Le portrait de Ridha Mekki, l’inspirateur de la campagne électorale de Kaïs Saïed, permet de sonder les intentions cachées du Président tunisien qui évoque sa « vision » politique sans toujours la définir.
Une chronique de Gilles Dohès
Depuis son élection à le Présidence tunisienne, en octobre 2019, Kaïs Saïed demeure une énigme. Surtout depuis ses annonces du 25 juillet dernier fondées sur une interprétation « élargie » de l’article 80 de la Constitution 2014 (limogeage du chef du gouvernement, Hichem Mechichi, gel des activités de l’Assemblée, levée de l’immunité parlementaire des députés) pour cause d’un « péril imminent » non défini.
Lors d’une rencontre organisée à Carthage le 14 septembre dernier avec une poignée d’éminents juristes, le Président Saïed a notamment déclaré « (…) former un gouvernement est important, mais ce n’est pas une finalité en soi, le plus important étant d’avoir une vision de la politique du gouvernement (…) ». Or, quelle est la nature de cette « vision », quelles sont les finalités politiques du Président ? Quid des institutions ? De la Constitution ? De la loi électorale ?.
L’appel au peuple
Le soir du 14 janvier 2011, date de la fuite de l’ancien président Ben Ali en Arabie Saoudite, les Tunisiens ont découvert Kais Saied. Universitaire respecté e par ses étudiants à la faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis. Or ses positions, alors qu’il n’avait jamais participé à la lutte contre la dictature, s’inscrivaient d’emblée dans une démarche révolutionnaire. Alors que les élites intellectuelles tunisiennes adoptaient un soutien au comité du grand juriste Ben Achour et appelaient à des élections présidentielles, Kaïs Saied affichait ouvertement son soutien aux sit-in de la Kasbah 1 et de la Kasbah 2, en se basant sur la légitimité des revendications sociales. « Les interventions de Saied dans les médias étaient largement relayées dans les réseaux sociaux, explique un politologue tunisien, le futur Président s’inscrivait d’emblée comme un universitaire du peuple opposé à l’establishment… «
Or cette ‘ossature idéologique lui a été largement soufflée par la personnalité centrale de sa campagne électorale, Ridha Mekki, plus connu en Tunisie sos le surnom de « Lénine ».
Dans les années 1970, dans le sillage du mouvement d’extrême gauche Perspectives violemment réprimé sous Bourguiba, Mekki s’active sur le campus de la Faculté de droit de Tunis, séduit par l’originalité de sa pensée et ses qualités de meneur, avant de devenir inspecteur de l’enseignement secondaire au ministère de l’Éducation nationale. À cette même époque, il est proche d’un jeune Chokri Belaïd, qui sera assassiné en février 2013. Lui-même échappera de peu à un lynchage en bonne et due forme organisé par ses adversaires islamistes à la Faculté. Mekki est déjà farouchement anti-impérialiste et naturellement opposé au sionisme.
Un projet « révolutionnaire »
Dès janvier 2011, le conseiller officieux du Président fonde une organisation quasi cryptique, les FTL, ou Forces de la Tunisie libre, constituée de « groupes de réflexion et d’action répartis dans toutes les régions du pays », et ayant pour but la « construction et l’élaboration d’un projet, meilleur et révolutionnaire ». Le FTL se proclame déjà opposé à toute organisation partisane et donc aux partis politiques, uniquement préoccupé par l’établissement d’une nouvelle relation de la société avec l’État via une gouvernance participative. Dans un entretien donné à l’Expert publié en juin 2011[1], Mekki enfonce le clou. « La Tunisie nouvelle projetée par l’approche participative se basera sur des instances locales et régionales. Les citoyens et citoyennes auront l’autorité de délibérer, de décider, de contrôler, d’assurer le suivi, et éventuellement de révoquer leurs représentants».
Puis plus loin, « Notre but ultime est d’encourager tous les efforts qui contribuent à la formation d’un nouveau tissu social participatif, un tissu qui dépasserait les anciennes oppositions et les dualités inutiles entre État et société, entre gouvernant et opposants, car l’ancien est en train de finir. Les partis ne peuvent plus réaliser les changements réels du 21e siècle. Nous devons nous harmoniser en tant que forces libres dans notre façon de nous organiser, avec notre manière et de proposer les solutions. Notre organisation est horizontale : place à la raison et à la volonté libre et la recherche scientifique qui sont seuls garants de résultats concrets. Notre travail est associatif, professionnel et créateur d’emplois ». Mao n’est pas loin.
Mais l’on devine déjà l’influence que Ridha Mekki aura plus tard sur le Président Saïed, qui reprendra dans ses allocutions presque mot pour mot, et ce dès la campagne présidentielle de 2019, certaines de ses antiennes : détestation des partis politiques jugés tous « corrompus », mythification idéale du « peuple » — sans jamais prendre le temps nécessaire à sa définition — et seul détenteur du pouvoir légitime, mépris envers des institutions complices de l’oppression, réévaluation de la hiérarchie du pouvoir, déviation du processus révolutionnaire par la faute du système politique post-2011, démocratie représentative obsolète, etc
Conseiller de l’ombre.
La rencontre entre les deux hommes se fera dans des circonstances et à une date inconnues. Mais le maître-assistant Kaïs Saïed, qui n’a jamais milité sous quelque forme que ce soit pendant le régime de l’ancien Président Ben Ali, est vraisemblablement séduit à son tour par le projet de Mekki. Au point d’en faire un conseiller politique « officieux », Mekki n’étant ni un élu ni chargé d’aucune fonction particulière au Palais de Carthage, siège de la Présidence.
Durant la campagne électorale 2019, Ridha Mekki accompagne le candidat Saïed à chaque rencontre et débat organisés souvent dans des quartiers populaires dédaignés par la classe politique « établie ». Sur un autre plan, le rapport de la Cour des comptes précisera que, parmi les vingt-six candidats en lice, la campagne de Kaïs Saïed aura été celle ayant coûté le moins d’argent et que le candidat n’a même pas réclamé la subvention publique à laquelle il pouvait pourtant prétendre… La rigueur morale — par ailleurs souvent teintée de religiosité — de Kaïs Saïed semblant avoir trouvé un écho dans le projet révolutionnaire porté par Mekki.
Du temps au temps
Alors comment expliquer que, plus de cinquante jours après les annonces des mesures exceptionnelles prises par le Président Saïed, rien n’ait pour l’instant abouti au niveau politique? Après tout, le programme est élaboré, du moins en grande partie, depuis de nombreux mois, voire de nombreuses années. Le Président Saïed hésite-t-il à procéder au démantèlement des institutions du pays nécessaire à la mise en œuvre du projet de son conseiller ? Les deux hommes se sont-ils éloignés pour des divergences stratégiques ? Ou, au contraire, mettent-ils la dernière main à un projet politique qui ferait basculer la Tunisie vers l’inconnu ?
En attendant d’hypothétiques réponses, la rentrée parlementaire, devant avoir lieu fin septembre – début octobre, semble elle aussi mise entre parenthèsess. L’enthousiasme initial s’étiole.
[1] https://fr.slideshare.net/SoniaCharbti/ridha-mekki-lexpert