Tunisie, le peuple dans la rue et un Président totalement isolé

On manifeste à Tunis ce samedi 14 janvier, alors que le président Saïed semble de plus en plus seul face à une situation économique dramatique.

 Par Benoît Delmas.

Cette manie des chiffres! Lorsqu’il était au pouvoir (1987-2011), Ben Ali avait élevé un culte païen autour du 7. Le caudillo de Carthage ayant le pris le pouvoir un 7 novembre 1987, il en avait fait tout un numéro à sa gloire.

Douze ans plus tard, le président Kaïs Saïed ne dissimule pas son dégoût pour un autre chiffre, le 14. En 2011, le 14 janvier, à 17h50, Ben Ali fuyait son palais, mis en échec par des dizaines de milliers de manifestants qui vomissaient la cupidité de son clan, l’échec économique et l’absence de libertés. Vingt-trois années de dictature s’effondraient. Le Raïs, dont le portrait ornait chaque rue, chaque magasin, devenait un fuyard. Lui et la régente, Leïla Trabelsi, prenaient la direction de l’Arabie Saoudite, la maison de retraite des dictateurs arabes déchus.

L’ombre de Ben Ali

La révolution et l’avénement de la démocratie furent fêtées nationalement et internationalement. Le 14 janvier devint nom de rues, d’avenues, de monuments publics, un motif de fierté pour onze millions de Tunisiens qui s’étaient débarrassés d’un tyran sans arme autre que la colère. Dans la foulée, Kadhafi et Moubarak sombrèrent, donnant naissance au printemps arabe dont il ne reste que des vestiges enseignés dans les universités.

Kaïs Saïed est un homme d’obsessions. Il n’aime ni l’Assemblée, ni les partis politiques, ni les magistrats, il ne tolère aucun contrepouvoir. Il dirige le pays seul, avec le soutien silencieux de l’armée. Depuis le coup d’Etat du 25 juillet adossé à une Constitution qu’il a rédigée de sa propre main. Le décret 54 promet la prison à celui qui osera contester le pouvoir. Comme un retour aux sources de Ben Ali, l’apparat et la corruption en moins, l’idéologie tiers-mondiste en plus.

Un anniversaire façon requiem

Donc, le président Saïed n’aime pas le 14 janvier. Dans sa constitution, adoptée en juillet dernier, il a modifié la date de la révolution, biffant le 14 pour le 17 décembre 2010. Ce jour-là, un vendeur informel de quelques fruits et légumes s’immolait à Kasserine. Pour Saïed, la révolution a commencé le 17, mais n’a jamais abouti. Il est donc venu le répéter aux habitants de Tunis.

En ce vendredi 13, son cortège s’est arrêté à l’entrée de la Médina, une venelle encombrée d’échoppes, mélange d’alimentations et de textiles venus de Chine où de Turquie. La mine sombre, engoncé dans une parka sombre, il est allé au contact d’une population minée par une inflation qui dépasse les dix pour cent. Il a écouté quelques-uns, martelé ses convictions, expliqué « ne craindre que Dieu ».

Aux médias qui le questionnaient sur « l’anniversaire du 14 janvier », il a sèchement rétorqué que « la fête de la révolution est le 17 décembre ». Les coursives de la Médina l’ont mené jusqu’à la mosquée Zitouna. Il a ensuite rejoint les bureaux de la commission de conciliation pénale, censée récupérer les milliards évaporés de la corruption. La Banque mondiale avait établi un chiffrage de cinq milliards de dollars, estimation de l’argent public dérobé sous Ben Ali.

En trois étapes (la rue, la mosquée, l’instance), Saïed a réitéré ses messages envers ceux qui manifestent ce 14 janvier. En ordres dispersés mais tous hostiles au président. Abir Moussi, ex-zélote de Ben Ali, ex-députée, voulait marcher sur Carthage avec ses partisans : interdit ! Les différents partis se retrouvent à Tunis sous des banderoles diverses. Ils sont plusieurs milliers en ce début d’après-midi à agiter leurs slogans sous une présence policière imposante. Ainsi va la vie dans la Tunisie dirigée par Kaïs Saïed. L’économie est à terre (l’Etat multiplie les impayés), le FMI manifeste son mécontentement en repoussant l’aide prévue, des jets de pierre sont constatés dans les cités défavorisés de Kasserine, le mécontentement est absolu et Saïed y voit « la main de l’étranger » adossée sur des « traitres à la nation ».

Douze ans après la révolution, que ce soit le 17 ou le 14, les problèmes sont patents, aggravés, abrasifs. Mais le président n’en a cure. Il poursuit, imperturbable.