Ridha Driss : « Ennahda ne prêche plus l’Islam »

A l'occasion de la visite d'une délégation du parti islamiste tunisien Ennahda à Paris, Mondafrique publie un entretien avec Ridha Driss. Influent membre du bureau politique du parti, il fut l'un des artisans de la séparation annoncée entre les affaires religieuses et politiques au sein d'Ennahda.

Mondafrique. A l’issue du dernier Congrès d’Ennahda qui s’est tenu fin mai à Hammamet, Rached Ghannouchi a annoncé qu’il souhaitait séparer religion et politique au sein du parti. Comment interpréter cette décision ? 

Ridha Driss. C’est l’aboutissement d’une réflexion qui date d’il y a déjà plusieurs années. Juste après la révolution de 2011, nous nous sommes posés la question de notre identité car nous entrions alors dans une nouvelle ère. Pour résumer, Ennahda est passé par trois phases. Dans les années 1970, il s’agissait avant tout d’un mouvement à tendance idéologique, religieuse. La priorité était la prédication (dawaa). C’était une période à vocation principalement religieuse à une époque où la société tunisienne était marquée par un certain modernisme porté notamment par la gauche.

Puis, nous sommes entrés dans l’opposition où nous luttions, aux côtés d’autres partis, pour la démocratisation de l’Etat sous le joug de Ben Ali.

Enfin, la période post révolutionnaire a résolu la question de l’identité de la société tunisienne qui nous était chère. Tout le monde reconnaît désormais qu’il s’agit d’un pays arabo musulman ouvert à la modernité. Le premier article de la Constitution qui dispose que la Tunisie est un pays de langue arabe et de confession musulmane a été voté à l’unanimité. Il n’y a donc plus besoin d’une lutte idéologique pour « prêcher l’islam » dans la société tunisienne. La démocratie est désormais également un acquis. Aujourd’hui l’enjeu est d’apporter un projet de développement économique et social pour réaliser les ambitions du peuple. Pour cela, il nous faut devenir un parti politique et démocratique porteur d’un projet de développement et de prospérité.

M. Il y a semble-t-il aussi un désir de donner des gages de bonne volonté à vos adversaires politiques d’hier qui sont aujourd’hui paradoxalement vos partenaires. Le président Béji Caïd Essebsi a d’ailleurs annoncé la constitution prochainement d’un gouvernement d’union nationale qui devrait donner plus de poids ministériel à Ennahda. Comment expliquer que son parti, Nidaa Tounes, formé à l’origine pour contrer Ennahda se trouve désormais être votre allié 

R.D. Cela n’avait rien d’évident à l’origine. Nous sommes issus du camps révolutionnaire alors que Nidaa s’est en parti bâti sur de l’ancien, justement pour contrer Ennahda. Pendant la Troïka, nous avons pris les rênes d’un pays qui sortait juste d’une révolution sans avoir jamais eu d’expérience de gestion de l’Etat, ce qui a pu conduire à certaines erreurs. Nos adversaires politiques en ont profité pour se préseneter comme une alternative en mettant en avant leurs réseaux, leurs expériences passées du pouvoir, leurs appuis financiers etc. Tout cela s’est traduit par un vote favorable à ce parti en 2014. Mais nous savions que ce n’était qu’un projet électoral, sans programme politique bien construit. La preuve, Nidaa Tounes est aujourd’hui très divisé.

Très vite, les rapports de force ont démontré qu’il était impossible d’avoir un seul parti à la tête du pays. Les deux leaders, Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi ont donc pris la décision de se rapprocher et de demander la constitution d’un gouvernement d’union nationale. Nous l’avions déjà réclamé dans notre campagne électorale car nous avons la profonde conviction qu’il valait mieux éviter d’entrer dans une logique de clivage ou de rupture qui a prévalu par exemple en Egypte. Et ce n’est pas vraiment une nouveauté en Tunisie. Après 2011, au moment de la Troïka, Ennahda avait aussi gouverné avec deux partis laïcs. Avec Nida Tounes, la quesion était : comment composer avec certains éléments de l’ancien régime qui composent le parti. Nous avons surmonté cette difficulté par le compromis.

M. Au point de voir des membres de l’ancien régime se rapprocher de vous ? 

R.D. Aucun membre de l’ancien régime ne s’est rallié à Nahda ou publiquement donné son soutien à Nahda. Certains ont cependant adoucit leur discours vis-à-vis du parti. Cela fait partie du consensus. Lors de notre Congrès nous avons invité des anciens représentants du gouvernement de Ben Ali comme par exemple Hédi Babouche qui fut son premier ministre et d’autres encore qui ont répondu présents. C’est une fierté pour moi. C’est ce qui fait la force et l’exemplarité de la révolution tunisienne.

