Dans ce troisième volet de notre série sur la Libye – « Les rentes d’une transition permanente »-, nous expliquerons comment l’actuel Premier ministre, Fayez el-Serradj, reste le produit inattendu des élites du pays. A défaut de pouvoir gérer une transition, il s’est attelé à son tour, à se construire un pouvoir et des réseaux, à partir de sa position centrale.
L’auteur de ces textes est Ali Bensaad, Professeur des Universités, Institut Français de Géopolitique de Paris, Université Paris8 Vincennes-Saint Denis.
L’OVNI FAYEZ EL-SERRADJ
L’émergence inattendue de Fayez el-Serradj comme Premeir ministre (et président du conseil présidentiel) est une illustration de la perversion du processus de transition, dès ses débuts, par les élites censées le conduire. Serradj ne fut jamais imposé par l’ONU à Skhirat comme le prétendent aujourd’hui ses détracteurs. Beaucoup de négociateurs en témoignent. Serradj a fini par émerger car chaque camp s’est évertué à récuser ses propres candidats potentiels dans une bataille d’ambitions personnelles se neutralisant. Tous les candidats potentiels ayant été éliminés dans un jeu de massacre par les rivaux de leur propre camp, la candidature de Serradj, non prévue dans le casting, a alors été glissée par un vieux routier de la diplomatie pour trouver une issue. Dépourvu de traits saillants et de charisme, non identifié politiquement par ses pairs, descendant d’une vieille famille urbaine, qualité rassurante alors que les identités dites tribales sont mobilisées dans la compétition politique, Serradj passera par effet de surprise dans ce qui était devenu un champ de ruine d’ambitions.
Sans charisme ni autorité
Décrié par ses adversaires et une partie importante de l’opinion comme un homme sans charisme, n’arrivant ni à prendre des décisions ni à les imposer, le Premier ministre est assurément un homme non préparé à une telle fonction mais cette représentation qui en est faite tient aussi à ce qu’il s’applique à éviter les positionnements clivant. Il aura en tout cas eu pour mérite de ne pas participer à aggraver les clivages d’un pays et d’une société fragmentés et pour défaut d’être mesuré mais sans savoir ou pouvoir porter une telle parole dans l’atmosphère de conflictualités violentes qui domine le pays. Mais lui aussi, maintenant, peut-être à défaut de pouvoir gérer une transition, s’est attelé à son tour à se construire un pouvoir à partir de sa position dans cette transition. Il s’est créé autour de lui un réseau de solidarité socio-territoriale basé sur les vieilles familles citadines de la capitale et que les Tripolitains nomment El Haya’a etarabloussia et qu’on pourrait traduire par l’establishment tripolitain. C’est une sorte de lobby des élites urbaines de la capitale, sur le mode des beldis tunisois, et qui croise, dans une solidarité trans-partisane, bourgeois lettrés et fortunés sans rattachement partisan ou anciennement inscrits dans les réseaux de l’époque royale, des dignitaires kadhafistes, des adeptes soufis et bien sûr des FM. Ces derniers, du fait de l’accaparement de structures postrévolutionnaires, se sont posés à la confluence d’alliances d’intérêts entre ces élites qu’ils fructifient pour élargir leur influence dans des milieux qui ne leur sont pas acquis. Le FM Sadat El Badr, président du premier conseil local de la ville à sa libération, en était un des principaux pivots jusqu’à sa mort il y’a deux ans.
La chambre de commerce et d’industrie de Tripoli, vieille institution datant de 1928, présidée par l’adepte soufi Salem El Garoui, en est un des lieux symboliques au point qu’une des plus grosses fortunes de Tripoli mais originaire de Misrata, le richissime Mohamed El Raït, n’a pu y trouver la place qu’il convoitait et qu’il a dû créer une union de toutes les chambres à l’échelle nationale qu’il préside, pour faire contrepoids à la chambre tripolitaine. L’actuel ministre des affaires étrangères Mohammed Siala est un des plus représentatifs de ce faisceau d’intérêts entre ces élites. Haut fonctionnaire Kadhafiste et un des concepteurs des fonds d’investissements libyens, c’est lui qui, pendant l’insurrection, sera mandaté par Kadhafi pour tenter d’engager la discussion avec l’Otan. Pourtant, à la chute de celui-ci, il ne subira aucune déconvenue et son fils continuera à diriger la banque libyenne au Qatar, bénéficiant de la protection des FM et de Sadat El Badr particulièrement, au titre de cette solidarité des élites urbaines tripolitaines mais aussi des stratégies islamistes de clientélisation de personnalités indépendantes.
Une frénésie de vie
Ces réseaux ont, en tout cas, insufflé un brin de vie culturelle à cette ville qui en était désertée depuis le règne de Kadhafi, en organisant vernissages et concerts de malouf. Par ailleurs, depuis la fin de l’opération « Fajr » en été 2014, la vie à Tripoli, en dehors des actes de délinquance qui se multiplient à la périphérie, est normale. On y veille même bien plus et bien plus bruyamment qu’à Alger. Cafés et places publiques sont animés jusqu’au petit matin alors que les écrans géants y diffusent les plus importants matchs internationaux. Il y’a une proportion, plus qu’élevée de cafés, restaurants et salons de thé dans les nouveaux commerces qui foisonnent. Leur dense fréquentation et leur tout relatif mais tout nouveau raffinement, traduit une véritable frénésie de vie.
Tripoli n’a rien d’une ville « islamisée ». Elle est même beaucoup moins austère que du temps de Kadhafi. On rencontre dans les salons de thé, aux côtés des hommes, des femmes en groupe et des couples avec des jeunes filles non voilées. Dans le quartier de Souk El Djouma’a, c’est une milice islamiste réputée pour son rigorisme qui surveille un des plus huppés restaurants de la ville où officient chefs et serveurs marocains et où se pressent les familles dans leur diversité. Sur les tables trônent des bouteilles qui pastichent tout le design des bouteilles de champagne et qu’on ouvre pareillement en faisant sauter le bouchon. Sauf qu’elles ne contiennent que du jus de fruit.
Elles disent à elles seules cette ambivalence entre un conservatisme toujours très fortement prégnant et la frénésie de vie qui saisit les Libyens, notamment les jeunes, et comment l’argent est le liant accommodant entre les deux.
Dans le quatrième volet de notre série sur la Libye, on se demandera comment l’état de « transition permanente » a permis aux milices de s’enraciner. Celles-ci ne sont pas des acteurs complètement autonomes, mais se situent dans un rapport d’interdépendance avec les acteurs politiques locaux et les puissances étrangères? Ce qui leur donne un poids fluctuant, mais réel.
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Série Libye (2/5), Misrata, une citadelle révolutionnaire chancellante