de tous les postes ministériels entre communautés : Par exemple pourquoi les Chiites conserveraient-ils en permanence les Finances ? Le confessionnalisme politique a la vie dure.
Une main tendue
Un an après la catastrophe du port de Beyrouth, la Conférence du 4 août à l’initiative de la France, avec l’appui des Nations-Unies, vient soutenir une population libanaise totalement exsangue. Que la communauté internationale doive veiller à mettre en place des mécanismes de contrôle afin que son aide ne soit pas détournée et que nombre d’ONG enregistrées au ministère de l’Intérieur libanais soient surveillées de près, cela va de soi.
Mais la France, « Notre Mère la France», comme l’appellent encore nombre de Libanais nés au siècle dernier, ne peut pas se transformer brutalement en mère fouettard !
Liban, un consensus, oui, mais à combien ?