M. Ne craignez-vous pas que cette approche consensuelle, qui se reflète également dans le processus de justice transitionnelle n’entraine l’impunité, une culture de l’oubli et finalement des désillusions ouvrant un boulevard au radicalisme ? 

R.D. Dès le premier gouvernement de la Troïka nous avons choisi de favoriser une voie médiane entre l’impunité et la vengeance : la justice transitionnelle. Nous avons soutenu l’élaboration de la loi mettant en place ce processus à l’issue d’une large concertation nationale. Son vote en 2013 a abouti à la mise en place de l’instance indépendante qui veille à appliquer cette loi, l’IVD. Dans l’application il y a évidemment des problèmes, des questionnements. Certaines personnes peuvent camoufler des dossiers judiciaires, des deals peuvent avoirs lieu entre certaines personnalités politiques de bords différents pour des intérêts personnels c’est vrai. Faut-il s’acharner sur chaque dossier de corruption au risque de ne jamais améliorer le climat des affaires ? Beaucoup d’interrogations restent en suspens et tout ne fonctionne pas à merveille mais le choix est le bon : ni chasse aux sorcières ni impunité. L’IVD a tous les moyens juridiques et financiers pour faire aboutir ce projet. Il faut sauvegarder le processus.

M. Les alliances à l’international ont toujours été au coeur de l’activité politique d’Ennahda. Quels liens privilégiez-vous aujourd’hui à l’étranger ?  

R.D. Notre vision des relations internationales est d’abord indexée aux intérêts de la Tunisie. A ce titre, nous privilégions avant tout les rapports avec les amis traditionnels du pays, à savoir l’Europe et en particulier la France. Il existe également des forces montantes dans le monde, en Asie, en Afrique, des pays émergents qui ont aussi vécu une période de transition et dont nous pouvons nous inspirer. Le Maghreb constitue également une zone essentielle pour nous. Nous souhaitons conserver et développer une complémentarité économique avec nos voisins, notamment l’Algérie avec qui il est capitale de conserver des rapports de confiance.

M. Le partenariat avec le Qatar et la Turquie est également toujours étroit.  

R.D. Nous considérons que la Turquie et le Qatar étaient les premiers pays à bien gérer l’après révolution tunisienne grâce aux soutiens qu’ils ont apporté à ce mouvement révolutionnaire. Les américains eux aussi ont adopté un positionnement pro favorable au départ de Ben Ali beaucoup plus clair que plusieurs pays européens. Les rapports existent toujours et ils son bons bien entendu. Mais il n’y a pas d’exclusivité d’amitié avec ces pays.

M. La Libye voisine en proie à la violence fragilise la sécurité de la Tunisie. Quel type de solution soutenez-vous dans ce pays ? 

L’enjeu est de trouver une solution équilibrée en interne et d’éviter une intervention militaire extérieure. Le problème libyen qui envenime la situation sécuritaire tunisienne doit aboutir à la consolidation d’un gouvernement d’union nationale. Nous avons visité la Libye à plusieurs reprises et rencontré des personnalités de tous les milieux. Ici en Tunisie, nous accueillons des libyens de tous bords sans privilégier une famille idéologique. La stabilisation de la Tunisie et de la région toute entière dépendent de la stabilisation de la Libye. C’est l’union qu’il faut rechercher.

M. Lorsque vous étiez au pouvoir, vos adversaires politiques vous ont accusé de faire preuve de laxisme envers les mouvements salafistes voire d’être en collusion avec eux. La critique persiste encore aujourd’hui. Que répondez-vous ?

R. D. Entre 2011 et 2012, il y a eu un amalgame idéologique qui consistait pour nos adversaires à nous assimiler aux terroristes. C’est une arme politique qui est, depuis, régulièrement utilisée contre nous. Or nous nous sommes toujours positionnés contre la violence et l’action des groupes terroristes, que ce soit Al-Qaïda, le GIA, et aujourd’hui Daech. Il n’y a jamais eu d’ambiguïté sur ce sujet.

Mais là où nous nous sommes différenciés des autres partis dans le traitement du salafisme, c’est que nous avions à l’époque adopté une vision globale du sujet qui n’excluait pas le dialogue avec certains jeunes fragiles attirés notamment par les sirènes d’Ansar Al-Charia. Il s’agissait de ne pas totalement fermer la porte à ces jeunes dans le but de les ramener à une option politique non violente. A partir du moment où on a découvert, pendant la Troïka, l’existence de caches d’armes d’Ansar As-Sharia sur le territoire tunisien, toute possibilité de dialogue a été supprimée. En mai 2013, alors que nous étions encore au pouvoir, nous avions fait interdire le rassemblement du groupe qui devait se tenir à Kairouan. Cet épisode a définitivement consommé la rupture qui était déjà très claire à l’époque. Jamais nous n’avons joué avec la sécurité des Tunisiens. Les salafistes nous considèrent comme leurs ennemis et nous accusent d’avoir trahi l’islam.