Déposée depuis le 16 février 2020, la plainte du parti d’opposition Kiishin Kassa pour fraude à l’enrôlement sur le fichier électoral biométrique, est restée, à moins de trois mois des élections législatives et présidentielles au Niger sans suite aucune.
« C’est assez triste pour notre démocratie », commente, désabusé, le président du parti, l’ancien ministre Ibrahim Yacouba, dans une interview à Mondafrique.
Après avoir alerté, sans effet, la Commission électorale nationale indépendante (CENI), le parti Kiishin Kassa avait décidé de saisir la justice en déposant une plainte auprès du tribunal de grande instance de Zinder Alors que le processus d’enrôlement sur le fichier biométrique commençait tout juste, des internautes, un peu partout dans le pays, avaient filmé et photographié des scènes de fraude et enregistré de nombreux témoignages.
De nombreuses preuves vidéo, photo et audio
« Nous avions collecté des preuves, des documents audio et vidéo, qui attestaient de toutes les manipulations auxquelles se livrait le parti Etat dans le cadre de cet enrôlement. Nous avons été nous-mêmes témoins de l’achat massif des récépissés des citoyens enrôlés, du transport massif de personnes d’une contrée à une autre, de l’établissement de faux papiers et même de la privatisation des équipes et du matériel de la CENI, puisque dans beaucoup de villages, ils ont déplacé le personnel de la CENI à des domiciles privés pour les faire travailler à des heures et des conditions fixées par eux-mêmes », poursuit l’opposant, décrivant les vidéos versées au dossier où l’on voit des enrôlements nocturnes aux domiciles de militants du parti rose au pouvoir ou des camions chargés de jeunes hommes en partance pour Agadez, au nord du pays.
« Nous avons donc décidé de donner tous les moyens à la justice pour qu’elle puisse sanctionner les contrevenants et dire le droit. Nous avons voulu ainsi assumer nos responsabilités politiques et nos responsabilités citoyennes. Mais cela n’a servi à rien. »
Interrogé sur l’ampleur de ces malversations et fraudes, Ibrahim Yacouba estime, sans pouvoir avancer de chiffre, que certaines ont été commises à grande échelle.
Gonfler les effectifs de certains bureaux de vote
« Ce sont des milliers et des milliers de jeunes qui ont été pris et emmenés à des centaines de kms de leur lieu de résidence, moyennant des gratifications s’échelonnant, selon les témoignages, entre 10 000 et 35 000 francs CFA (15 à 50 euros), à travers des déplacements qui s’apparentent à de la traite, puisque c’était payant et orienté dans le but de fournir de l’électorat à certaines régions. »
De même, Ibrahim Yacouba affirme que l’achat des récépissés a été effectué « massivement dans beaucoup de régions. »
« Ils ont ouvert des cahiers et recensé les numéros des récépissés achetés auprès de citoyens nigériens, moyennant des savons ou de l’argent. Très souvent, à l’issue de l’opération d’enrôlement entre le citoyen et l’agent de la CENI chargé de l’opération, le récépissé a été retenu, ou acheté, en tous cas gardé par le parti Etat. D’ailleurs, certaines de ces irrégularités ont été constatées par la Commission nationale des droits humains.»
Autre pratique rapportée en grand nombre par les agents d’enrôlement, l’enrôlement de jeunes garçons et de jeunes filles mineurs mais émancipés pour cause de mariage, « à partir du témoignage de quelqu’un du parti Etat qui est debout et qui dit : ‘je témoigne qu’ils sont mariés’. »
Enfin, ont été également dénoncés des enrôlements de réfugiés ou refoulés n’étant pas de nationalité nigérienne.
Mettre la main sur des milliers de cartes d’électeurs
« Tous ces faits ont avérés en grand nombre. Le parti Etat a mis énormément de moyens pour exploiter ces opportunités illicites », affirme Ibrahim Yacouba.
Dès qu’elles seront disponibles, les cartes d’électeurs de ces personnes enrôlées frauduleusement seront retirées auprès des chefs de quartier par les artisans de la fraude, qui exerceront alors des pressions sur les électeurs pour les transporter ou acheter leurs voix. Dans d’autres cas, par exemple les jeunes transportés en camion, les objectifs sont le gonflement de l’électorat de certains bureaux de vote et la disponibilité finale des cartes « qu’ils pourront utiliser pour organiser la fraude dans les bureaux de vote qui ne comptent pas de délégué de l’opposition», explique le dirigeant de Kiishin Kassa, lui-même candidat à l’élection présidentielle du 27 décembre.
La vidéo ci-dessus a été filmée à Gouré, lors d’une opération d’enrôlement nocturne et clandestine au domicile d’un particulier.
« Dans des bureaux entièrement acquis au parti au pouvoir, d’autres personnes pourront utiliser ces cartes pour voter puisque le vote se déroulera de manière ordinaire, sans vérification de l’empreinte de la personne détentrice de la carte lors du vote.»
En effet, si la carte d’électeur de 2020 sera « sécurisée », comme l’a affirmé le président de la CENI, le matériel de contrôle de l’identité de l’électeur ne pourra pas, finalement, être déployé sur le terrain, faute de moyens.
Les doublons, dans le cas de l’enregistrement de la même personne avec le même état-civil dans deux lieux différents, ont été supprimés sur le fichier électoral. Il y a plusieurs mois, un membre de la CENI avait parlé de 134 000 doublons.
Mais les personnes ayant pris la précaution de s’enregistrer sous un faux état-civil, par exemple par témoignage ou avec de faux actes, dans l’un des deux bureaux de vote, ne pourront pas être repérées. La plainte déposée au parquet de Zinder mentionne d’ailleurs des personnes inscrites avec des faux documents ainsi que la confection de faux actes de naissance et usage des dits actes.