Le Nord du Maroc a connu de graves secousses depuis le décès, le 28 octobre 2016, d’un grossiste de poisson broyé dans un camion-benne.
Ce 28 octobre 2016 à El Hoceima, Mohsine Fikri, un grossiste de poisson âgé de 31 ans, est interpellé. Les autorités viennent de lui confisquer cinq cent kilogrammes d’espadon, une espèce interdite à la pêche au moment des faits. Quelques policiers s’apprêtent à détruire la marchandise en la broyant. Le jeune menace de se suicider en se jetant dans le camion-benne. Hélas, le bouton de compactage est actionné, Mohsine Fikri meurt écrasé avec son poisson. Un attroupement se fait autour du camion, des cris d’effroi sont poussés, le Rif s’embrase.
“Broie sa mère !”
Le décès a été filmé et largement publié dans les réseaux sociaux. Plusieurs témoins jurent qu’ils ont entendu quelqu’un beugler “T’han mmo !” (“Broie sa mère”, en darija), laissant croire que sa mort n’est pas accidentelle. Onze personnes ont été déférées devant le juge pour “faux en écriture publique et homicide involontaire”.
Qui a actionné le mécanisme de compactage? On ne le saura jamais. “La benne tasseuse, qui se trouve à la partie arrière du camion, est mise en marche après son alimentation en électricité via un bouton situé dans la cabine de pilotage”, se contente d’expliquer le communiqué laconique du Procureur, relayé par la MAP, l’agence de presse officielle.
Au-delà de la mort
Les habitants d’El Hoceima n’ont pas attendu les résultats de l’enquête pour investir les rues. La mort de Mohsine Fikri a réveillé des traumatismes chez les Rifains qui ne font plus confiance au pouvoir central. On veut la vérité sur la mort de Mohsine Fikri et la punition des responsables, mais pas seulement. Les manifestations se font de plus en plus fréquente et deviennent un mouvement baptisé sobrement “Hirak” (“mouvement”, en arabe classique). Les manifestants désignent un chef — Nasser Zefzafi, un vendeur de téléphones portables de 39 ans — et établissent une liste de revendications: la libération de tous les prisonniers politiques, la vérité sur les 5 corps retrouvés calcinés dans une banque à El Hoceima en février 2011, la suspension des poursuites contre les petits cultivateurs de cannabis dans la région, la démilitarisation de la région, la fin de la corruption, la valorisation du secteur de la pêche, la construction d’un centre d’oncologie, l’adoption de l’amazigh comme langue d’administration locale…. Et la liste n’est pas exhaustive.
En mai 2017, soit plus de six mois après les débuts des manifestations, une délégation de sept ministres se rend à El Hoceima. Effectivement, les différents projets du méga chantier “Manarate Al Moutawassite” (le phare de la Méditerranée), lancé en 2015 pour développer la province d’El Hoceima, cumulent les retards. Les ministres rencontrent des élus et des acteurs associatifs locaux et présentent leurs promesses : l’ouverture d’une faculté pluridisciplinaire et d’un centre hospitalier en 2018, la réhabilitation des établissements scolaires, l’équipement du centre d’oncologie, la construction d’un barrage, etc.
Les représentants du Hirak n’ont pas été conviés à la réunion. L’Etat ne répond pas clairement à leur cahier de revendications? Les militants ont annoncé la poursuite des manifestations et l’organisation, en juillet, d’une marche de plus d’un million de personnes.
Répressions et arrestations
Le 29 mai, soit quelques jours après la tenue de cette rencontre, Nasser Zefzafi est arrêté. Le vendredi 26 mai précédent son arrestation, le leader du Hirak avait interrompu le prêche de l’imam lors de la prière du vendredi dans une moquée d’El Hoceima, pour reprocher au prédicateur d’avoir demandé aux fidèles d’éviter la division parmi les musulmans. “Il est à la solde du makhzen (le pouvoir central, ndlr) ! Il nous accuse d’encourager la fitna alors que nos jeunes n’ont pas de quoi se nourrir !”, a-t-il crié au micro de l’imam. Recherché pendant 3 jours, Zefzafi est finalement arrêté pour “menace de la sécurité de l’État”. Plus d’une centaine de militants seront ensuite arrêtés.
Le 11 juin, des dizaines de milliers de personnes manifestent à Rabar en soutien au Hirak exhortant les autorités à libérer ses prisonniers. Le 25 juin, lors d’un conseil des ministres, le roi Mohammed VI a ordonné l’ouverture d’une enquête sur la non-réalisation des projets programmés dans le cadre du plan “El Hoceima Manarate Al Moutawassite”, afin de déterminer les responsabilités et la soumission d’un rapport dans les plus bref délai. Pendant ce temps, les manifestations se poursuivent. Le lendemain, soit le jour du Aid El Fitr, un gigantesque rassemblement organisé dans le but de demander la libération immédiate des prisonniers est brutalement réprimée. La marche du million de participants prévue le 20 juillet est interdite et toutes les tentatives de regroupement sont à nouveau réprimés, causant de graves blessés et un mort.
Résultat, le Roi a démis trois ministres de leurs fonctions. La presse évoque un “séisme politique”. Quelques 410 militants du Hirak sont actuellement en prison dont plusieurs mineurs. Certains ont écopé de peines allant jusqu’à 20 ans d’emprisonnement.
Le Hirak a été outrageusement exploité par des hommes politiques pour régler leurs comptes. Ainsi Me Isaac Chariaa — l’un des avocats de Nasser Zefzafi — est accusé de comploter contre le Palais par Ilyas El Omari, secrétaire général du Parti authenticité et modernité (PAM) et président de la région Tanger-El Hoceima-Tétouan. Ce que le chef du Hirak a fermement nié.
Le procès de Nasser Zefzafi, qui n’a pas encore eu lieu, sera l’ultime épreuve de force entre le pouvoir et le Hirak. Et personne aujourd’hui ne peut vraiment prévoir l’issue de cette longue crise.