Le Rif marocain (1er volet), un siècle de colères

Le Hirak est l’événement qui a marqué l’année 2017 au Maroc. Provoqué par le décès tragique de Mouhcine Fikri en 2016, le ras-le-bol des Rifains est le fruit d’une succession d’humiliations.

Ce n’est pas seulement la mort d’un vendeur de poissons broyé dans un camion-benne qui enrage les Marocains du Nord depuis octobre 2016. La mort de Mouhcine Fikri à El Hoceima n’a en vérité été que la goutte qui a fait déborder un vase rempli sur plusieurs décennies de guerres sanglantes, de répressions brutales et de marginalisation absolue de la région par les autorités marocaines. Pour comprendre le Hirak — le mouvement de contestation créé par des Rifains persuadés que la mort de Fikri n’était pas accidentelle, malgré les conclusions de l’enquête —, il faut se pencher sur la violence de l’histoire du Rif du début du 20e siècle à aujourd’hui.

Une guerre, des cicatrices

En 1929, Abdelkrim El Khattabi, le chef de l’éphémère République du Rif, déclare la guerre à l’Espagne qui occupait le Nord depuis plus d’une décennie. La France, pour sa part, s’inquiète craignant que l’indépendance d’une partie du Maroc menace son empire colonial. Les deux forces occupantes joignent alors leurs efforts et envoient 425 000 soldats pour combattre 75 000 Rifains dont à peine quelques milliers sont armés. Des villages entiers sont brûlés, les populations bombardées et attaquées au gaz moutarde — pourtant interdit par les traités internationaux — des femmes et des enfants tués froidement, des soldats mitraillés même après avoir capitulé et d’autres mutilés et torturés.

Presque un siècle plus tard, le Rif souffre encore de cette guerre. Les effets du gaz moutarde sont encore présents : le Nord est la région du Maroc où il y a la plus forte concentration de malades de cancer. La construction d’un centre d’oncologie est demandée depuis des années par les habitants de Nador, mais elle est à chaque fois réduite à une promesse électorale. Et le centre d’El Hoceima manque sévèrement d’équipements, obligeant les patients à parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour une scintigraphie à Casablanca.

Une répression impitoyable

Au début des années 1950, les résistants rifains fondent l’Armée de libération du Nord (ALN), militarisant ainsi leur combat contre la colonisation étrangère. Les nationalistes marocains du Parti de l’Indépendance (l’actuel Parti de l’Istiqlal), privilégiant le dialogue avec les colons, ont tenté à plusieurs reprises de convaincre Abbas Lamsaadi, le chef de l’ALN, d’abandonner la lutte armée. Lamsaadi finit par être assassiné en 1956 par trois individus que les Rifains soupçonnent d’être proches des nationalistes. Enterré d’abord à Fès, le transfert de sa dépouille en 1958 au Rif à Ajdir se déroule dans une ambiance tendue. Des affrontements finissent par éclater entre les Rifains et les Istiqlaliens et la police ouvre le feu sur des manifestants à El Hoceima.

Hassan II, alors encore prince hériter et chef d’état-major des nouvellement crées Forces armées royales, est chargé de réprimer ces soulèvements au Rif. Il envoie le général Mohamed Oufkir à El Hoceima et installe son poste de commandement à Tétouan. Entre novembre 1958 et janvier 1959, les 30 000 hommes de Moulay Hassan auront tué plusieurs milliers de Rifains. Bien qu’il n’existe pas de chiffres officiels, on estime à environ 8000 le nombre des victimes.

Les Rifains, ces “awbach”

En janvier 1984, dans la ville de Nador — soit presque trois ans après les tristement célèbres “émeutes du pain” à Casablanca contre la hausse des prix, et qui avaient causé des centaines de décès et des milliers d’arrestations — une manifestation estudiantine se termine en bain de sang. A l’origine, une nouvelle mesure imposée par le ministère de l’Éducation nationale: désormais, les bacheliers devront s’acquitter de 50 dirhams avant de passer leur examen, et de 100 dirhams pour intégrer l’université. Les manifestations débutent pacifiquement jusqu’à ce que les rangs des étudiants soient rejoints par ceux des ouvriers et des chômeurs, déjà excédé par une décision des autorités de porter les droits d’entrée entre Nador et l’enclave espagnole de Melilia de 100 à 500 dirhams, dans une région dont l’économie dépend énormément de la contrebande.

La situation provoque la colère de Hassan II qui, dans un discours télévisé, traite les manifestants de “awbach” (vermine). “Ils sont connus, ils viennent de Nador, El Hoceima, Tétouan et Ksar El Kébir et vivent de contrebande et de vol. Les gens du Nord ont connu le prince héritier (en allusion à l’offensive de 1958), ils n’ont pas intérêt à connaître Hassan II”, avait-il menacé. La répression qui s’ensuivra est d’une extrême violence. L’armée investit les boulevards de Nador et tire à balles réelles ; des témoins parlent mêle de tirs provenant d’un hélicoptère. Des personnes meurent sous les coups des massues et d’autres écopent de peine d’emprisonnement d’un minimum de 10 ans pour le seul fait d’avoir été présent au mauvais endroit au mauvais moment. Bilan : 16 morts selon les autorités, plus de 80 selon les Nadoris. En 2008, la découverte dans une caserne militaire de Nador d’une douzaine de cadavres enterrés dans une fosse commune a infirmé une bonne fois pour toutes, la version officielle.

Le mystère des corps calcinés

Le 20 février 2011, des milliers de Marocains, motivés par les mouvements de contestations et de révolutions dans le monde arabe, participent à des marches dans différentes villes du royaume, y compris dans le Rif. Le lendemain, des photos de cinq corps calcinés dans une agence bancaire à El Hoceima circulent sur les réseaux sociaux. Selon la version relayée par la MAP (l’agence de presse officielle du royaume), il s’agit des cadavres de cinq cambrioleurs pris dans un feu provoqué par les manifestants. L’AMDH (Association marocaine des droits de l’Homme), rapporte une tout autre version basée sur les déclarations des familles des décédés. L’un d’eux, par exemple, aurait été aperçu sur le chemin de retour à la maison deux heures après le déclenchement de l’incendie. Les autorités de la ville ont refusé de délivrer les rapports d’autopsie et les enregistrements des caméras de surveillance aux familles, ce qui a poussé plus d’un à conclure que ces 5 hommes seraient morts “involontairement” sous les coups des matraques.
Ces cadavres demeurent un mystère à ce jour. En 2017, lors de la commémoration du 6e anniversaire du Mouvement du 20 février, les autorités d’El Hoceima ont interdit aux manifestants de s’approcher de l’agence bancaire où le drame a eu lieu.